Il est vrai que l’Europe, prise dans les glaces des cimes, respirant l’air froid et raréfié des « sommets », aura encore longtemps, semble-t-il, le métabolisme d’un hiberné. Rien, ni personne, ne fait présentement circuler dans ce grand corps sans âme le sang chaud du sentiment national. Les peuples qui le composent, à qui les idéologues et les événements ont appris à mépriser l’amour de la patrie quand celle-ci n’a que les dimensions d’un petit hexagone ou d’une botte, demeurent sans drapeau, sans hymne, sans raison d’être. Devant ce spectacle qu’offrent les foules européennes, avançant dans l’histoire comme des hordes sans chef, sans but et sans loi, telles les foules africaines et sud-américaines, le cœur se serre en pensant à cette formidable puissance et à cette immense culture qui sont ainsi proprement gaspillées.
À qui incombe la responsabilité de cet énorme gaspillage ? Assurément ni à une pseudo fatalité historique, ni au corps social. Nul ne peut en tout cas démontrer l’existence et la volonté d’un démiurge qui aurait sans appel condamné l’Europe à la division, à l’esclavage et à la passivité ; nul ne saurait non plus affirmer que le paysan espagnol, ou albanais, que l’ouvrier allemand, ou italien, que l’employé français, ou autrichien, sont d’une trempe et d’une sagesse inférieures à celles de leurs homologues californiens ou ukrainiens. Quant à ceux qui voudraient faire accroire que les facteurs économiques et l’interdépendance nient l’existence d’une Europe unie et puissante, totalement indépendante, même et surtout de ses amis les plus chers, qu’ils regardent donc un peu du côté de la Chine, hier partie de rien, faisant aujourd’hui trembler les maîtres qui se partagent le monde et… l’Europe. En réalité, il faut le dire, ce sont les classes évoluées des nations européennes et les dirigeants de ces classes qui ne désirent pas l’unification et la dignité de l’Europe.
Les « sommets » ne sont pas nuisibles, mais ils sont inutiles. Ce qui manque le plus à l’Europe, ce sont peut-être quelques symboles innocents, mais significatifs, propres à frapper les imaginations et sur lesquels viendrait se greffer un peu de lyrisme. On n’a jamais rassemblé des peuples avec du pragmatisme. Que les dirigeants européens consentent donc à redonner à leurs peuples ce dont ils ont eu longtemps à profusion et dont ils sont aujourd’hui complètement démunis : un peu d’épopée. Alors seulement pourront-ils commencer à prendre au sérieux certaines proclamations officielles, comme, par exemple, celle-ci, qui date depuis presque un demi-siècle : « Je servirai l’avenir de notre civilisation en m’efforçant de contribuer patiemment, obstinément, à la réunion des peuples d’Europe, réunion nécessaire, si on veut qu’ils puissent compter dans le monde de demain. » (Valéry Giscard d’Estaing. Allocution radiotélévisée prononcée le 26 novembre 1974).