Parce que notre société pèse aujourd’hui sur les individus au point que nul d’entre eux ne peut prétendre à l’originalité s’il ne reflète pas exactement le visage de la société, nous avons tendance à croire que ce système d’abêtissement a existé sous toutes les époques. Nous voulons cerner l’histoire de l’humanité dans les contours actuels de nos conceptions et de nos mœurs, signe indubitable de bêtise qui nous fait retourner à des milliers d’années, au temps des clans et des tribus primitives. Parce que nous n’avons pas de génies, nous dénions ceux des siècles écoulés. Nous tuons les héros et les saints des âges historiques, habitués que nous sommes à nous poser en héros et en saints. Beethoven ? un produit de son temps, Napoléon ? une image de l’Europe d’antan, Kant ? le porte-parole des élucubrations morales de son milieu. Théorie peu favorable, d’ailleurs, à notre amour-propre : les hommes en vue de notre époque, qui, eux, sont effectivement les reflets fidèles de notre société, brillent principalement par leur vulgarité. Si les Beethoven, les Napoléon et les Kant des temps passés reflétaient fidèlement le visage de leurs temps, alors les masses humaines de ces temps-là devaient être éminemment intelligentes, énergiques et amoureuses du beau.
Erreur profonde : une masse est vulgaire par nature, par composition, par essence ; elle constitue le nombre, notion vulgaire par excellence. Quand la masse est tissée largement, quand elle laisse, de par sa texture, la plus grande liberté de pensée et d’expression aux âmes à la fois puissantes et délicates, alors elle produit des grands hommes qui sont issus d’elle, mais qui ont pu élaguer sa vulgarité et qui ont pu ainsi la sublimer. Quand au contraire une masse est si pesante qu’elle rend impossible toute pensée et toute expression de l’art, qui est, dans n’importe quel domaine, l’élagage de la vulgarité, alors ses héros, ou réputés tels, lui ressemblent effectivement en ce qu’ils sont premièrement vulgaires, deuxièmement vulgaires, troisièmement vulgaires. Ce ne sont plus des héros, ce sont des leaders, des députés serviles, des mandataires esclaves. Il ne peut pas en être autrement puisque le triomphe tyrannique du nombre exclut ce qui fait la nature, la composition, l’essence-même de la distinction, à savoir la qualité, l’autonomie, l’originalité, la personnalité, l’art.
Ce n’est pas parce que nos ersatz de Beethoven, de Napoléon et de Kant nous ressemblent comme des images que la société des véritables Beethoven, Napoléon et Kant avait pour images ces hommes incomparables, car la société n’a jamais cessé d’être bête et vulgaire ; mais elle a quelquefois le mérite de voir naître en son sein des hommes qui, justement, ne lui ressemblent pas. La postérité n’accordera pas à nos peuples actuels ce mérite : leurs grands hommes leur ressemblent tellement qu’il est possible d’en changer très rapidement. L’homme de la rue est tellement apte à être un grand homme en nos temps qu’il ne comprend pas pourquoi, et il a raison, on prétend l’écarter de la grandeur. Nous sommes donc tous grands à force d’être petits et vulgaires et jamais le proverbe populaire n’a trouvé autant de raison d’être, le proverbe populaire qui dit : « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois ».