Il est dit partout, aujourd’hui, que l’histoire s’accélère. Que recouvre cette expression qui coure aisément sous la plume des romanciers, des auteurs dramatiques, des philosophes, des historiens eux-mêmes ?

 

On a observé, dans l’histoire récente, une certaine profusion de grands événements, une succession d’évolutions rapides dans des domaines très divers, et, en comparant cette série historique à celles qui ont précédé, on déduit peut-être un peu confusément que nous vivons une époque originale où le temps est de plus en plus compressé. La vie quotidienne tend au premier chef à donner cette impression : l’homme du vingt et unième siècle, qui se transporte rapidement, au physique comme au mental, dans l’espace contemporain, qui peut, grâce aux moyens actuels de communication de la pensée, se rendre compte que les révolutions succèdent chaque jour aux révolutions, semble être à priori légitimement fondé à croire qu’effectivement l’histoire s’accélère, surtout s’il compare cette histoire vécue dans l’agitation aux lents cheminements de l’antiquité ou du moyen âge. Le politique, lorsqu’il songe aux « Quarante rois qui en mille ans firent la France » et, ensuite, aux dix-huit constitutions que la France s’est donné en l’espace de quelques demi-siècles, ne peut s’empêcher malgré lui de conclure que la machine politique est pour le moins atteinte d’un mystérieux emballement qu’aucun parti conservateur n’a encore pu freiner. Que dire alors de cette étonnante révolution des techniques qui, en moins d’un siècle, a fait de l’homme, autrefois lent bipède, un oiseau prodigieusement rapide ? Et de cette révolution artistique perpétuelle qui fait de chaque nouveau tableau de peinture, de chaque nouvelle symphonie, de chaque dernier poème, une nouvelle école ? La danse de Saint-Guy semble s’être emparée des peuples, les faisant se déplacer plus vite, manger plus vite, penser plus vite, se transformer plus vite, user, ô combien plus vite, régimes politiques, modes vestimentaires, conceptions artistiques, croyances, modes de vie et structures sociales, pôles d’attraction, techniques et moyens de production, recettes culinaires, monnaies et médailles, hommes célèbres, doctrines et philosophies, besoins et aspirations… Oui, apparemment, l’histoire s’accélère. Pourtant, est-ce vraiment bien plus qu’une apparence, qu’un bouillonnement de surface ?

Chaque époque a tendance à considérer sa devancière comme atteinte de paralysie. Ce sentiment provient notamment de l’écrémage des événements, de leur sélection et de leur refroidissement par le filtre historique. Ainsi, notre époque s’estime rapide quand elle compare ses propres mouvements désordonnés aux lents cheminements des époques révolues et figées par l’histoire ; mais elle oublie qu’elle sera elle-même résumée en deux lignes dans les manuels qui paraîtront dans quelques siècles ; et cela, parce que ces manuels ne retiendront de notre vie présente que les phénomènes les plus saillants, les plus importants pour la compréhension des âges postérieurs ; parce que ces manuels ramèneront tout à l’entendement de l’époque où ils seront lus. C’est une explication bien simple, c’est même le pire lieu commun, mais c’est pourtant un éclairage trop souvent méconnu, oublié, et cet oubli explique en tout cas, en tout lieu et en tout temps, une bonne partie de la morgue de l’homme vivant devant les témoignages de la vie de ses anciens.

Nous vivons sans doute une époque particulièrement agitée. Certes, les années récentes et celles à venir demeureront-elles comme une période de transition entre deux modes de civilisation, entre l’âge terrestre et l’âge interstellaire ; mais est-ce la première fois que cela arrive à l’humanité ? Croit-on que celle-ci soit passée de l’antiquité au monde chrétien, puis du monde chrétien au monde capitaliste, et du monde capitaliste au monde socialiste, sans heurts, sans révolutions, sans retours en arrière, sans grands bonds en avant, sans erreurs et sans malentendus ? Les citoyens de Rome ont bien pu, eux aussi, jadis, parler d’accélération de l’histoire quand, en quelques décennies, les barbares les plus divers, les chrétiens, les esclaves leur sont tombés dessus. Ils ont pu croire, eux aussi, que l’histoire ne s’arrêterait pas d’aller de plus en plus vite. Qu’ont bien pu penser les Lusitaniens quand Christophe Colomb fut revenu de son périple ? N’y a-t-il pas eu alors, là aussi, cascade de découvertes et d’innovations sensationnelles ? N’y a-t-il pas eu série rapide d’événements capitaux ? Et encore cette série a-t-elle été considérablement écrémée par les historiens : le bon bourgeois des années 1500 devait certainement perdre son latin dans la profusion des événements.

Par ailleurs, il est aisé et tentateur de confondre vitesse de propagation des idées et vitesse de renouvellement des idées. Dans un monde où tout peut se savoir en quelques minutes, il n’est pas étonnant de voir un événement né sur un point du globe se répercuter rapidement sur d’autres points du globe. Ainsi le phénomène de décolonisation nous paraît-il souvent être un exemple de l’accélération de l’histoire parce que les mouvements nationalistes des peuples colonisés se sont produits, nombreux, à quelques années d’intervalle, alors que le phénomène d’éclatement et d’étatisation de l’Europe a mis des siècles pour se parachever ; mais faut-il voir dans cette comparaison une notable différence de rythme historique ? Ne faudrait-il pas plutôt y voir une simple application de la perfection moderne des moyens de communication ? Et peut-on dire que, si les idées circulent plus vite, elles se renouvellent davantage ? On peut en douter : si l’on découpe l’histoire en grandes tranches correspondant à la succession des idéologies, on s’aperçoit aisément que les tranches récentes sont loin d’être de plus en plus réduites dans le temps. Ce que l’on peut affirmer seulement, c’est ceci : autrefois, une idéologie née en A ne parvenait en Z qu’au bout de tant de siècles ; aujourd’hui, une idéologie née en A mettra quelques années pour parvenir en Z ; mais, dans l’un et l’autre cas, le temps mis par l’idéologie pour aller de A en Z n’influe en rien sur sa durée totale à la surface du globe. Ce n’est pas parce que certains individus possèdent chez eux le téléphone et Internet qu’ils réfléchissent plus vite et qu’ils changent plus souvent d’idées. On pourra objecter cependant que les moyens de communication actuels permettent l’accélération de l’histoire en faisant faire des économies d’idées qui se seraient révélées fausses et qui, sans cette rapidité des communications, n’auraient pu être définitivement rejetées qu’après de lentes expériences autonomes. Celui qui possèderait le téléphone et Internet aurait cet avantage de pouvoir rejeter, grâce à un simple coup de fil à un lointain voisin, une idée déjà expérimentée par ce dernier et qui se serait révélée à l’usage inapplicable. Le jeune État né de la décolonisation aurait, sur l’État balbutiant du haut moyen âge cet avantage d’être au courant de tout ce qui s’est passé et se passe chez les États adultes. Cette objection ne tient pas compte du désir des hommes et des sociétés d’assumer leurs propres expériences, manifestation de leur liberté, de leur indépendance et de leur personnalité. L’enfant ne veut en faire qu’à sa tête et l’on peut valablement avancer que les jeunes nations d’aujourd’hui voudront parvenir d’elles-mêmes à leur maturité et non pas imiter leurs aînées ou s’inspirer de leurs échecs ; les économies d’expériences autonomes et d’idées personnelles sont difficiles à réaliser. D’ailleurs, la jeunesse se moque des économies et c’est très bien ainsi.

En réalité, s’il n’est pas certain qu’il y ait, à proprement parler, en longue période, d’accélération de l’histoire, il reste que notre époque en donne sensiblement l’apparence et, pour cette raison, que nous sommes à un âge de transition fait de petites mutations brusques, grandies à nos yeux parce que nous les subissons dans notre existence même, dans un monde vivant et non encore chloroformé par le temps historique. Ces petites mutations doivent nous faire passer d’une structure à une autre et nous avons, nous, hommes des XXème et XXIème siècles, le privilège d’être les artisans, ou les marionnettes, de ce passage. Pour nous, indubitablement, l’histoire est en accélération, comme elle devait l’être pour ceux qui ont assisté, il y a des dizaines de siècles, au passage de la cité païenne à l’État chrétien ; mais, dans son ensemble, mais en elle-même, l’histoire déroule, imperturbable, son évolution souveraine que rien ni personne ne viendra jamais troubler, pas même, à la limite, et peut-être dans un proche avenir, la quasi-disparition de l’espèce humaine.