Les syndicats de salariés ont coutume de faire des grèves pour obtenir des augmentations de salaires. C’est légitime ; encore qu’ils aient tendance à oublier que la grève est une arme qui s’émousse à l’usage trop répété et qu’il vaut mieux en faire une sévère tous les dix ans que dix petites dans la même année. C’est légitime encore que bien souvent agaçant, pour ne pas dire abusif. À force de réclamer de l’argent, on finit vite par faire oublier le bien-fondé de la réclamation pour en laisser apparaître le caractère quelque peu répugnant de pleurnicherie et de veule mendicité. Il y a plus grave : c’est la constatation que cette arme efficace, la grève, n’est jamais, ou presque, utilisée aux fins de faire respecter ceux qui la brandissent, qu’elle est davantage une épée au service de holdups périodiques qu’une épée au service de la noblesse du salarié ; autant imaginer les aristocrates de l’Ancien Régime ferrailler contre les agents financiers du roi ou des bourgeois et dédaigner de châtier par leur fer les injurieux et les méprisants. Or, ce qui constitue avant tout, et par-dessus tout, la misère et l’iniquité endurées par le salarié, c’est ce monde de brimades et d’irrespect, de mépris et d’inhumanité qu’exerce trop souvent sur lui l’orgueilleux patron bien à l’abri, il est vrai, derrière le mur de son capital. C’est là que la lutte ouvrière devrait essentiellement se porter, c’est sur ce terrain que les coups les plus durs devraient être assénés : faire respecter la dignité du travailleur, faire oublier le goût de le faire passer pour un chien, de le traiter en esclave.
Par exemple, il conviendrait d’obtenir, par des grèves ou tout autre moyen, la suppression des horloges pointeuses et des gardiens espions qui guettent et enregistrent scrupuleusement le moindre retard dans l’arrivée quotidienne des employés à leur travail. Il existe encore de nos jours des entreprises qui calculent et additionnent les moindres minutes de retard de leurs employés et qui retranchent des salaires versés l’équivalent monétaire de ces totaux. Si les salariés « pointent » le matin en arrivant à l’usine ou au bureau, la direction se soucie généralement fort peu de savoir si ces gens partent quelques minutes après l’heure convenue. Autrement dit, le système consiste à traiter en grandes personnes les hommes et les femmes quand ils quittent le soir leur travail et en gosses, ou conscrits, ou potentiellement fourbes, ou chiens désobéissants quand ils s’y rendent. Faire cesser ces pratiques odieuses dont le caractère de brimade méprisante n’est pas à démontrer, voilà une tâche digne des salariés et de leurs groupements. Elle n’est, hélas, pas la seule.
Que penser, par exemple, des chantages exercés par les sociétés commerciales et industrielles sur leurs salariés ? Ces chantages son nombreux ; en voici un exemple : c’est l’histoire de ce jeune homme à qui la direction a prêté obligeamment une petite somme pour l’achat d’un médiocre logis et qui a cessé d’être augmenté ; le jeune homme finit par s’inquiéter et demande une petite revalorisation de son salaire ; on lui répond qu’il est bien culotté, que dans la situation où il se trouve, celle d’un débiteur, il est plutôt mal venu de montrer des exigences ; et pourtant, il paie des intérêts. Un autre exemple : c’est l’histoire de cette femme dont l’époux a quitté la firme où ils travaillaient tous deux ; on lui fait chèrement payer la défection de son mari. Encore un exemple : c’est l’histoire d’une jeune fille qui ne donne pas satisfaction puisqu’elle refuse d’effectuer des heures supplémentaires ; on se hâte de lui signifier qu’il n’y a qu’un coup de téléphone à donner à l’école de formation professionnelle privée dont elle est diplômée pour qu’une petite croix rouge soit mise sur son dossier ; or, ladite école possède un quasi-monopole de fait. Ces histoires sont vraies et se répètent chaque jour à des milliers d’exemplaires. On fait également chanter les gens avec la notion du devoir, de l’honneur, de l’honnêteté ; on dit à un employé qui quitte durant une période d’essai : naturellement, vous avez légalement le droit de nous quitter dès aujourd’hui, mais ne serait-il pas louable et propre de votre part de ne le faire qu’après avoir terminé cette tâche presque achevée ?
Que penser de ces pratiques apparemment anodines qui font qu’un candidat au salariat ne voit jamais arriver de réponse à la plupart des lettres qu’il envoie sur le vu d’une petite annonce ? Doit-on se dispenser d’être poli avec un salarié ? Il faudrait voir que ledit salarié, enfin casé quelque part, se mette dans la tête cette idée qu’il n’a pas à saluer son directeur lorsqu’il se trouve nez à nez avec lui. Ce sont de petits détails, bien sûr ; de petits détails anodins et ridicules ; mais ce sont aussi autant de piqûres d’épingle qu’un homme normalement constitué du côté de la dignité ne peut pas subir sans s’abîmer. Ces petites piqûres sont bien plus graves qu’une énorme différence de salaire. Il y aura toujours de la servitude. C’est déplorable mais c’est ainsi. Confucius a déclaré un jour : « L’ombre de la servitude est plus terrible que la servitude elle-même. » En attendant les jours bienheureux, mais utopiques, où la servitude sera définitivement bannie des sociétés humaines, il est une tâche politique qui ne saurait être négligée et perdue de vue, c’est celle de faire disparaître l’ombre de la servitude. Il y aura toujours des inégalités de fortune ; mais il est possible, si on le veut vraiment, de briser la plupart des souffrances que causent ces inégalités et qui proviennent avant tout de l’irrespect des forts et des argentés, de la puissance. Qu’on force la puissance à respecter l’individu et elle cessera de paraître avant tout puissance. Ce n’est pas avec de l’argent que les pauvres peuvent combler le fossé qui les sépare des riches. C’est avec l’obtention de l’égalité dans la dignité que ce fossé disparaîtra.