Toute religion a un double but : premièrement, tranquilliser l’homme en lui fournissant une réponse à la terrible question de l’au-delà ; deuxièmement, donner à l’homme de bonnes règles de conduite qui lui permettront de vivre sagement ici-bas. À partir de cette double définition du but religieux, on devrait donc pouvoir, sans passion, objectivement, dresser le catalogue hiérarchique des diverses religions connues. On pourrait, au sujet de telle ou telle religion, dresser un bilan de succès et d’échecs. Une étude comparative de tels bilans, qui ferait intervenir, non des jugements de valeur partisans, mais des constatations, des faits, des questions et des réponses logiques, des déductions et des enchaînements quasi scientifiques, ne comporterait en elle-même aucun élément d’intolérance. Elle mettrait simplement un peu d’ordre dans les esprits et dans les cultures. Mieux, elle permettrait à chacun de trouver en chemin la religion qui correspondrait le plus à sa nature, à sa psychologie. L’athée pourrait y acquérir un puissant secours. Le croyant, faisant acte de liberté, pourrait s’affranchir d’une religion imposée pour embrasser une religion profondément ressentie. Certes, on pourrait penser qu’il serait sacrilège d’adopter, face au fait religieux, une telle attitude, désinvolte, de savant penché sur un drosère ; mais, de fait, une telle démythification de la religion ne pourrait qu’être utile aux religions : les désertions qu’elle pourrait entraîner ne seraient que des désertions de mauvais soldats ; les fidélités qu’elle maintiendrait et les adhésions qu’elle provoquerait seraient des fidélités et des adhésions réfléchies, conscientes, volontaires et, partant, efficaces.

Sur le plan de la pénétration des religions dans la vie quotidienne, de l’incidence plus ou moins importante des pratiques religieuses sur les gestes habituels de la vie courante, deux grands groupes de religions semblent diamétralement s’opposer. Les Occidentaux, par exemple les catholiques, paraissent vivre quotidiennement dans une atmosphère presque exclusivement areligieuse ; mais, périodiquement, ils vont au temple ou participent à des rites en plein air, avec le souci apparent de se laver de leurs péchés, et donc de leurs infractions aux règles morales du dogme, tout en prenant une provision suffisante de tranquillité, de réassurance, devant le problème mystérieux de la mort et de l’au-delà. Ce lavage et cette provision effectués, ils retournent ensuite à leurs occupations comme si de rien n’était, comme si le fait religieux n’existait pas. Par contre, les Orientaux, les musulmans par exemple, ne considèrent le temple que comme un lieu particulièrement religieux, sacré et consacré. Pour eux, les prescriptions religieuses ne doivent pas être accomplies de temps en temps, une fois pour toutes, mais quotidiennement et en communion avec le boire et le manger, le plaisir et la douleur, le jour et la nuit, l’arbre et le ruisseau… Cette absence est notable d’un esprit cartésien voulant que l’on range dans une armoire spéciale ce qui porte un nom ou un caractère particulier.

Dans le premier cas, la religion est considérée comme une médecine que l’on absorbe de temps à autre pour épurer le sang et chasser la migraine ; dans le second cas, elle est considérée comme une façon idéale de respirer pour éviter le mauvais sang et la migraine. L’interpénétration de la vie quotidienne et de la religion a pour effet certain de donner à cette dernière une existence concrète ; par contre, la pratique séparée de la vie religieuse entraîne son plus ou moins grave désengagement par rapport à la vie quotidienne. Ainsi, l’absence, ou la quasi-absence, de prescriptions vivantes, journalières, dans les religions occidentales donne des civilisations libérées pour la matière, la science, le progrès, le travail, la production. Au contraire, la présence continue, ou quasi continue, dans les religions orientales, de prescriptions vivantes, journalières, donne des civilisations tournées de préférence vers le spirituel, le mysticisme, le conservatisme, la nonchalance, la contemplation.

Si l’on considère l’autre face de la religion, à savoir l’apport, au bon croyant, d’une certaine sérénité devant le problème de la mort et de l’au-delà, il s’agirait alors plutôt de comparer les religions qui prévoient et définissent un autre monde et celles qui font appel à la métempsycose. Dans les premières, la sanction du bien et du mal est représentée par l’existence d’un enfer et d’un paradis ; dans les secondes, cette sanction est aménagée grâce aux formes de la transformation qui intervient en vertu de la métempsycose : après ma mort, si je me suis bien conduit, je renaîtrai sous la forme de tel animal vénérable, par exemple une vache ; si je me suis mal conduit, mon retour s’effectuera sous la forme d’un représentant de telle espèce reconnue particulièrement antipathique par la représentation collective.

Le caractère réaliste de la métempsycose est remarquable. Celle-ci donne une image de l’ « après-mort » basée sur le réel, à savoir la décomposition des corps et leur recomposition en vertu des cycles de la vie terrestre : les cadavres deviennent poussière, laquelle donne la vie. Les religions chrétiennes, cependant, enseignent elles aussi, en quelque sorte, la métempsycose : l’homme, né de la poussière, redeviendra poussière ; mais cela ne va pas plus loin car l’âme se détache ici du corps et emporte tout : c’est pour l’âme, uniquement pour l’âme, qu’est aménagé le dualisme paradis enfer ; et c’est peut-être par un excès de réalisme que le christianisme devient idéaliste : lorsque le prêtre bouddhiste enseigne à l’Indou qu’il est en quelque sorte éternel, il prend soin de lui faire entrevoir la forme possible de son retour sur terre ; le prêtre chrétien, au contraire, ne prend pas cette précaution de détailler, de prévoir la forme exacte du retour à la vie : l’homme, né de la poussière, redeviendra poussière, laquelle fera de nouveau de la vie, et c’est tout. Que deviendrai-je très exactement ? Je n’en sais rien ; ou plutôt si : un amas indicible de sels minéraux, d’humus… C’est-à-dire rien du tout. Alors, pour tranquilliser à tout prix l’homme, on distingue en lui deux parties : son corps et son âme ; et c’est ici que l’idéalisme commence car aucune base du réel ne peut venir donner sa référence à la nature de cette âme et au destin qui lui est réservé dans l’institution paradis enfer.

Que peut-on déduire de cette comparaison sommaire quant à l’accomplissement des buts de toute religion ? Notamment, peut-on dire que le dualisme paradis enfer apporte à l’homme une plus grande sérénité que la notion de métempsycose ou est-ce le contraire ? C’est ici, probablement, que devraient intervenir des considérations d’ordre purement sociologique : pour répondre à une pareille question, il faudrait en effet nécessairement se référer aux mentalités des sociétés en cause. Telle société, de par sa mentalité, acceptera telle conception religieuse qu’une autre société, toujours de par sa mentalité, ne pourra pas assimiler ; mais, par ailleurs, la mentalité d’une société donnée n’a-t-elle pas été définie, au moins en partie, par la religion qui y a pris racine ? Ne vaudrait-il pas mieux alors, pour approcher davantage le réel, s’interroger sur ce que peut donner, par exemple, le christianisme dans telle ou telle société orientale et sur ce que peut donner le bouddhisme dans telle ou telle société occidentale ? Cette étude équivaudrait alors à analyser le comportement de deux minorités, à analyser, par exemple, le comportement des bouddhistes d’une cité comme Rome et celui des chrétiens d’une ville comme Bénarès.

La religion supérieure aux autres devrait tendre en définitive à rendre inutile l’approche sociologique en étant capable de s’appliquer efficacement au plus grand nombre possible de mentalités différentes ; mais n’est-ce pas là-même le but plus ou moins avoué de toute religion ? En dernière analyse, la réponse appartient, pourrait-on dire, à celui qui se penchera scientifiquement sur les guerres entre missionnaires.