L’impuissance de l’Europe devant les événements du Proche-Orient, sa passivité lors de chaque crise du pétrole et ses divers sommets ratés ne cessent légitimement de raviver les controverses sur les institutions du Marché unique européen. Dans ce débat relatif à la politique de l’Union européenne, nombreux sont les commentateurs qui, partant du principe de l’égalité absolue entre les États membres et constatant la paralysie de vingt-huit chefs d’État ou de gouvernement qui ne peuvent se mettre d’accord que sur des lieux communs, concluent généralement que seul un organe parlementaire souverain pourrait dégager le chariot de l’Europe politique de la boue triste et collante où il s’enlise désespérément en un temps où le reste du monde est si remuant.
Le raisonnement est à priori séduisant : devant les hostilités entre les Palestiniens et les Israéliens, devant le drame syrien, devant l’énorme vague des migrants, devant la crise du pétrole dont le résultat le plus clair est de permettre à l’économie américaine de reprendre un second souffle, les institutions technocratiques du Marché commun tournent à vide et la seule institution politique vraiment valable, la concertation épisodique des pouvoirs exécutifs, a montré son inefficacité. Seul le Parlement européen, élu démocratiquement, pourrait avoir quelque chance de créer les conditions d’une Europe politiquement viable. Que les dieux qui président à la naissance des nations entendent ces prophètes ! À ras de terre, on voit mal comment quelques centaines d’hommes et de femmes réussiraient à obtenir rapidement leur unanimité dans l’action alors que vingt-huit responsables, au coin du feu, ne parviennent pas à accorder leurs violons. On ne voit même pas comment cette nombreuse députation puisse prétendre à un rôle majeur sans l’existence d’un authentique sentiment national européen et sans la vocation et la volonté, à l’intérieur de chaque nation sœur, d’hommes politiques décidés à se faire élire dans leurs assemblées nationales respectives sur des programmes électoraux au moins largement inspirés de thèmes valables pour l’ensemble européen.
Nul doute qu’un beau dimanche sera celui où tous les peuples européens confondus, si les dieux invoqués plus haut leurs prêtent vie, éliront une assemblée nationale et un sénat qui, réunis en congrès, éliront à leur tour un président de la République européenne ; nul doute qu’une puissante Administration européenne lèvera un jour les impôts et mettra en application les lois d’une vaste puissance organisée évidemment dans la démocratie. En attendant, si l’on veut tenter de vivre, et de le faire en commun, sans doute est-il nécessaire de s’accommoder des bonnes vieilles recettes d’antan, et, si l’on veut méditer sur la politique intérieure de l’Europe, convient-il surtout de ne pas se payer de mots : dans les limbes où se situe l’Europe, la politique intérieure de l’Europe ce n’est pas encore la politique intérieure de l’Europe, c’est plutôt la politique extérieure intra muros de l’Europe ; et là, il n’est pas encore question de démocratie, il n’est pas question de réunions solennelles de quelque corps constitué que ce soit ; il ne peut être question que d’axes, de collusions et de réalités d’un autre âge. C’est le Piémont qui a fait l’Italie, c’est la Prusse qui a fait l’Allemagne, c’est la Russie qui a fait l’empire russe, c’est l’Île-de-France qui a fait la France. Si l’Europe doit un jour se faire, c’est l’Île-d’Europe qui fera l’Europe.
L’Île-d’Europe ? C’est tout simplement la France et l’Allemagne. Peuvent-elles s’entendre ? S’entendront-elles ? Là est la question. La chair de l’Europe, ce sont les peuples qui la composent et il faudra le plus tôt possible donner à ces peuples des garanties et des libertés publiques dans leur vie de tous les jours ; un Irlandais vaut bien un Sicilien et un Belge vaut bien un Néerlandais. L’ossature de l’Europe, ce ne peut être que ces deux authentiques puissances européennes que constituent la France et l’Allemagne. Elles ont tenté, jadis, de faire chacune l’Europe pour leur propre compte. Elles ont échoué, à plusieurs reprises, chacune de leur côté. Ensemble, elles doivent réussir et pour le compte de tous les Européens. Disons-nous où en sont la France et l’Allemagne et nous saurons où en est l’Europe.
Cela n’est pas trop brillant depuis l’heureux temps du duo De Gaulle-Adenauer ; et voilà l’explication de la paralysie actuelle de l’Europe devant les bouleversements du monde qui s’annoncent. Les points de vue français et allemands, nécessairement divergents sur de nombreux problèmes, seraient-ils inconciliables ? Toujours est-il qu’assez paradoxalement, la France et l’Allemagne semblent s’être éloignées l’une de l’autre, depuis quelques années, alors que, pendant le même temps, leurs positions respectives paraissaient devoir objectivement se rapprocher. De Gaulle et Adenauer étaient parvenus à s’entendre tandis que tout voulait qu’ils se séparassent. Aujourd’hui, les dirigeants français et allemands ont peut-être du mal à communiquer tandis que la France a tempéré sa passion d’indépendance et que l’Allemagne a perdu une bonne partie de sa fidélité inconditionnelle aux Etats-Unis d’Amérique. La France a diminué son ouverture à l’Est quand l’Allemagne entreprenait de déverrouiller sa porte orientale. Pourtant, rien ne semble plus aller comme autrefois ; le courant ne passe plus aussi aisément. Dans les domaines les plus variés, les deux nations prennent des attitudes de rivales jalouses de leur suprématie politique ou économique. Curieusement, elles semblent prêtes à s’en remettre au collège des plus petits pour résoudre leurs différends : Rome, Bruxelles, La Haye, Copenhague et Dublin décideraient, en fonction de leurs propres intérêts et de leurs réactions affectives, pour Paris et Berlin du choix à opérer entre les thèses rivales de la France et de l’Allemagne dans les domaines les plus hétéroclites. C’est un peu le triomphe de la démocratie. Malheureusement, comme la démocratie est davantage une organisation raffinée qu’une ossature de béton, la maison Europe se dresse ainsi fragilement et lentement alors qu’une irrésistible impulsion donnée par le tandem franco-allemand permettrait de bâtir très vite et très solidement, les autres pays étant bien forcés, tout en maugréant, de suivre et de s’intégrer.
Dans beaucoup trop de domaines, les divergences franco-allemandes s’étalent au grand jour. Pourquoi la France et l’Allemagne ne s’expliqueraient-elles pas une fois pour toutes au lieu de louvoyer en tentant de persuader les vingt-six autres États du bien-fondé de leurs positions respectives ? Cependant, on demande un peu partout davantage de démocratie. Erreur insondable : nul doute que des réunions secrètes des deux grands Européens seraient autrement plus efficaces.
Si demain l’Europe devait se pencher sur le problème de savoir s’il convient de peindre en blanc ou en noir les bâtiments communautaires, il est certain qu’on ne peindrait rien du tout, en supposant même que vingt-six d’entre nous opteraient unanimement pour le blanc ou pour le noir, si la France ou l’Allemagne se découvrait allergique à la couleur choisie. Par contre, si la France et l’Allemagne finissaient par s’entendre pour choisir finalement le gris, nul doute alors qu’Espagnols et Italiens seraient les premiers à pied d’œuvre pour peindre dans la couleur du seul compromis valable pour l’avenir européen, le compromis franco-allemand.