Qu’il est doux de mettre des œillères et de se laisser glisser sur la pente soyeuse de l’espérance, de la foi, du bonheur… Qu’il est doux de croire au progrès, de s’installer corps et âme dans le siècle, de s’y incruster, d’y faire son nid et d’attendre avec confiance l’élévation irréversible ; d’aimer et admirer les hommes qui nous éclairent et de ne jamais penser que leur lumière nous aveugle et nous cache de noirs précipices ; de voir l’histoire de l’humanité comme une courbe ascendante et non comme un rond, un zéro ridicule. Qu’il est doux de se mettre carrément dans le vent et d’avoir le sentiment commun de l’efficacité du temps présent ; d’apprendre les derniers exploits de la science et de crier : bravo ! D’apprendre ce qui est devant et de crier : bravo ! Et de se moquer de ce qui est derrière ; d’aller aussi vite que le siècle et de s’y tenir bien cramponné, bien au chaud et bien compris : douceur ineffable de l’homme qui travaille à un but commun, avec foi, et en jetant toutes ses forces dans la balance.

Qu’il est doux de ne pas garder les yeux fixement ouverts sur le néant ; de ne pas avoir ce regard fixe qui étonne, irrite et fait peur ; de ne pas être traité de grincheux, de radoteur, de retardé, de vieillard décrépit, de faible et de dangereux, de malade ; de voir ses richesses honorées et ses efforts récompensés ; d’être aimé et admiré ; d’être reconnu comme chef parmi les chefs ; de n’être pas considéré comme un trouble-fête ; de ne pas subir le regard froid et doctoral du psychologue et même la pitié du prêtre ; de faire partie du tout et de ne plus être un tout isolé, riche peut-être, non négligeable peut-être, mais trop original, certainement, et isolé.

Qu’il est doux de ne pas être martyr, d’aimer la vie, de vivre et de tuer en soi cet œil monstrueux et terrifiant qui porte loin, très loin, trop loin, plus loin que le regard de l’éminent savant ; c’est parce qu’il sait aussi voir en arrière, cet œil, qu’il voit alors la courbe, le zéro que les races futures mettront à nos cahiers d’écoliers et le zéro magistral, terrible et universel, de l’histoire de l’humanité. Qu’il est doux de fermer cet œil monstrueux qui se fait haïr parce qu’il voit l’invisible, l’invisible vanité d’une ère sans conscience, d’un siècle d’enfants gâtés et de débiles mentaux. Qu’il est doux de fermer cet œil de cyclope impuissant, de ne pas savoir et de tout connaître de ce qui se fait ; d’aimer tout ce qui est moderne ; de dormir en rêvant tout son saoul d’utilité.

Qu’il est doux d’être une bête intelligente et de ne pas être pris pour une bête curieuse par ceux qui ont des œillères et, donc, qui espèrent, qui ont foi, qui sont heureux, qui croient qu’ils s’élèvent et qui nous préparent un gouffre amer où seuls les primitifs, nos frères, sauront peut-être nager.