Quand nous aurons su et pu nous persuader que la vie est stupide et que les hommes sont méchants, alors nous vivrons heureux : aucune événement mauvais ne nous surprendra cruellement et tout bon événement nous apparaîtra comme une félicité du ciel ; tout homme mauvais nous semblera normal et le bonhomme un saint. Prendre la vie du bon côté, c’est n’en considérer que le vilain.

On prétend que les gens les plus optimistes sont les gens les plus réjouis. C’est faux. Certes, entre deux événements, entre deux rencontres, ils paraissent dans la plus complète félicité et semblent heureux de vivre ; mais, dès qu’ils rencontrent une difficulté, ils l’évaluent. C’est instinctif. Or, évaluer, c’est s’inquiéter. Trouvent-ils l’obstacle surmontable ? Ils s’emploient à le surmonter et leur joie d’animal au repos se double d’une joie d’animal victorieux. Le trouvent-ils insurmontable ? Ils le fuient. Fuir, ce n’est pas jouir. Enfin, le trouvent-ils surmontable et présument-ils trop de leurs forces ? Ils courent au-devant d’une défaite. Perdre, c’est souffrir. Peut-on parler de gens heureux lorsque l’on parle de gens qui passent leur temps à évaluer, fuir ou perdre ? Heureux est le pessimiste : il n’évalue jamais car il sait à l’avance qu’il va perdre. Il ne fuit jamais car, n’ayant pas évalué, il ne s’est pas inquiété, il est resté là où il était. Enfin, il ne perd jamais car perdre c’est se voir ôter ce que l’on croyait posséder. Parfois, sans évaluer, sans fuir et sans combattre, il gagne, par hasard, par miracle. Il faut voir la joie d’un pessimiste devant un miracle pour savoir ce que c’est que la joie. Il faut voir la souffrance d’un optimiste vaincu pour savoir ce que c’est que la souffrance.

Si tous les hommes étaient pessimistes, le monde serait probablement heureux. C’est parce que, sur dix hommes, il y a dix optimistes qu’il y a dix espérances ; et qui dit espérance dit finalement violence et méchanceté. Quand nous aurons su et pu nous persuader que la vie est ignoble, alors nous serons bons. Parce que nous prenons la vie pour une partie de plaisir, nous sommes mauvais.

Le pessimisme sous-entend un certain fatalisme : depuis que le monde est monde, le monde est mauvais ; on ne peut rien y changer et on n’y changera rien. Le mauvais, c’est l’accoutumé. Le bon, quand il arrive, c’est l’inaccoutumé, le miraculeux : réjouissons-nous au passage mais gardons-nous de nous faire des illusions et ne touchons rien à rien, restons tranquilles, cela vaut mieux. Ce fatalisme permettrait au monde de tourner régulièrement, sans à-coups ; et, si l’on mettait des pessimistes à la tête des affaires du monde, si l’on mettait des fatalistes aux postes de commandement, on s’apercevrait peut-être que les miracles ne sont pas si rares, que le monde mauvais comporte une petite plage de bonté, de calme et de douceur ; mais il faut croire à la fatalité car ce sont toujours des optimistes qui sont à la tête des affaires du monde, aux postes de commandement.

Or, l’optimisme sous-entend une idée de progrès : certes, disent les optimistes qui nous gouvernent, bien que le monde soit bon, il y a des cas aberrants ; mais il ne faut pas désespérer, il faut au contraire s’armer de courage et faire en sorte que ces exceptions disparaissent, que le monde progresse ; et alors, tout est consommé : on bouleverse les institutions, on change la religion, on fait faire des bonds à la science, on raccommode ce qui semble usé ; on tue, on pille, on vole et on viole, on met le monde à feu et à sang. On fait des révolutions, parce qu’on est persuadé que le monde n’est pas si mauvais et surtout qu’il est perfectible, et qu’en faisant table rase on arrivera à un résultat encore meilleur.

Le monde ressemble donc à un perpétuel chantier où résonnent des coups de marteau et d’outils de toutes sortes : idéologies, théories, armes de guerre et de persuasion… Le monde n’a donc jamais la paix. La nature nous avait déjà gratifiés d’un monde mauvais ; l’homme, comme si cela ne lui suffisait pas, y a ajouté la notion de perfectibilité, c’est-à-dire le grand branle-bas de combat terrestre. On aurait pu, à la rigueur, se contenter d’un monde méchant, imparfait. Les pessimistes, eux, s’en contentent bien. On aurait pu se contenter d’un monde médiocre et peut-être, qui sait, ce monde médiocre se serait-il doucement arrangé de lui-même. Mais non ! Cela ne pouvait pas convenir à Messieurs les optimistes. Non ! Cela ne pouvait pas satisfaire Messieurs les idéalistes (c’est ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes, s’imaginant sans doute qu’ils sont spiritualistes). Le résultat, c’est que non seulement le monde ne s’est pas amélioré (cela, ce n’est pas grave, on pouvait bien le prévoir), mais il n’a jamais eu, pendant tout ce temps d’essais infructueux, qui dure encore, et il n’aura probablement jamais la paix. Oui ! Messieurs ! La paix ! C’est tout ce que l’on vous demande. Rentrez donc vos cornues, vos instruments barbares, rangez vos théories qui ne servent, depuis des siècles, qu’à semer la mort violente et la désolation. De grâce… Inventez-vous la PAIX !