Quand l’homme est seul avec sa conscience, ils se moquent bien tous deux de la société. Dès qu’un autre homme paraît, c’en est fini de l’égocentrisme. Voici un homme cultivé, intelligent, honnête et bon citoyen. Il est professeur de philosophie. Que croyez-vous qu’il pense de son métier ? Il pense que ce métier est stupide, que ses élèves sont stupides, que le proviseur du lycée est encore plus stupide. Il se moque de la pédagogie, de la culture de son pays, de son pays même. II est libre ; et d’ailleurs il s’avoue tout bas : « En réalité, rien ne m’importe plus que le plaisir suave de lire et de relire Kant. Rien ne m’importe plus que ce magnifique colloque des philosophes qui m’ont précédé. Rien ne m’importe plus que la philosophie. Le reste n’est qu’artifice, matière inerte et gagne-pain. Vivement les vacances ! Les cahiers et les copies au feu et le proviseur au milieu ! Et aussi le ministre de l’Éducation nationale, et l’État. Je suis philosophe parce que ça me plaît. ». Un homme frappe à sa porte et lui parle de son métier. Cet homme fait remarquer : « Vous êtes vraiment très peu payé dans l’enseignement. C’est une honte ! Il faut croire que vous aimez beaucoup votre métier. ». La réponse, on la connaît ; elle ne se fait pas attendre : « Oui, j’avoue que j’aime mon métier. D’ailleurs, il faut bien qu’il y ait des professeurs de philosophie. Sans cela, que deviendrions-nous ? Je suis mal payé, mais tant pis ! Je sais que je suis utile à la culture, à la nation. ». Tandis qu’il parle ainsi, il jubile intérieurement en savourant son égocentrisme ; mieux, si son interlocuteur s’avise, lui, de se moquer du genre humain et de dire : « Quant à moi, je ne le vous cache pas, mon cher, je suis représentant de commerce et ce n’est pas pour des prunes ; c’est pour de l’argent ; j’aime l’argent et le reste m’importe peu », alors voilà notre philosophe fou de rage et de douleur ; le blâme est au bord de ses lèvres ; il a de la peine au plus profond de son cœur et l’on peut l’entendre penser avec tristesse : « Pauvre humanité ! ».
Edgar Poe a longuement développé la notion de ce qu’il entend par perversité : « Dans le cas de je ne sais quoi que je définis perversité, dit-il, non seulement le désir du bien-être n’est pas éveillé, mais encore apparaît un sentiment singulièrement contradictoire. ». Si l’on rapproche cette notion des contradictions qui existent en tout homme entre son égocentrisme fondamental et ses élans altruistes, on peut se demander avec perplexité si nous sommes pervers par égocentrisme ou par sociabilité. Tu le sais bien, lecteur : n’as-tu jamais désiré ardemment un objet sans avoir jamais fait le moindre pas pour l’atteindre car tu pensais alors qu’il ne fallait pas t’écouter ? Où était alors la perversité ? Était-elle dans ton désir ou dans ton refus de le satisfaire ? Tu le sais bien, lecteur : quand tu es seul avec ta conscience, vous vous moquez bien tous deux de la société.