Avant-première
J’ai bien connu Anatole avant qu’il ne devienne célèbre pour cette simple raison que nous avons fait l’intégralité de nos études primaires et secondaires dans le même lycée. À quelques mois près, nous sommes du même âge et, au gré des options et des horaires scolaires, nous nous sommes souvent retrouvés côte à côte en classe, aux cours de langue italienne notamment. Si je donne ces détails, c’est pour étayer ce que j’avance quand je prétends avoir fréquenté Anatole « avant ». Lorsqu’un individu accède subitement à la célébrité, il peut en effet multiplier par cent, voire par mille ou dix mille, le nombre de ceux qui l’auraient approché en un temps où il était pourtant invisible comme tout un chacun. C’est fou la multitude d’amis qu’il peut alors se découvrir, même quand il a été longtemps incolore et inodore, qu’il frôlait les murs et qu’il marchait sur la pointe des pieds.
Dans me fidèles souvenirs, Anatole était justement de la race de ceux qui ne font pas de bruit. Il parlait plutôt rarement et toujours à voix faible, à peine audible. Il ne parlait jamais bien longtemps. Aussi ceux qui le connaissaient buvaient-ils alors ses paroles. En tout cas, dans les discussions animées auxquelles il se trouvait mêlé, ses interventions avaient pour premier effet de ramener le calme durant quelques secondes. On l’appréciait et on le redoutait à la fois, d’ailleurs, quand il parlait, car il avait un don : celui d’être simple et sincère. Croyez-moi, c’est un don. En tant que reporter, j’ai fait parler sans doute des milliers et des milliers de gens dans ma carrière et j’ai jusque là rarement rencontré des êtres capables de s’exprimer à la fois simplement et sincèrement, que ce soit pour refuser ou redemander du fromage ou pour argumenter sur les mérites de la métaphysique.
Aussi bien lorsque j’appris que mon ancien condisciple, émergeant subitement de l’anonymat comme un train d’un tunnel, venait de se voir décerner le prix littéraire le plus prestigieux, et le plus performant du côté des recettes, j’eus non moins soudainement l’irrésistible envie de l’interviewer. J’allai trouver mon rédacteur en chef qui m’opposa la difficulté du problème que je lui posais. De l’extérieur, un canard semble être, pour ses lecteurs, une formidable marmite où bout incessamment, à gros bouillons, l’actualité et où forcément, croit-on, chacun des journalistes fuse tous azimuts, prêt continument à n’importe quelle éventualité d’article, de déplacement, de reportage : en somme, un perpétuel ballet de James Bond de l’information polyvalente. Grossière erreur ! En fait, s’il fallait donner d’un journal une image, il faudrait plutôt choisir celle d’un gâteau où les parts, pour être toujours remises en question, n’en seraient pas moins soigneusement délimitées et réparties entre les gourmands : pas question de faire indifféremment un scoop sur la mort tragique d’une actrice ou un papier sur le dernier festival de Cannes. Ces frontières présentent d’ailleurs pas mal d’inconvénients. Ainsi, lorsqu’en 1972, eut lieu le sensationnel rapprochement entre la Chine de Mao et l’Amérique de Nixon, qui débuta, comme chacun sait, par un historique tournoi de ping-pong, on se demanda longtemps, trop longtemps, à mon canard, s’il fallait faire couvrir l’événement par le spécialiste des affaires politiques asiatiques ou par un chroniqueur sportif. Le résultat de ces tergiversations fut que nous rendîmes compte des retrouvailles sino-américaines dans notre rubrique sportive au lieu d’en faire le plat substantiel de notre une, ce dont notre rédacteur en chef ne se releva jamais complètement.
À force d’insistance et de persuasion, je finis par convaincre et, bien que responsable de la rubrique judiciaire, j’obtins ce qui me tenait tant à cœur : être chargé d’aller interviewer Anatole. En me rendant au trois pièces qu’il occupait alors, et qu’il occupe toujours, avec sa femme et sa fille, dans le vingtième arrondissement de Paris, je sentais ma satisfaction et ma curiosité joyeuse tempérées par deux craintes plutôt contradictoires.
D’un côté, j’avais peur de ne pas retrouver mon Anatole caustique, critique et frondeur de l’adolescence. Je craignais aussi d’être déçu en commerçant, non pas avec le philosophe dérangeant de mes jeunes années, mais avec un homme rangé que l’âge, la vie et l’expérience aurait définitivement accoutumé aux lieux communs, aux vérités trop solides, en somme à ce qu’on appelle abusivement la sagesse. Par ailleurs, et contradictoirement, j’avais la frousse en me disant que cet esprit caustique, ce jugement critique et ce tempérament frondeur s’étaient peut-être développés et amplifiés avec le temps et ses épreuves à un point tel qu’il me serait impossible de publier fidèlement mon interview dans les colonnes de mon canard sans encourir la foudre de qui vous savez. Il me revenait ainsi en mémoire, brusquement, après plus d’un quart de siècle, certaines remarques de l’Anatole de mon enfance sur des sujets que notre presse, apparemment fort libre, évite soigneusement d’aborder sans les passer préalablement dans un bain de javel.
Mes transes, dans un sens comme dans l’autre, ne pouvaient malheureusement trouver ni confirmation, ni apaisement, dans le livre qui avait valu à mon ancien condisciple son prix littéraire et qui me donnait à moi-même l’occasion de renouer avec mon adolescence. C’était tout bonnement (Dois-je le rappeler ?) un récit de naufrage, authentique, circonstancié, les impressions et les aventures d’Anatole lui-même qui avait réchappé à la mort miraculeusement après que son cotre se fut brisé sur les récifs qui défendent les îles Scilly, livre magnifique, au demeurant, par son écriture, et qui, pour une fois, justifiait l’existence de nos fameux prix littéraires d’automne.
Telles furent donc les circonstances et tels furent mes états d’âme qui présidèrent à ma première interview d’Anatole. Cette interview, comme celle qui a suivi et que l’on trouvera également dans ce livre, je l’ai retranscrite ici fidèlement en me servant, non pas du texte publié à l’époque dans le journal pour lequel elle avait été menée, mais du matériau d’origine, à savoir mes propres notes.
J’ai fait suivre ces deux interviews de la retranscription de notes prises au cours d’une émission télévisée de la série « Les dossiers de l’écran » à laquelle Anatole a récemment participé, ce qui me vaudra probablement un procès intenté par les autres participants à ladite émission et certainement un procès conjoint de la chaîne. Je m’en moque par avance autant que je regrette le titre choisi pour ce livre par l’éditeur : « Mes interviews d’Anatole ». Si l’adjectif possessif « mes » ne pose aucun problème pour les deux premières parties de mon livre, puisque j’ai mené moi-même ces deux interviews comme un grand, pour mon canard, certes, mais avec ma salive, il est évidemment mensonger au regard de la troisième partie. Cette dernière relate un débat que je me suis contenté de suivre, comme tout un chacun, devant l’écran de mon téléviseur. Débat lamentable, au demeurant, dans lequel Anatole se sentit manifestement gêné aux entournures et que je regrette finalement d’avoir laissé imprimer. Le lecteur jugera.
Ce que je souhaite en tout cas, c’est qu’on éprouve ici de la satisfaction à découvrir l’esprit original de mon ami qui a certes déjà derrière lui, à présent, une carrière d’écrivain notable, mais qui pour moi demeurera avant tout un philosophe méconnu. Puisse ce petit livre réparer cette injustice.
Première interview
Moi.- Vous venez de publier votre premier livre dont le succès auprès d’un nombreux public n’est déjà plus à démontrer. Vous voici désormais, comme l’on dit, lancé. Quel effet cela vous fait-il ?
Anatole.- J’ai le sentiment d’avoir eu dix-huit sur vingt en composition française.
Moi.- Et vous êtes heureux ?
Anatole.- Peut-on ne pas l’être quand on monte de classe ? Je voyageais en seconde ; maintenant on m’attend en première. Ce qui altère un peu ma satisfaction, c’est un doute diffus sur ma capacité de me maintenir dans cette position. Les examinateurs vont être plus sévères, plus exigeants, et le programme ne me plaît qu’à moitié : je ne raffole pas, c’est le moins que je puisse dire, des cocktails, des séances de dédicace, de toute manifestation publique. Cette interview, déjà, est une épreuve dans laquelle je me sens peu à l’aise.
Moi.- C’est la rançon de la gloire. Il faut la payer. Vous verrez : vous finirez par y prendre goût et vous en redemanderez. Puisqu’il faut bien commencer, faisons-le avec cette première question : que pensez-vous de la libération de la femme ?
Anatole.- Je suis toujours étonné, en un premier temps, lorsque l’on me signale que la femme est emprisonnée. Comme elle se plaint généralement d’avoir à suivre son mari, cela implique que ce dernier végète également en prison. Alors ! Pourquoi veut-on libérer la femme seule ? La libération de l’homme et de la femme, ou la libération du couple, me semble une meilleure formule.
Moi.- Vous ne pouvez nier cependant que la condition féminine, qui n’a pratiquement pas évolué depuis l’origine de l’humanité, a peut-être besoin d’être révisée en fonction des données actuelles. C’est du moins ce qui est ressenti par la majorité des femmes dans la plus grande partie du monde. Qu’en pensez-vous ?
Anatole.- Je crois qu’en la matière, cette maxime chinoise est particulièrement adéquate : l’ombre de la servitude est plus terrible que la servitude elle-même. Apparemment, nombre de femmes ont aperçu l’ombre de leur servitude. Ce qu’il faudrait savoir, c’est quel est leur cheminement : ont-elles enfin quitté leur servitude ou s’en approchent-elles pour la première fois dans leur histoire ? Dans les deux cas, cela leur permet en effet de voir l’ombre de la servitude et, manifestement, elles en souffrent. De toute manière, il y a, vous en conviendrez avec moi, mille et une façons de ressentir sa propre servitude et les formes de l’esclavage sont elles-mêmes multiples. De ce point de vue, est-il possible, est-il seulement décent, sous prétexte de philosopher sur le grand thème de la libération de la femme, de comparer le sort de la femme soudanaise ou palestinienne, par exemple, à celui de l’épouse de dirigeant économique européen qui, au moindre de ses pas, fait retentir l’air du bruit de ses soupirs d’ennui ? Voyez-vous, ce qui m’étonne beaucoup, ce qui me semble paradoxal, c’est de constater que les plus ardentes militantes du parti de la femme souveraine sont souvent, je dis bien souvent, mais c’est comme un fait exprès, soit des êtres bizarres aux gestes tranchants, à la voix rauque, à la démarche musclée, soit de fines intellectuelles, grandes ouvreuses de boîtes de conserve, insouciantes d’hygiène mais très parfumées. Par ailleurs, chaque fois que de telles suffragettes sont opposées, devant les caméras de la télévision, à un groupe d’hommes qui leurs sont offerts en victimes expiatoires, je constate que lesdites victimes ont soit à la fois le geste arrondi, la voix fluette, la démarche ondulante, soit à la fois l’œil vif et rond derrière les lunettes, le crâne dégarni par devant et un air indéfinissable de bonté et de poésie mêlées. Autrement dit, j’ai plutôt l’impression, partant certes de constatations purement personnelles, que la libération de la femme est un problème qui passionne, pour l’instant, certains homosexuels et certains savants. N’étant ni l’un ni l’autre, je ne puis vraiment pénétrer au cœur de ce problème. Pour moi, comme pour bien d’autres, celui-ci n’est pas encore mûr. Les idées qui s’agitent là-dessus me sont aussi étrangères que devaient l’être pour mes ancêtres d’avant 1789 celles de Messieurs Voltaire et Jean-Jacques Rousseau sur la libération de l’homme.
Moi.- Vous venez de parler des homosexuels. Eux aussi, depuis quelque temps, luttent désespérément pour que soient reconnus leurs droits à l’existence et à la respectabilité. Si j’ai bien compris, la libération de la femme vous laisse froid. En est-il de même pour la libération des homosexuels ?
Anatole.- Certainement. Seuls des marginaux peuvent comprendre et agiter des idées révolutionnaires. Remarquez en passant que, lorsque, ensuite, de telles idées débouchent sur l’action, ce sont des hommes de la rue, des hommes de tous les jours, qui font la révolution. Les marginaux, eux, se terrent et se taisent, épouvantés par l’explosion de la dynamite qu’ils ont pourtant entreposée dans la société. Ainsi, moi, pauvre futur révolutionnaire, je ne comprends pour l’instant pas grand-chose à cet autre problème de l’homosexualité. Je ne puis faire que des constatations simples. D’abord celle-ci : il y a dans nos sociétés industrialisées de plus en plus d’homosexuels. C’est peut-être une apparence trompeuse. Il y a en effet aussi de plus en plus de gens qui meurent du cancer et cela ne veut pas dire que le cancer se développe chaque jour davantage dans notre société car il est possible que nous en décelions seulement mieux l’existence aujourd’hui qu’hier. La preuve en est que nombre de nos illustres ancêtres qui ont cru devoir négliger de mourir en héros et qui ont préféré mourir tout bêtement dans leur lit sont décédés, nous ne le savons qu’aujourd’hui, des suites d’une longue maladie, selon la formule consacrée. De même, quand je constatais à l’instant une certaine prolifération, si j’ose dire, de l’homosexualité, je ne pouvais du même coup prétendre qu’il s’agissait d’un phénomène réel car il est fort possible que nous découvrions seulement de nos jours l’ampleur d’une réalité antérieure qui ne laissait voir jadis que quelques une de ses manifestations. Ainsi ce fameux chevalier d’Eon, qui vivait, je crois, sous le règne de Louis XV et qui avait tant intrigué ses contemporains, n’était-il peut-être pas, après tout, une si étonnante bizarrerie éprouvée, reconnue officiellement comme telle et par conséquent moins bizarre qu’il n’y paraissait. Aujourd’hui, les chevaliers d’Eon sont légion, ce qui ne veut pas dire que l’on pouvait hier les compter sur les doigts. Là aussi, la preuve en est que chaque jour nos historiens découvrent de nouveaux homosexuels parmi nos grands hommes du passé.
Moi. – Ne peut-on soutenir d’ailleurs que nos historiens ont généralement tendance à ausculter le passé en fonction de nos critères d’actualité ?
Anatole.- Certes, c’est un fait. Comme disait l’autre jour la gardienne de mon immeuble, on ne va pas tarder à s’apercevoir qu’« ils » roulaient en automobile, et non pas en carrosse, qu’ « ils » mâchaient du chewing-gum et qu’ « ils » pouvaient malheureusement voir tous les jours le roi à la télé. Mais, pour en revenir à votre question, je constate deuxièmement qu’il existe d’authentiques homosexuels et de faux homosexuels et que les seconds sont bien plus nombreux et tapageurs que les premiers. Tout étant égal par ailleurs, il semblerait qu’il y ait une certaine mode de l’homosexualité et, quand je parle de mode, je ne porte pas par là-même un jugement péjoratif. Du point de vue individuel, sacrifier ou pas à une mode n’est aucunement signe de bêtise ou d’intelligence mais simplement un trait de caractère. Du point de vue collectif, les modes doivent être analysées avec sérieux et circonspection. Elles peuvent fort bien ne rien signifier du tout, être accidentelles en quelque sorte : une jeune femme perd, sans s’en rendre compte, son soutien-gorge sur la plage ; une idiote vient à passer et se dépoitraille volontairement, pensant que c’est le dernier cri de l’endroit, et toute la plage se retrouve bientôt en monokini. Ces modes là, en principe, ne durent guère, si du moins elles ne sont pas étayées et relayées en quelque sorte par des considérations plus sérieuses. D’autres modes peuvent être des réactions épidermiques du tissu social ; telles des pustules, elles laissent présager un trouble interne, une infection, une maladie de la société. Enfin, la plupart des modes, il faut le dire, ne sont que des adaptations à des changements mineurs. L’homosexualité, indubitablement, est aujourd’hui, au moins pour partie, une mode ; mais que signifie-t-elle ? J’avoue n’en rien savoir et je le regrette, comme j’ignore totalement quel peut être le sens de cette autre mode qu’est la pornographie.
Moi.- Elle vous choque ?
Anatole.- Non. Elle ne choque pratiquement plus personne. Son pouvoir de choc est en fait assez limité.
Moi.- Vous pensez donc qu’il s’agit là d’une mode passagère ?
Anatole.- Difficile à dire. Ce peut être la décrépitude de l’érotisme. Ce peut être aussi la maladie infantile de nouvelles mœurs, d’une nouvelle morale aux règles rigides et pourvues de sanctions. Tout est peut-être lié : la libération de la femme, la pilule anti-contraceptive, l’homosexualité, la pornographie et la préparation de l’homme à l’aventure interplanétaire.
Moi.- Je ne comprends pas.
Anatole.- Nous reparlerons de tout cela plus tard, si vous le voulez bien. Pour l’instant, ce que je dirai simplement, c’est que l’homme s’apprête à muter, à passer de la terre à l’air. Non sans hésitation, non sans peur.
Moi.- Et peut-être aussi non sans regret ?
Anatole.- Le regret véritable sera ressenti demain. Ou plus exactement la nostalgie. Aujourd’hui, c’est la peur qui prédomine. L’homme a conçu une échelle. Il l’a fabriquée. Il l’a perfectionnée. Il est monté dessus et il est en train de décrocher la lune. Il a le vertige. C’est normal. Et il a peur.
Moi.- Avez-vous peur, vous-même ?
Anatole.- Oui, naturellement ; mais je veux savoir exactement de quoi et, pour cela, je regarde devant. Ce n’est pas en regardant désespérément derrière soi que l’on résoudra le problème.
Moi.- Autrement dit, vous êtes partisan de la fuite en avant ?
Anatole.- Pardonnez-moi, mais je trouve que l’expression n’est pas bonne. Comme tout brillant paradoxe, elle n’est que raillerie. On ne fuit pas en avant. Par contre, on peut marcher à reculons et c’est ce que nous faisons par moment. Quand l’humanité envoie ses enfants dans la stratosphère, elle marche. Quand elle se prend d’un subit engouement pour les animaux, elle regarde en arrière. Autrement dit, nous marchons en regardant derrière nous. Avouez que c’est plutôt casse-gueule. Personnellement, j’ai encore plus peur de cheminer ainsi que de tout ce que mon imagination apeurée peut placer au bout de mon chemin. Aimeriez-vous conduire votre voiture en regardant derrière vous ?
Moi.- Je n’ai pas besoin de me retourner puisque j’ai mon rétroviseur.
Anatole.- Notre rétroviseur, c’est l’histoire. Il est bon, il est recommandé, il est même indispensable d’y jeter un coup d’œil de temps à autre. Lorsque la route est sinueuse, mieux vaut pourtant s’en abstenir. Contempler la courbe du dernier virage que l’on vient de prendre, c’est le plus sûr moyen de rater le virage suivant.
Moi.- Vous vous méfiez donc des leçons que l’on peut tirer du passé et l’histoire ne semble pas vous passionner outre mesure. En tant qu’écrivain, vous vous privez peut-être là d’une riche source d’inspiration. Si l’on en juge par le nombre de romans et de dramatiques télévisées qui puisent leur cadre ou leur sujet même dans l’histoire, le public aime ça. Les musées prolifèrent et font le plein dès l’ouverture. Le rétroviseur est donc apprécié. La mode est au rétro et cela dure depuis quelque temps ; ce n’est donc pas une mode artificielle…
Anatole.- C’est normal. C’est la panique. Quand on voit venir la pilule nutritive, instinctivement on devient gastronome. On voit venir l’architecture lunaire et l’on devient écologiste. L’Art avec un grand A a tué les arts et nous faisons proliférer et emplissons les musées.
Moi.- Parlons justement un peu de l’art ou des arts ; et d’abord, pourquoi cette distinction entre le singulier et le pluriel qui ne semble pas fortuite puisque vous venez de dire que le premier, le singulier, l’Art, a assassiné le second, le pluriel, les arts ?
Anatole.- La distinction n’est pas de moi. Je n’en suis pas maître. Elle a beaucoup évolué et l’on pourrait ainsi écrire tout un ouvrage sur ce que l’on peut entendre par Art avec un grand A par opposition aux arts. Au sens strict, les arts sont traditionnellement dénombrés par le chiffre magique sept. Il y a les sept péchés capitaux, les sept merveilles du monde… Il y a donc les sept muses qui patronnent chacune un art et dont on peut trouver la liste nominative, et phonétiquement poétique, dans nos vieilles encyclopédies ou au fronton de certains vieux édifices. Terpsichore… Je me souviens particulièrement d’elle car elle a donné son nom à un café qui se trouve près de l’Opéra de Paris et où, à une certaine époque, j’allais quelquefois m’attabler. Entre ce bloc des sept arts, pratiqués par des artistes, et la plupart des activités ou des métiers dits artisanaux, où la main de l’homme intervient avec le souci constant de l’esthétique, la frontière est incertaine car, de part et d’autre, y règne le Beau. Je vous prie de m’excuser si je vous parais prendre ainsi des airs de professeur d’esthétique, mais, voyez-vous, on ne peut répondre sur un tel sujet par de simples boutades. Dans les arts au sens strict, l’Art règne presque sans partage ; mais il intervient aussi dans bien d’autres domaines et souvent là où on s’attendait le moins à l’y trouver. Vous décidez de faire une peinture. Il vous faut une toile, des couleurs et des pinceaux, certes ; mais, avant et après cela, il vous faut l’Art ; sans lui, vous n’aurez rien fait, vous n’aurez obtenu qu’une croûte. Vous avez maintenant besoin de construire un escabeau. Il vous faut du bois, de la colle, des clous ; mais rien ne vous interdit d’y mettre un peu d’Art. Dans les temps anciens, l’Art était ainsi partout. Il était, bien sûr, dans les arts. Il ne s’y trouvait cependant pas seul : le peintre avait une mission, il devait saisir quelque chose, il était journaliste ou reporter, il travaillait pour les archives. Il ne disait pas : je vais faire une œuvre d’Art ; mais il se disait : je vais représenter la famille Quincampoix. L’Art n’était pas seulement dans les arts : il ne serait venu à l’idée d’aucun artisan d’exécuter sa besogne sans Art. Un objet était fait pour durer. On achetait une salière pour l’utiliser, certes, et, en l’achetant, on se disait qu’il fallait qu’elle fût belle aussi. Une salière, ça vous regarde bouffer matin et soir ; elle ne doit pas vous faire la gueule ; elle doit être belle. On joignait ainsi l’utile à l’agréable. De nos jours, les cartes sont autrement distribuées. L’Art est devenu une religion dans les arts, une fin en soi, un maître absolu. Ailleurs, il a presque disparu. Le peintre n’a d’autre mission que l’œuvre d’Art. Il n’a pas à conserver pour la postérité l’image de la famille Quincampoix ; pour cela, il y a le photographe. L’art du peintre n’a ainsi plus de tuteur, de raison d’être, de cadre. Il peut s’exprimer librement. Il peut même se nier et se suicider. C’est en ce sens que l’Art peut tuer les arts ou, du moins, achever les arts , car le grand assassin est naturellement la technologie.
Moi.- Autrement dit, l’Art se meurt ?
Anatole.- J’en ai peur. Les signes de sa mort sont très visibles. Jamais il n’a été aussi à l’honneur dans le même temps qu’il perd de plus en plus sa raison d’être. Quand on fait entrer un écrivain à l’Académie française, c’est que l’on estime qu’il n’en a plus pour longtemps. L’Art emplit aujourd’hui toutes les bouches et pourtant on le met au cimetière. Du temps où l’on parlait moins de lui, ou du moins plus modestement, il faisait partie de la vie courante ; à cette époque, point de cimetière, point de musée ; les choses, quand elles daignaient se casser, allaient à la poubelle. Aujourd’hui, l’Art est plus qu’à moitié mort. Sa partie encore vivante est emphatique, agressive, grossière. Elle ne supporte aucune contrainte, aucune concurrence. Elle veut occuper seule le devant de la scène. C’est du cabotinage qui confine au délire. Quant à sa partie morte, elle encombre nos innombrables musées.
Moi.- Ce que vous dites là sur l’Art est proprement désespérant. Vous êtes sans doute trop pessimiste. D’ailleurs, comment l’homme pourrait-il se passer de l’Art ?
Anatole.- Il y a deux ou trois siècles, il ne serait venu à l’idée de personne d’avancer que l’homme pourrait un jour se passer de Dieu.
Moi.- Les croyants vous diront que justement il ne peut s’en passer.
Anatole.- Peut-être… Mais alors, qu’ils m’accordent que Dieu a bougrement changé.
Moi.- Si nous abordions maintenant des questions politiques ? Vous intéressez-vous à la politique ?
Anatole.- De loin ; mais elle, par contre, s’intéresse beaucoup à moi. Elle n’oublie jamais de m’envoyer la note de ses erreurs passées et présentes, et, si j’étais croyant, je dirais que Dieu seul peut connaître toute la maladresse dont elle est capable. Si c’était une femme, ce serait la plus belle et la plus fatale des femmes. Seuls les souteneurs peuvent l’approcher sans en pâtir. Les autres sont broyés ou avilis. Parfois, au fil des siècles et dans la pâte des peuples, naît un homme pur qui en fait sa maîtresse et qui la dompte un temps ; mais, une fois cette étrange liaison rompue, elle se venge pendant longtemps sur les pauvres bougres.
Moi.- Quel est, selon vous, en France, le dernier de ces oiseaux rares ?
Anatole.- Vous donner un nom, ce serait déjà faire de la politique.
Moi.- Êtes-vous de droite ou de gauche ?
Anatole.- Vous savez… C’est comme dans les banquets : on est toujours à la droite de quelqu’un et à la gauche de quelqu’un d’autre. Seuls les extrémistes peuvent prétendre être à droite ou à gauche.
Moi.- Et vous n’êtes pas un extrémiste ?
Anatole.- Si, puisque je ne fais pas de politique. Seuls ceux qui en font sont obligés de mettre de l’eau dans leur vin. Le mien est pur.
Moi.- Extrémiste de droite ou de gauche ?
Anatole.- Si vous ne le savez pas, c’est que vous ne m’avez pas attentivement écouté. J’ai dit suffisamment de choses sur ma façon d’analyser la vie pour que vous puissiez répondre vous-même à votre propre question.
Moi.- Jusqu’à présent, nous avons beaucoup parlé de la femme, du sexe, de l’art, mais nous n’avons pas seulement abordé les questions politiques.
Anatole.- Il n’y a pas de question politique. Tout est politique. Un verre d’eau est politique. Cette interview est politique.
Moi.- Autrement dit, vous ne voulez pas répondre.
Anatole.- Je ne veux décevoir personne. Vos étiquettes de gauche et de droite ne signifient rien et sont trop émotionnelles. Je préfère les concepts progressiste et conservateur. Il n’y a pas de chemin qui mène à droite et de chemin qui mène à gauche. Heureusement, car, si j’en crois les sondages, la moitié de la France tournerait bientôt le dos à l’autre. Il n’y a qu’un seul chemin sur lequel certains marchent en regardant droit devant eux et d’autres, qui sont nostalgiques, marchent en tournant la tête pour contempler la trace de leurs pas. Appelons, si vous le voulez bien, les premiers progressistes et les seconds conservateurs. La droite et la gauche figurent un autre clivage et je connais pour ma part beaucoup de progressistes de droite et de nombreux conservateurs de gauche. C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique qu’un gouvernement de gauche puisse pratiquer une politique de droite.
Moi. Je pose donc différemment ma question en fonction de vos propres critères. Êtes-vous progressiste ou conservateur ?
Anatole.- Je vous l’ai dit : j’aime marcher en regardant devant moi, même si ce que j’y vois me fait peur.
Moi.- Que voyez-vous, au juste ?
Anatole.- Une magnifique omelette qui me donne des frissons quand j’essaie de dénombrer les œufs qu’il faudra casser pour la réaliser.
Moi.- Espérons que vos œufs ne sont pas des bombes atomiques. Concevez-vous la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale ?
Anatole.- On peut imaginer d’autres guerres mondiales. Pour l’heure, la multiplicité des conflits locaux que nous connaissons semble assurer le calme du cratère principal. La lave guerrière s’écoule normalement, paisiblement, en cent points de la planète. Pourtant, un conflit mondial se prépare sans doute sournoisement. Débouchera-t-il un jour sur une guerre osant dire son nom ? Nul ne peut l’affirmer ou le nier.
Moi.- Un conflit nucléaire est pourtant impensable sans destruction totale de l’humanité. Croyez-vous qu’en dehors de l’hypothèse, qui doit malheureusement être envisagée, d’un accident stupide, il puisse y avoir déclenchement délibéré d’une guerre atomique ? La super-capacité de destruction entreposée dans les silos des grandes puissances n’est-elle pas finalement un gage de paix ? À l’inverse, la possibilité d’un accident ne constitue-t-elle pas une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes et n’expliquerait-elle pas, du même coup, que l’humanité soit, pour ainsi dire, mal dans sa peau ?
Anatole.- Sérions un peu vos questions. Toute guerre apparaît comme un accident. Les nations en temps de paix sont comme des boxeurs sur le ring au début d’une reprise. On s’observe, on tourne en rond, on roule des mécaniques, on simule l’attaque, on bluffe. On peut accomplir tout un round ainsi. À un moment précis, c’est l’accident. Parler d’accident pour une guerre nucléaire, c’est supposer que les guerres précédentes ont été strictement programmées. Techniquement, ce n’est pas parce qu’il suffirait, selon l’image répandue, d’appuyer sur un bouton pour déclencher la troisième guerre mondiale que l’accident est plus envisageable aujourd’hui qu’hier. Quand deux hommes ont décidé de monter sur un ring, on ne peut pas après coup parler d’accident si l’un d’eux finit par aller au tapis. Le fait que les nations s’arment jusqu’aux dents prouve surabondamment qu’elles ont au moins prévu l’éventualité d’avoir à donner et à recevoir des coups. L’image simpliste qui fait des États des enfants jouant avec des révolvers dont ils ignorent qu’ils sont chargés ne colle pas du tout, ne résiste pas à l’analyse. Voilà pour l’accident. Quant au raisonnement qui consiste à affirmer qu’il ne peut y avoir déclenchement volontaire d’un conflit armé à cause du caractère suicidaire d’une telle entreprise, il évoque immédiatement en moi un petit dessin humoristique : deux hommes primitifs armés de massues sont en arrêt devant le schéma de la fronde et l’un dit à l’autre : « À présent, on peut être sûrs qu’il n’y aura plus de guerre car, avec une arme pareille, ce serait la fin de tout. » Pour ce qui est enfin de la déprime collective, on ne peut la considérer à mon sens comme la conséquence directe et exclusive de cette peur de l’arme atomique. Nous avons peur de la guerre, certes ; mais nous craignons aussi une multitude de choses : nos explorations interplanétaires, les OVNI, les petits hommes verts, l’inflation, notre évolution démographique, le tarissement rapide de nos ressources alimentaires et énergétiques, cette maladie mystérieuse qui semble s’acharner sur nous systématiquement et je dirais presque intelligemment ; je veux parler, bien sûr, du cancer. Nous avons peur car nous avons le sentiment d’être parvenus à un stade de mutation de l’humanité. Nous savons inconsciemment que nous devrons nous transformer et nous craignons par avance cette transformation tout en craignant encore plus fort de ne pas la réaliser à temps. Oui, la terre est une pétaudière. Oui, la terre est en train de devenir un désert trop peuplé. Aurons-nous en temps voulu les moyens nécessaires pour assurer notre expansion ? L’expansion, c’est la condition indispensable à notre survie. C’est aussi l’inconnu, le danger. On hésite. Alors, on se coupe les ponts : on stocke davantage de dynamite, on épuise chaque jour davantage nos ressources. On est mal dans notre peau, c’est vrai. On érige des cathédrales de béton et on les pare de plantes vertes. On stérilise et on aseptise à qui mieux-mieux tout en vivant dans la promiscuité des chats et des chiens, des hamsters et autres bestioles. On émet des bip-bip et on écoute Mozart une dernière fois. On voudrait être demain ou bien hier. Aujourd’hui, c’est pénible, c’est le voyage, c’est le transbordement, la transmutation, le passage. Ceux qui sont à peu près sûrs de mourir avant d’arriver dans l’inconnu s’étonnent de la crainte des plus jeunes. L’an 2000, ce n’est plus tellement loin. Le champagne est déjà au frais, mais qui pourrait dire dans quels verres nous allons le boire ?
Moi.- Je ne voudrais pas retomber dans la politique puisqu’aussi bien vous répugnez à en parler, mais, enfin, devant cette situation plutôt angoissante de l’homme, de la société, devant ce tableau finalement assez noir, vous en conviendrez, pensez-vous que les gouvernements peuvent et doivent intervenir et comment ? Si tant est que nous constituons, pour ainsi dire, des générations charnières entre deux mondes, il y a peut-être quelque chose à réaliser sur le plan politique qui puisse faciliter, ordonner cette transmutation…
Anatole.- Vos remarques n’évoquent pas la politique, rassurez-vous, mais plutôt la seule science politique qui est à la politique ce qu’est la science à la technique. Il est évidemment indubitable qu’une réflexion sereine et objective sur les nécessités politiques de nos sociétés actuelles serait à même de dégager des formules techniques de gouvernement aptes à mieux remplir la fonction politique de nos gouvernants en ces temps très particuliers. Je suppose, j’espère, que ce travail de réflexion s’effectue dans divers pays. Ce travail, on ne le voit pas et c’est mieux ainsi : les laboratoires doivent demeurer secrets. Les savants doivent travailler en paix. Si un savant de la science politique devenait trop célèbre et pénétrait dans le faisceau de l’actualité, il ne manquerait pas de journalistes pour lui demander s’il est de droite ou de gauche. Rassurez-vous, ce n’est pas une manière de jeter une pierre dans votre jardin. Vous m’avez effectivement posé cette même question, mais, outre que je ne suis pas un savant, il se trouve que vous avez ainsi fait votre métier ; correctement. Pour le public, c’est bien beau tout ça, vous êtes-vous dit : il mange avec une fourchette comme tout le monde, il a deux pieds et deux mains, il pense ceci, il aime cela, mais est-il de droite ou de gauche ? Il n’en demeure pas moins que si vous teintiez de rouge, de bleu ou de noir un savant de la politique, celui-ci ne s’en relèverait pas. Regardez plutôt du côté du fantôme de Marcuse. Marcuse est mort sans avoir jamais pu se relever de mai 1968. Ceci dit, si j’étais un tel savant, je ne serais sans doute pas loin de faire les quelques réflexions suivantes. Une première constatation s’imposerait à moi : l’élargissement, l’expansion et la réunification incessantes des nations, accompagnées d’un mouvement inverse, réactionnaire, équilibrant, d’atomisation du tissu social. Nous sommes en effet à l’ère des blocs de plus en plus gros et en même temps des sectes, des communautés, des unités politiques de plus en plus petites. Un exemple : l’Europe. Celle-ci est en train de s’unir. Elle réalisera certainement son unité, quels que soient la qualité et le sens des efforts entrepris par ses divers gouvernements actuels. Tout ce que ces gouvernements peuvent faire de nuisible, c’est de donner à cette réunification une mauvaise orientation, de mal l’accoucher, ce dont ils ne se privent pas, mais l’Europe unie, quoi qu’il arrive, viendra au monde. Sa naissance est dans le courant de l’histoire. L’indépendance de l’Europe est une autre paire de manches. On peut fort bien concevoir à la limite une Europe unie, mais servile, au service d’un empire étranger, et c’est d’ailleurs comme cela que l’imaginent les traîtres qui sont présentement chargés de peindre notre histoire. Pourtant, alors que les molécules européennes dessinent leur ballet qui les rapprochent irrésistiblement, on voit également se manifester un mouvement en sens contraire dans chacune de ces molécules : la France, l’Espagne, la Belgique, la Grande-Bretagne, pour ne citer que ces nations, se rapprochent insensiblement mais sûrement dans le même temps que les Corses, les Bretons, les Basques, les Wallons, les Écossais, les Irlandais, rêvent de leur indépendance. Concentration et décentralisation sont ainsi les deux mots d’ordre entre lesquels balance notre continent. Une seconde constatation s’imposerait ensuite à moi : on ne dirige plus valablement une nation avec une schlague ou une idéologie. Il y faut les deux. À défaut de l’une ou de l’autre, il faut trouver autre chose : un programme, un tableau de marche, un but à atteindre qui soit à la fois concret, pragmatique et désiré collectivement. Les peuples sont sortis de l’enfance ou alors l’enfance n’est plus ce qu’elle était. Ceux qui ne veulent pas le savoir se trompent et se préparent, ou préparent à leurs successeurs, de pénibles lendemains. Un peuple n’obéit plus uniquement parce qu’il partage la même foi que ses maîtres. L’individualisme forcené a bien rempli sa tâche depuis le XVIIIème siècle. Il est temps de le mettre au rebut en tant que philosophie et méthode de gouvernement comme nous l’avons d’ailleurs abandonné dans de nombreux autres domaines. Il faut accepter d’en faire le bilan et constater qu’il ne peut plus déboucher, en politique, que sur la dictature ou sur une démocratie formelle, inadaptée aux problèmes de notre temps.
Moi.- Que reprochez-vous au juste à l’individualisme ?
Anatole.- D’être source de gaspillage.
Moi.- Si vous prônez le collectivisme, c’est donc que vous êtes de gauche ?
Anatole.- Aimez-vous le football ?
Moi.- Oui, mais… Quel rapport ?
Anatole.- Si vous aimez le football, vous devez savoir que sa conception tactique a évolué. Dans une bonne partie de football, on n’applaudit plus aujourd’hui vingt-deux techniciens pour leur art de manier la balle, mais deux équipes soudées pratiquant un jeu collectif où tout le monde attaque et tout le monde défend. Pourtant, il ne viendrait à personne l’idée de soutenir que les fameux « verts » de Saint-Étienne sont une équipe de gauche.
Moi.- Ce n’est pas comparable. Il ne s’agit pas là de politique mais de sport.
Anatole.- Tout est politique, vous dis-je, y compris le sport et la science politique. Le collectivisme n’est pas une fin en soi mais un moyen dont il est de plus en plus difficile de se priver dans tous les domaines, à commencer par celui de la politique. Si, pour vous, il représente l’essence même de la gauche, alors laissez-moi vous dire que la gauche a un grand avenir et que, selon mes propres critères, la gauche se trouve devant et la droite derrière.
Moi.- Il est pourtant des activités humaines où l’individualisme ne peut être remplacé : le champion, en athlétisme, est irremplaçable ; le leader politique est irremplaçable, le dirigeant d’usine ou d’entreprise aussi ; et le livre magnifique que vous avez écrit et qui nous permet de bavarder aujourd’hui à bâtons rompus n’est pas, que je sache, une œuvre collective.
Anatole.- Non pas. Vous abordez là le problème de l’élite. Le collectivisme ne signifie pas la suppression de l’élite mais fait de l’élite même une collectivité. Pour reprendre votre exemple, il ne s’agit pas de supprimer les champions sportifs d’Europe mais de faire une équipe européenne de champions où l’entrainement, le régime alimentaire, l’équipement, ne seraient plus laissés à l’initiative fantaisiste et à l’expérience de l’individu mais découleraient d’une synthèse concrète et raisonnée de comportements. Il ne s’agit pas, de même, de supprimer les cadres politiques ou économiques, qui représentent chacun une collectivité politique ou économique, mais de lier leurs efforts de manière ordonnée pour éviter les doubles emplois et les contradictions. L’individualisme à tout prix est synonyme d’égoïsme et l’égoïsme, en termes de société, signifie pagaille. Je ne prendrai qu’un exemple, celui de l’inflation, ce cancer de notre économie. Devant la maladie inflationniste, chacun de nous est très doué pour tenter de se mettre à l’abri, mais nous dédaignons de joindre nos efforts pour enrayer la maladie.
Moi.- Sans doute sommes-nous davantage attachés à la liberté qu’à la réussite collective.
Anatole.- Sans doute. Ce que je crains, c’est que nous finissions par crever un jour étouffés par notre liberté, du moins par ce que nous nommons ainsi.
Moi.- Revenons à l’écrivain, si vous le voulez bien. C’est un homme seul, l’écrivain, et un homme seul dans un monde qui, pour ne pas être totalement collectivisé, heureusement, n’en bout pas moins à l’unisson d’activité et de fébrilité. Quand vous écrivez, chez vous, au calme, les pieds dans vos pantoufles, la pipe à la bouche, n’avez-vous pas l’impression d’être en dehors du coup, excentré par rapport au bouillonnement social, à l’abri, et un peu trop à l’abri, de la vie ? Je vais même être un peu dur : vous venez de prôner le collectivisme et pourtant, de par votre travail, vous vivez en dehors de toute collectivité et, il faut bien le dire, de toute promiscuité inhérente au collectivisme. N’est-ce pas un peu facile ? Ou, au contraire, n’est-ce pas une position particulièrement inconfortable ?
Anatole.- Je ne suis pour l’instant qu’un écrivain d’occasion, du moins par rapport à l’écrivain tel que vous l’imaginez, vous, journalistes. Il m’est donc à la fois difficile et aisé de vous répondre ; difficile, car j’ignore encore beaucoup des joies et des peines de l’homme seul devant sa table de travail ; aisé, car je n’ai pas encore eu le temps de me prendre au sérieux et ma spontanéité d’écrivain jeune me permet de voir ou ressentir ce que le temps de faire dix ou quinze ouvrages doit fatalement enfouir dans les replis de la routine. Indubitablement, et surtout à cette époque, où clubs, écoles et salons artistiques et littéraires n’existent plus, l’écrivain est un homme seul qui ne connaît du monde que son éditeur, son percepteur et son facteur, ce qui n’est déjà pas si mal, d’ailleurs, puisqu’il s’agit là de trois des principaux types humains : le commerçant, le flic et le nomade. Quand la plume hésite sur le papier, quand le doute règne, quand l’ennui surmonte l’effort, c’est affreux. Du point de vue qui vous occupe, ceci n’est pourtant qu’apparence. En fait, écrire prend peu de temps et en laisse beaucoup à une observation attentive des événements et des hommes. Le représentant de commerce voyage beaucoup dans son secteur mais ne voit finalement pas grand-chose. L’employé de bureau ne connaît du monde que les habitués de son bus et le vase clos de l’entreprise qui l’emploie. L’écrivain, lui, professionnellement parlant, est un invertébré qui passe partout et nulle part. Disons que c’est un journaliste qui a du temps car il est plus ou moins maître de la périodicité de sa feuille de chou. Vous, qui êtes journaliste, avez-vous l’impression de vivre en dehors du monde ?
Moi.- Oui, un peu, car je ne me sens pas engagé. Vous considérez-vous, vous, comme un écrivain engagé ?
Anatole.- Je n’ai pas encore été mis au mont-de-piété, que je sache.
Moi.- Pour vendre votre livre, on a naturellement fait un peu de publicité. Quelles sont vos réactions lorsque vous entendez à la radio un flash publicitaire vantant vos mérites et vos talents ? Êtes-vous satisfait ou mécontent de la réclame faite pour votre ouvrage ? D’une manière générale, que pensez-vous de la publicité ? Vous avez récemment refusé de paraître à la télévision. Pourquoi ?
Anatole.- C’est de la mitraille ! Je commence par la fin : j’ai effectivement refusé de paraître à la télé. Pour quelle raison ? Uniquement parce que je savais que j’aurais un trac fou, insurmontable, au point que ç’aurait été de la contre-publicité. Mon éditeur était furieux. J’ai préféré braver sa colère que patauger dans la panique devant des milliers de gens. Ce que je pense de la publicité ? Pas grand-chose. La bonne publicité ne m’enthousiasme pas. La mauvaise ne m’empêche pas de dormir. Je crois seulement que si les producteurs me voyaient lorsque je choisis un produit dans une grande surface, ils regretteraient amèrement d’avoir jeté tant d’argent par la fenêtre. La seule chose qui m’amuse dans la publicité, c’est de constater combien elle est peu engagée, comme vous disiez tout à l’heure. Il faut vendre du détergent pour cuvette de WC aussi bien aux gens de gauche qu’à ceux de droite, ce qui oblige la publicité européenne, et particulièrement la publicité française, à être prudente au point de s’interdire toute originalité. Ce que je pense des messages publicitaires conçus pour vendre mon livre ? Je préfère ne pas répondre.
Moi.- Un dernier mot sur la publicité : la publicité est-elle morale ?
Anatole.- Non. Elle ne peut pas l’être. La publicité, c’est l’agression, c’est la guerre. C’est une armée au service du commerce. L’expression « campagne publicitaire » n’est pas fortuite. On viole les gens, on les dépouille, on les conditionne, on les agresse. C’est une sorte de fascisme économique aussi intolérable, à la longue, que le fascisme politique. Ceux qui exercent ce métier sont aussi peu dignes d’intérêt que des sbires ou des spadassins.
Moi.- Vous êtes dur.
Anatole.- Pas autant qu’eux. Quand ils sont chargés de promouvoir un produit, peu leur importe de savoir s’ils promeuvent du bien ou du mal, de la beauté ou de la laideur, de la vérité ou du mensonge. Il est des métiers où la dureté est, si j’ose dire, de rigueur quand on porte un jugement sur ceux qui les exercent.
Moi.- Quels autres métiers, par exemple ?
Anatole.- Tous ceux où le praticien agit directement sur la santé physique ou morale de son prochain. Le gendarme n’a pas le droit de se tromper de voleur, le juge d’assassin, le médecin de maladie, le politicien de politique ou de pays.
Moi.- L’écrivain ne fait-il pas partie de cette catégorie ?
Anatole.- Assurément. C’est un homme public. Personne ne lui a demandé de s’exprimer. S’il le fait, il doit assumer la responsabilité de son discours. La musique des mots peut adoucir les mœurs mais elle peut aussi enflammer ou décourager. Quand on se donne l’honneur d’écrire, il faut avoir tourné sept fois son stylo entre ses doigts avant de le faire. Le manuscrit est d’argent, la page blanche est d’or.
Moi.- Quel est chez vous le mécanisme qui transforme l’or en argent ? Autrement dit, pourquoi écrivez-vous et comment vous y prenez-vous ?
Anatole.- Très simplement, j’écris pour m’exprimer et, tout aussi simplement, j’écris avec un stylo sur du papier. Ne comptez pas sur moi pour que je vous précise si j’écris avec de l’encre bleue ou noire ou sur du papier blanc ou jaune, si je me lève la nuit pour écrire ou si j’écris en dormant.
Moi.- Les fameux tics de l’écrivain…
Anatole.- Exactement. Ils ne regardent que moi, comme la manière de me brosser les dents.
Moi.- Oui… Et pourquoi vous brossez-vous les dents ? Pour les rendre blanches, les entretenir et les faire durer. Pourquoi écrivez-vous ? Pour vous exprimer ; mais il y a trente et une manières de s’exprimer : en parlant, en dessinant, en agissant, en écrivant… Pourquoi choisissez-vous l’écriture ?
Anatole.- Tout simplement parce que c’est le moyen qui me convient le mieux. Votre question m’agace car je sais fort bien, en mon for intérieur, que j’utilise un moyen dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas un grand avenir.
Moi.- Croyez-vous ? Pourtant, si l’on considère cet amas incessant de livres…
Anatole.- Ne nous laissons pas abuser par les apparences. Les jours du livre sont peut-être comptés, du moins ceux du livre considéré comme moyen originaire d’expression. On aura toujours besoin du livre comme moyen de reproduction, encore que la reproduction sonore gagne de plus en plus de terrain ; mais, tout de même, quand on a quelque chose à dire, le mieux, aujourd’hui, n’est-il pas de le faire devant des caméras ? Vous rendez-vous compte du nombre de bêtises que vous avez réussi à me faire débiter aujourd’hui grâce au processus oral de l’interview ? Alors que, si vous m’aviez demandé de raconter les mêmes salades par écrit, j’en serais encore à m’interroger sur la manière de commencer… ou de ne rien dire.
Moi.- Nous n’aurions pas eu votre argent et vous auriez conservé votre or.
Anatole.- En fait, la chose écrite commence à dater. Le téléphone a tué la lettre, la télévision tuera le livre. Elle a déjà blessé à mort le périodique.
Moi.- Le livre n’est pas la seule victime de la télévision. C’est peut-être même la victime la moins à plaindre car, cela est prouvé, les émissions littéraires incitent à la lecture. Par contre, le théâtre et le cinéma pâtissent indubitablement de la concurrence impitoyable exercée par le petit écran.
Anatole.- C’est exact ; et pas seulement le théâtre et le cinéma, mais, de façon générale, tout ce qui est spectacle reçu collectivement. Je pense par exemple aux stades qui se dégarnissent lorsqu’un match de football ou de rugby est télévisé.
Moi.- Indépendamment de cet aspect meurtrier, que pensez-vous de la télévision ? Aimez-vous vous installer devant le petit écran ? Y voyez-vous un bon moyen de culture ?
Anatole.- On a beaucoup dit et écrit sur la télévision, sur ses aspects positifs comme sur les dangers qu’elle présenterait. Je prendrai garde de généraliser et d’attribuer à toute l’espèce humaine mes propres réactions personnelles, mais, en ce qui me concerne, et contrairement à une opinion assez répandue, j’estime que l’image mobile a peu d’impact. Les bandes dessinées me paraissent davantage source d’émotions que les dessins animés. L’homme politique capte davantage en donnant à lire le texte de son discours qu’en pérorant devant son public. En tout cas, l’influence que peut avoir sur moi la télévision est relativement faible car je ne suis pas un voyeur. Sans doute est-ce une conséquence de ma myopie que les lunettes n’ont jamais pu effacer. Ceci dit, j’imagine fort bien que d’autres puissent mieux percevoir le monde par les yeux et je tremble à la pensée que, parmi ceux-là, il en est qui ne connaissent du monde que celui que leur montre la télévision. Peur irraisonnée, sans doute, car, encore une fois, l’impact de la télévision est probablement moins grand qu’on ne l’affirme généralement. Le seul danger certain, à mon sens, c’est l’incitation à la paresse. Il est malheureusement trop d’individus que seule une implosion de leur récepteur pourrait sortir de la mollesse physique, de l’apathie mentale, d’un avachissement encore plus spectaculaire que celui de leur fauteuil. Pris dans les chaînes, ils font pitié à voir.
Moi.- Avant de nous quitter, j’aimerais vous poser une dernière question, très indiscrète.
Anatole.- Alors je n’y répondrai pas.
Moi.- Je vous demande de faire l’effort de répondre quand même.
Anatole.- Je ne promets rien.
Moi.- Quel est votre désir le plus profond, le plus constant, le plus secret ?
Anatole.- Laissez-moi réfléchir… Je suis désolé, mais je ne vais pas pouvoir vous répondre. Sincèrement, non, et ce n’est pas une façon d’éluder… J’aurais envie de vous dire : revenez me voir à la fin de ma vie ; mais ce serait idiot. Les désirs de l’homme, c’est un peu comme des bulles à la surface de l’eau. On ne les aperçoit que lorsqu’elles sont sur le point d’éclater et elles éclatent de toute manière. Un désir constant, ce doit être rare et tellement profond que l’on ne doit pas souvent le ressentir. Seul un scaphandrier, c’est-à-dire un psychiatre, pourrait le contempler en permanence. On ne voit soi-même que ses désirs intermittents et impératifs. Pendant que je vous parle, le seul désir qui m’envahisse en ce moment c’est de boire. Vous m’avez fait beaucoup parler et je meure littéralement de soif. Quand je vous dis : je meure, ce n’est pas seulement une façon de m’exprimer car j’ai seulement deux ou trois jours pour trouver un verre d’eau. Au-delà, quand la petite bulle éclatera, je crèverai avec. Il est, certes, des désirs lancinants qui n’en finissent pas d’éclater, tel, par exemple, le désir que l’on peut éprouver pour le corps d’une femme aperçue et caressée de l’œil chaque jour. Parfois, la bulle éclate et, par un effet d’optique, on ne n’en aperçoit pas tout de suite et l’on continue à la voir à la surface de l’eau.
Moi.- Votre histoire de bulles est gentille mais je ne suis pas dupe : vous n’avez pas voulu répondre à ma question. Tant pis ! Maintenant, il ne me reste plus qu’à vous remercier de m’avoir consacré cette interview. J’espère que nous aurons encore l’occasion de bavarder ensemble.
Anatole.- Oui, mais, la prochaine fois, je me munirai d’un verre d’eau.
Moi.- Cette petite bulle est tenace. Au revoir.
Anatole.- Au revoir.
Seconde interview
Moi.- Il y a un peu plus de cinq ans, j’avais déjà eu l’honneur de vous interviewer, juste après la sortie de votre premier livre. Aujourd’hui, le second vient de paraître et une première question s’impose : cinq ans entre ces deux ouvrages, c’est énorme ; en principe, on s’arrange pour faire aussitôt le trou lorsqu’on a eu la chance d’avoir du succès ; pourquoi cet intervalle ? Que s’est-il passé ?
Anatole.- Rien. Justement rien. Mon premier livre était le récit d’un naufrage en mer. J’avais eu l’idée saugrenue d’embarquer sur un trimaran pour faire plaisir à un copain qui s’était mis dans la tête de gagner une transatlantique avec un marin d’eau douce comme moi. Fallait-il délirer ! Et quelle transatlantique ! Une véritable catastrophe. Plus de vingt bateaux en perdition, avec, au bout du compte, trois morts. J’ai narré ma propre expérience pour me souvenir, pour revivre le cauchemar, pour exorciser ma peur et aussi, il faut le dire, pour faire un sort à toutes les bêtises que des journalistes, cloîtrés dans leurs salles de rédaction, ont pu déversées sur l’événement. Il s’est trouvé qu’en plus de l’intérêt de ce que je racontais, j’avais, a-t-on avancé, un certain talent pour le faire. Le reste, vous le connaissez : des dizaines de milliers d’exemplaires en français, la traduction en cinq langues, des interviews, dont la vôtre, et, comble de l’infortune pour moi, l’obligation de subir les caméras de télévision qui m’ont, à l’époque, effrayé davantage que les lames à l’assaut de ce qui restait de notre trimaran.
Moi.- Et après ?
Anatole.- Après, rien. On ne peut pas faire naufrage tous les jours quand on n’est pas marin de profession et que rien ni personne ne vous engage à embarquer sur un navire.
Moi.- Votre second livre, en tout cas, ne relate pas une catastrophe et pourtant tout le monde s’accorde pour y voir un chef-d’œuvre et la marque d’un authentique écrivain. Alors ! Vous voici soulagé ?
Anatole.- Absolument pas. Ce second livre est tiré d’un manuscrit que j’avais écrit étant plus jeune, sans préoccupation aucune de publication. Des pages fraîches, spontanées, dénuées de cabotinage. Mon éditeur, aussi fouineur et implacable qu’un huissier, me l’a un jour arraché des mains. Il l’a photocopié, m’a rendu l’original et m’a laissé cinq mois pour l’épousseter et le retaper un peu avec menace de publier la photocopie telle quelle si je n’aboutissais pas dans ce délai. J’aurais sans doute mieux fait de pratiquer la politique du pire en me croisant les bras et en laissant aller.
Moi.- N’est-ce pas là une coquetterie d’auteur ? Vous semblez vous plaindre mais, au fond, vous êtes bien content de ce qui vous arrive : deux essais et deux coups de maître.
Anatole.- Certes, je serais mal venu de jouer les martyrs. Pourtant, je suis sincère quand je déballe devant vous mon désarroi. Je ne suis pas un écrivain professionnel et j’ai du mal à me prendre au sérieux. Je sais fort bien que dans toute entreprise existent ces deux écueils : on ne peut être efficace sans se prendre au sérieux et on ne peut non plus exceller sans une certaine décontraction, une certaine désinvolture.
Moi.- En êtes-vous sûr ? Ne pensez-vous pas que la polarisation intégrale des facultés sur un sujet déterminé est une bonne condition de réussite ?
Anatole.- Oui, mais cette polarisation doit être naturelle. Il y a effectivement beaucoup de gens qui réussissent spectaculairement grâce à leur déséquilibre même. Une malformation de leur personnalité, qui touche souvent au crétinisme, fait qu’ils sont naturellement polarisés vers un but précis et lancinant. L’homme d’affaires génial est un exemple frappant de ce crétinisme efficient. Entre nous, courir toute sa vie derrière des biffetons, comme disent les gangsters, c’est une vie de chat derrière les souris.
Moi.- C’est proprement fascinant, non ?
Anatole.- Comme peut l’être un nez énorme au travers d’un visage. C’est une monstruosité. Remarquez que l’on pardonne leur réussite à ceux que l’on nomme d’ailleurs des « monstres sacrés ». Par contre, celui qui accomplit de grandes choses tout en demeurant équilibré est jalousé et peu aimé par le public. L’homme de la rue qui se retrouve inopinément devant une telle célébrité s’exclame en son for intérieur : c’est donc ça ce grand homme ? Il ne casse vraiment pas la baraque ! Il est insipide ! En fait, il en est du talent comme de la beauté : rares sont les beaux visages où chacun des traits excelle lui-même en beauté et, ô miracle ! s’harmonise parfaitement avec les autres traits. On pardonne difficilement à de tels visages d’être des œuvres d’art.
Moi.- Autrement dit, l’harmonie serait, selon vous, dans l’esprit du public, pénalisée ?
Anatole.- C’est un peu cela et pas seulement dans l’esprit du public mais aussi chez l’acteur. Nous sommes tous à la fois, ou plutôt tour à tour, public et acteur. En tant que public, nous prêtons peu d’attention à ce qui est harmonieux. En tant qu’acteur, nous savons instinctivement que, si nous voulons être remarqué, il faudra être ou paraître déséquilibré. C’est la loi première de la publicité, du théâtre, de toute campagne électorale, de toute activité humaine qui participe et se nourrit du spectacle. L’harmonie parfaite est synonyme d’invisibilité. Une fourmi à qui manque une patte sera toujours plus remarquable qu’un éléphant ennuyeux à force d’être normal. Cette loi est à ce point reçue, évidente, consacrée, et suivie, que l’on peut sans danger prêcher son contraire, histoire de s’amuser ou pour rendre grâce à l’hypocrisie. Par contre, ce que l’on n’admet pas, c’est l’harmonie dans la grandeur ou la grandeur faite harmonie.
Moi.- De toute manière, l’harmonie absolue est un idéal. Nous sommes un siècle pragmatique qui, quand on lui parle d’un idéal, tire son révolver.
Anatole.- L’humanité vit une époque dangereuse. Elle chemine sur un pont infiniment long, étroit et fragile, qui relie deux mondes, deux âges. Au-dessous, c’est l’abîme. Dans une situation aussi inconfortable, elle n’a ni le temps ni les moyens de s’appesantir sur des doctrines. Comme elle ne peut se passer de spiritualité, elle marmonne celles d’autrefois, qui n’ont plus cours, qui ont été démenties par les faits, un peu comme l’athée qui fait machinalement le signe de la croix devant un grave danger. Elle continue à dégager des techniques de lois scientifiques dont elle sait pourtant qu’elles sont dépassées au fur et à mesure de ses progrès sur cette passerelle où elle avance à la fois trop vite et trop lentement à son gré. Du monde interplanétaire, de cette super-nouvelle Amérique, elle ne connaît rien ou presque. Son idéal dans ce monde, comment pourrait-elle le fabriquer à distance ? Patience ! Dans deux ou trois générations, ou dans deux ou trois siècles, elle y verra plus clair. Elle n’aura plus besoin d’inventer sans relâche pour survivre. Elle pourra alors, de nouveau, penser ou rêvasser. Elle est déjà en train d’enfanter les futurs hérétiques de dogmes qui n’ont pas encore vu le jour. On mourra bientôt, de nouveau, pour un idéal, si c’est cela qui vous manque.
Moi.- Cela nous changera au moins de mourir du cancer ou d’un accident de voiture ou d’un infarctus. Mais ne nous appesantissons pas sur de tels sujets macabres. Tâchons d’être plus gais. En dehors des œuvres humoristiques émanant du théâtre, du cinéma ou de la littérature, qu’est-ce qui vous amuse le plus dans la vie ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Anatole.- Les gros sabots.
Moi.- Les gros sabots ? Voyons ! Racontez-nous cela.
Anatole.- Ce qui m’amuse prodigieusement, c’est la faculté que nous avons, chacun de nous, à prendre autrui pour un imbécile. Quand Descartes affirmait que l’intelligence est la chose au monde la mieux partagée, il ne se trompait pas en ce sens que chaque homme, quoi qu’il en dise, s’imagine en avoir à revendre. En tout cas, cette propension à croire que les autres sont suffisamment stupides pour ne pas déceler les énormes pièges que nous tendons sous leurs pas est proprement comique. Vous faites traîner de gros sabots sonores comme des bourdons et vous êtes le seul à ne pas les entendre. Un jeu dangereux, mais très amusant, que je pratique souvent, consiste à faire semblant d’être sourd et aveugle, à faire mine de ne pas voir et entendre les gros sabots de mon partenaire social, pour voir jusqu’où peut aller sa candeur. Essayez donc, vous m’en direz des nouvelles. Les rapports entre employeurs et salariés, propriétaires et locataires, vendeurs et acheteurs, parents et enfants, éducateurs et élèves, sont ainsi truffés de scènes comiques où chacun tente grossièrement de tromper l’autre en vue d’obtenir quelque avantage et à l’issue desquelles les protagonistes se retirent persuadés qu’ils ont été super-malins et se félicitant de l’avoir été en s’étonnant quand même modestement d’avoir eu affaire à si faible partie. Quand on a l’occasion d’être témoin de telles scènes, on en vient à se dire que le théâtre grossit moins qu’il n’y paraît les situations, les caractères et les sentiments. Le petit jeu dont je viens de vous parler et qui consiste à simuler l’idiotisme et à faire croire à votre partenaire que vous avalez toutes crues ses couleuvres finit cependant par être dangereux car, outre que vous risquez de vous rouler pour de bon, vous finissez par être bien triste en prenant conscience de la fragilité de l’intelligence humaine.
Moi.- Piètre sujet de rire que celui qui mène à la tristesse.
Anatole.- Le rire est très souvent le paravent du désespoir. C’est aussi une thérapeutique qui tous les jours fait ses preuves. Il vous arrive un petit ennui, par exemple, que sais-je, l’inondation de votre salle de bain, la perte d’un objet cher, un contretemps fâcheux. Vous racontez cela à la première connaissance rencontrée dans la journée. Votre confesseur, compatissant, allonge sa mine, prend un air de chien battu. À la limite, dans son désir de sympathie, il va jusqu’à geindre. Vous êtes fichu pour la journée. Par contre, il vous est arrivé les pires catastrophes et vous faites éclater de rire la personne à qui vous les narrez : vous êtes sauvé. Il n’y a pas qu’au théâtre où l’on peut transformer une tragédie en comédie et vice-versa. Avoir un ami jovial est peut-être la meilleure assurance contre la dépression nerveuse.
Moi.- Le seul ennui, c’est que ce sont souvent les personnes joviales qui font des dépressions nerveuses.
Anatole.- Pas nécessairement. Tout au plus peut-on avancer que leur dépression est plus profonde car ils tombent de plus haut ; mais, de toute manière, les hommes gais, comme les enfants, sont faits de caoutchouc. Ils rebondissent.
Moi.- Êtes-vous un homme gai ?
Anatole.- Je ris rarement mais je sais faire rire… à mes dépens. Un peu comme ce célèbre acteur comique du cinéma muet. Je veux nommer Buster Keaton.
Moi.- Vous savez faire rire, dites-vous. Si vous deviez vous attaquer à un homme, un groupe d’hommes ou une institution, utiliseriez-vous le pamphlet acide ou le rire à gorge déployée ?
Anatole.- Probablement le pamphlet et… je ferais rire.
Moi.- Il est pourtant des sujets dont la gravité est telle qu’elle fait taire les rieurs. On ne peut pas vraiment rire de tout et à tout propos.
Anatole.- Je n’en suis pas aussi sûr que vous. Molière a fait rire sur les sujets les plus graves à son époque. Aujourd’hui, un célèbre hebdomadaire satirique attrape l’actualité à bras-le-corps et lui met la tête en bas et les jambes en l’air pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Quand tout va mal, un simple dessin humoristique est comme une bouffée d’intelligence qui permet d’espérer malgré tout. Il reste que la satire peut rarement s’attaquer au cœur des problèmes et aux centres de responsabilité et doit se contenter des phénomènes périphériques et des acteurs secondaires. Elle s’émousse rapidement et peut finir par aller à l’encontre de son but : à force de se gausser du premier ministre, on finit par l’aimer, comme Guignol. Les plaisanteries les plus courtes étant les meilleures, quand le premier ministre est particulièrement incompétent ou fourbe, ou sadique, mieux vaut cesser de rire et lui signifier d’en faire autant.
Moi.- Vous êtes donc bien d’accord avec moi : il y a des problèmes trop graves pour pouvoir être résolus avec un peu d’humour et devant lesquels la décence commande même de laisser de côté son sens de l’humour. Je peux vous citer pêle-mêle : la peine de mort, la montée de la violence, la crise de l’énergie, le fossé s’élargissant entre les pays riches et les pays pauvres, la famine dans certains de ces derniers pays, le conflit insoluble du Proche-Orient, le cancer… Que sais-je encore ?
Anatole.- N’en jetez plus. Plus vous en énumérerez, plus vous amoindrirez chacun d’entre eux ; de toute manière, vous oublierez le principal.
Moi.- Qui est ?
Anatole.- Qui est justement l’inflation, c’est-à-dire une abondance apparente, une indigence profonde. Non seulement l’inflation monétaire, mais aussi l’inflation des idées, des décisions, des hommes, des problèmes eux-mêmes. Par-dessus tout, l’inflation des informations, des observations et des mesures mineures. Chaque jour, nous apprenons trop de choses pour avoir le temps de réviser ce que nous avons appris la veille. Trop de voyants s’allument et clignotent sur le tableau de bord de nos gouvernants pour qu’ils aient seulement le temps ou le désir de prendre l’initiative. Dans des foules de domaines, notre capacité d’analyse, puissamment aidée par les moyens informatiques, est devenue telle qu’elle étouffe dans l’œuf toute synthèse cohérente. Nous savons tout et nous ne pouvons rien. Nous croulons sous nos analyses de plus en plus fines comme sous une pluie de sable fin qui nous enterre sans que nous osions lever le petit doigt. Les problèmes que vous avez cités, nous sommes incapables de les résoudre car nous refusons de les prendre un par un à bras-le-corps sans s’occuper du reste. Nous sommes paralysés par notre connaissance de toutes les connexions et interactions que nous avons découvertes et que nous découvrons quotidiennement entre eux. En fait, personne n’ose plus toucher à rien de peur de tout faire sauter. La boulimie de nos ordinateurs nous paralyse.
Moi.- Nous paralyse et nous espionne. C’est là tout le problème de l’informatique et de la liberté.
Anatole.- L’informatique n’est malheureusement pas seulement le moyen idéal de mettre un peuple sur fiches, elle est aussi la meilleure façon de paralyser les responsables de par l’abondance des paramètres qu’elle leur procure préalablement à la plus simple des décisions. Lorsque le droit à l’erreur disparaît, c’est le droit d’agir qui est menacé. Vous tentiez à l’instant d’énumérer quelques uns des grands problèmes de notre temps… Je puis vous proposer celui-ci : que va-t-il se passer lorsque l’informatique, miniaturisée à souhait et convenablement vulgarisée sans pour autant perdre de sa fiabilité, entrera dans le ménage de Dupont ou de Durand ?
Moi.- C’est pour très bientôt.
Anatole.- Effectivement, c’est pour bientôt. Le produit est prêt. Il suffit de parachever les études de commercialisation. Il faudra naturellement donner en outre à Monsieur Tout-le-Monde un bagage minimum en langue informatique. Cela est également en bonne voie grâce aux efforts déjà entrepris à la base, dans les écoles. Que va-t-il se passer ? Dans un premier temps, ce sera amusant pour Monsieur et Madame Dupont et leurs enfants car ils auront à mémoriser leurs goûts et leurs habitudes en matière de cuisine, de température ambiante, de durée de sommeil, de couleurs, de loisirs, de brossage des dents, de shampooing, etc. Puis, ce sera merveilleux : ils pourront désormais prendre des décisions, des options d’ordre domestique, avec un maximum de rationalité. Fini le temps des cavernes où l’on salait moyennement le potage en fonction du diabète de Monsieur et des carences en magnésium du petit dernier. Ensuite, découvrant petit à petit la capacité de leur mini-ordinateur et le vaste champ d’application possible du traitement informatique, ils auront bientôt cette maladie mentale que l’on décèle depuis longtemps déjà chez de nombreux cadres d’entreprise, à savoir la programmanie. Ils voudront tout programmer : du jour, de l’heure et de la manière du passage de l’aspirateur jusqu’à la composition du menu du dîner en fonction, bien sûr, des goûts de chacun, mais aussi du film que donne la télé, en passant par le choix d’un peigne dont l’écartement des dents conviendra le mieux à l’état des cheveux. Survienne une panne, un dimanche, et l’on verra Monsieur Dupont essayer désespérément de retrouver quel pantalon il doit mettre pour aller acheter le pain étant donné que le baromètre indique 1020 millibars, Madame Dupont prise de panique à l’idée d’avoir à décider seule de la promenade de l’après-midi et les enfants aussi tristes que l’âne de Buridan, un œil fixé sur leurs rayonnages de livres, l’autre sur la caisse à jouets.
Moi.- Ce seront surtout les enfants qui seront à plaindre.
Anatole.- Oui, car on les aura privés de leur bien le plus précieux : la spontanéité.
Moi.- Entre la spontanéité dans la plus complète ignorance et le choix raisonné en fonction d’une information complète, choisiriez-vous la spontanéité ? La vie réserve pourtant quelques champs de mines qu’il est bon de pouvoir traverser en ayant les moyens de ne pas sauter. La spontanéité, c’est parfois la roulette russe.
Anatole.- Que les jeunes affectionnent parce qu’ils sont privés de spontanéité. L’autre jour, j’ai rattrapé de justesse un jeune garçon qui s’élançait du trottoir au moment même où le feu passait au vert. Je lui ai dit : « Pourquoi cette imprudence ? » Il m’a répondu : « C’est super, non ? » Ce qui est à craindre, voyez-vous, c’est que l’on aille rechercher la spontanéité là où elle est susceptible de fleurir encore : en marge de la société. Pour échapper à la programmanie, que reste-t-il ? Il reste la voile au grand cours, l’expédition lointaine avec des moyens antiques, ou la violence ou le gangstérisme. Déjà, il n’est plus de casse important sans préparation minutieuse à base d’informatique. Là également le compte à rebours de la fin de l’aventure est entamé. Il est indéniable que l’homme moderne a une carence de spontanéité, comme l’on peut avoir une carence de sels minéraux, qui l’incite à se précipiter, quand il en rencontre, vers l’irrationnel, l’émotion forte, le geste gratuit.
Moi.- Est-ce inquiétant ?
Anatole.- Finalement, oui et non. En un sens, c’est même rassurant car l’humanité n’est plus très loin de l’aventure spatiale. Malgré ses ordinateurs, elle va se retrouver bien petite et bien faible devant la nature extra-terrestre. Cet appétit humain inconsidéré pour l’aventure prouve à cet égard qu’elle aura encore pour cela de la ressource. En revanche, on peut se demander si ce potentiel d’esprit d’aventure, sevré dans la vie courante, subsistera suffisamment longtemps pour pouvoir s’employer au moment venu. À l’heure actuelle, par rapport à la grande aventure spatiale, nos moyens rationnels sont encore trop faibles bien qu’ils soient surpuissants par rapport à l’aventure terrestre en voie de disparition ; par contre, notre potentiel d’enthousiasme semble pratiquement intact bien qu’il n’ait plus rien sur quoi s’exercer. Il ne faudrait pas devoir attendre trop longtemps sous peine d’assister au phénomène inverse : une humanité super-informée mais résignée, refusant l’expansion intersidérale, et donc son salut puisque les siècles de vie possible sur la terre sont comptés.
Moi.- Fichtre ! Vous m’avez fait peur : je craignais que vous n’alliez parler d’années. Je me sens personnellement peu fait pour revêtir une combinaison d’astronaute et j’aimerais quand même soigner encore un moment mes salades et mes fleurs prosaïquement terrestres.
Anatole.- Ce sont des espèces en voie de disparition. Il y a bien longtemps que la spontanéité de la salade et la spontanéité florale sont mortes. Oubliez de les protéger et de les soigner et vos salades et vos fleurs ne tiendront pas le coup d’elles-mêmes, à moins que vous ne les transplantiez préalablement en Amazonie.
Moi.- L’enfer vert… qui, étrangement, est devenu le dernier coin de paradis.
Anatole.- N’exagérons rien. Les piranhas, les cobras et les fourmis rouges ont peu de vertus paradisiaques.
Moi.- Oui, mais les salades et les fleurs y sont de vraies salades et de vraies fleurs. Mais ce que nous venons de dire, ou plutôt ce que vous venez de dire, sur la spontanéité me paraît très intéressant. Il y aurait donc, selon vous, rétention de la spontanéité et explosion de cette spontanéité refoulée. Ainsi, l’excès d’incommunicabilité serait source de violence, le silence forcé entraînerait la tempête tonitruante, le besoin de s’exprimer, gêné par les contingences de la vie quotidienne, se vengerait soudainement…
Anatole.- C’est exact et, de ce point de vue, on pourrait dire que le sport est l’opium des peuples. Fermez les stades et le peuple renversera le palais. Si vous êtes patron, achetez une bicyclette à vos employés ou un punching-ball et vous pourrez dormir sans rêver que vous êtes séquestré. Plus une société est bloquée, figée, ennuyeuse et fermée, plus elle a besoin de soigner ses tuyaux d’échappement. Il s’agit là en fait d’expédients. Mieux vaudrait pour elle de se débloquer, d’aller de l’avant, de s’ouvrir. À défaut de pouvoir le faire, elle doit au moins s’occuper sérieusement de ses soupapes de sûreté. Voyez les Japonais. Coincés sur leurs îlots fourmillant d’activité, ils sont passés maîtres dans l’art de régulariser la pression. Leurs loisirs sont rares mais superbement organisés pour permettre à la vapeur superflue de s’échapper sans à-coups ou presque.
Moi.- Il n’empêche que le Japon fait toujours peur.
Anatole.- Normal : c’est une machine infernale. Qu’une panne soudaine détraque les manomètres et tout saute. Le Japon, c’est une bombe atomique en Extrême-Orient, toute proche de la Russie et de la Chine, pas très loin de l’Amérique.
Moi.- Le Japon mis à part, pensez-vous que, dans les autres pays, les gouvernants soient suffisamment conscients des problèmes posés par les méfaits de l’incommunicabilité, de la spontanéité refoulée, de la vapeur comprimée ?
Anatole.- Des progrès ont certes été accomplis dans ce domaine, mais ils sont en réalité peu de chose par rapport à l’évolution du phénomène qu’ils ont pour but de maîtriser. En Europe, par exemple, 1789, 1870 et 1917 semblent participer de mœurs trop lointaines pour revenir un jour à la mode ; curieux sentiment alors que nous affectionnons justement ce qui est rétro. À des degrés divers, les gouvernants, et pas seulement les gouvernants politiques, semblent continuer à faire indéfectiblement confiance à l’image de l’humanité qui montre l’existence d’un petit nombre de tondeurs et d’une multitude de tondus. Toujours le même problème, la même rengaine, la même injure faite aux hommes : ce sont des crétins et des imbéciles et, quand on a la chance, ou le mérite, de figurer parmi l’élite, on peut dormir sur ses deux oreilles ; le citoyen, l’administré, le salarié, l’élève, le soldat, avalera tout et ne s’apercevra de rien. L’histoire est pourtant bonne fille : elle prend pourtant la peine d’envoyer des signaux, de faire précéder les cataclysmes de symptômes visibles à l’œil nu. Elle a ainsi mis au point deux petites répétitions générales du spectacle qui nous attend tous si nos élites ne prennent pas garde : la révolution culturelle en Chine et mai 1968 en France. Il faudrait aussi se souvenir du printemps de Prague. Las ! Les mandarins ont certes fait dans leurs culottes mais n’ont pris ensuite aucune disposition ; mieux, même : toujours atteints de leur maladie sénile qui les porte à croire que les peuples sont de grands enfants faciles à berner, ils ont fait pire : ils ont fait semblant de prendre des dispositions. Aujourd’hui, mai 1968 fait sourire. C’est un tort. Seuls quelques bons sociologues, authentiques vulcanologues de nos sociétés, continuent de s’y intéresser sérieusement et savent que la fissure a été mal colmatée, que la lave du désespoir et de la colère peut de nouveau surgir à tout moment, qu’elle n’est pas refroidie.
Moi.- Mais alors ! Que faudrait-il faire, à votre avis ? Il est bon de critiquer, mais il faut savoir aussi être positif…
Anatole.- Ce qu’il faut faire ? J’aurais tendance à dire : n’importe quoi ! Quand l’immobilisme est élevé au rang d’une vertu cardinale, marcher est le premier pas du salut.
Moi.- Vous m’inquiétez un peu.
Anatole.- Que ne puis-je le faire un peu plus !
Moi.- L’histoire s’accélère de plus en plus. Où est l’immobilisme ?
Anatole.- Dans l’histoire. Une voiture pourra bien aller de plus en plus vite, la belle affaire si les passagers demeurent immobiles.
Moi.- Que voulez-vous qu’ils fassent ?
Anatole.- Qu’ils se remuent, qu’ils vivent, qu’ils bouillent d’impatience.
Moi.- Le bouillonnement permanent ? N’est-ce pas le désordre ?
Anatole.- Pour ceux qui rangent, certes. Pas pour ceux qui sont rangés. C’est cela le mandarinat : c’est nier le bouillonnement de la vie pour ne pas avoir à ranger sans cesse. C’est vouloir être un chef sans en assumer les devoirs. Un chef pépère, en somme ; un chef à vie, inamovible.
Moi.- Vous vous trompez peut-être de pays. Nous ne sommes quand même pas devenus une société bureaucratique et vous semblez faire bon marché de notre esprit d’émulation, de la sanction de la démocratie, de la sélection naturelle, du libéralisme. Nos hommes politiques rendent périodiquement des comptes et affrontent le suffrage, nos hommes d’affaires luttent quotidiennement pour ne pas se laisser supplanter, nos vedettes du show business travaillent avec acharnement pour conjurer la concurrence. Le domaine de l’élite demeure une saine jungle où tous les coups sont permis. À tout moment, ce sont bien les meilleurs du moment qui sont là.
Anatole.- Je souhaite sincèrement que vous ayez raison.
Moi.- Permettez-moi de vous dire en tout cas qu’en ce qui vous concerne, vous vous trompez certainement : votre dernier ouvrage méritait le succès qu’il a remporté et ce n’est que justice si j’ai à vous interviewer.
Anatole.- Il reste à prouver que votre justice fonctionne bien. J’ai écrit un livre qui s’est bien vendu, soit. Est-ce pour autant un brevet de compétence qui vous autorise à me demander mon avis, et moi à le donner, sur des sujets divers où, à priori, je n’ai pourtant aucune raison de briller davantage que l’un quelconque des usagers du bus que j’ai pris tout à l’heure ? Ce qui ne va pas, dans votre justice, c’est justement cela : seule la notoriété donne le droit de s’exprimer. Je puis être l’homme le plus sage, le plus intelligent, le plus avisé de France et de Navarre ; il me sera pourtant impossible de faire profiter autrui de mes capacités tant que, d’une manière ou d’une autre, je n’aurai pas intéressé les médias. Il arrive par contre tous les jours que l’on demande à un pauvre débile dont la vertu cardinale est de haleter dans un micro, ou de tressauter nerveusement, de faire le point sur le grave problème de la peine de mort.
Moi.- J’allais justement vous demander votre sentiment sur cette question.
Anatole.- Je ne vous le livrerai pas. Je ne me sens pas qualifié. Il faudrait plutôt vous adresser à quelque Mesrine.
Moi.- Heureusement, personne n’est particulièrement qualifié pour discuter de ce grave problème. Il faudra pourtant bien le résoudre… Vous êtes un peu dur avec les médias. Elles ont ce mérite d’avoir reconstitué un forum, une place publique dans la cité devenue gigantesque par l’abolition des distances.
Anatole.- Vous avez dit : reconstitué. Le terme me paraît révélateur. Vous reconstituez effectivement le forum comme les cinéastes reconstituent, pour les besoins d’un film, la place Saint-Marc ou le palais des papes ; il sonne faux. Vous prenez au débotté un jeune chanteur d’onomatopées à la mode et vous lui demandez à brûle-pourpoint : que pensez-vous de la peine de mort ? Vous abordez le ministre de la justice et vous lui posez cette question : aimez-vous le disco ? Est-ce cela votre forum ? Vous dites : c’est pour palier l’abolition des distances ; mais les distances ne sont pas abolies. Certes, lorsqu’il met en marche son transistor, le matin, au moment de se raser, l’homme de la rue qui se prépare pour se rendre à son travail est heureux d’apprendre que la fièvre du ministre japonais des affaires étrangères n’a pas monté, que le pape n’a toujours pas fait ôter son œil-de-perdrix au pied droit et que la reine des effeuilleuses a pour la énième fois refusé d’épouser l’héritier du royaume du cacao. Dans le ronronnement de son rasoir électrique et entre deux gammes de chasse d’eau, il entend vaguement son joueur de football préféré s’exprimer sur le problème de la pollution, il enregistre les idées originales d’un chef d’orchestre en matière de contraception et les propos désabusés d’un vieil écrivain sur l’homosexualité ou l’art contemporain. Certes, on lui dit aussi de changer de rasoir, pour changer, d’avoir toujours chez soi un briquet de rechange et de mettre du lait Alléluia dans son thé de l’hippopotame. Ce que pourtant il aimerait par-dessus tout savoir, c’est ce que sa municipalité a l’intention d’édifier dans le trou béant qui rompt l’alignement des immeubles en face de chez lui, c’est si, oui ou non, ils vont se décider à mettre un feu tricolore au premier carrefour qu’il emprunte chaque jour pour se rendre à son job, ce sont des nouvelles et des renseignements pratiques sur son environnement immédiat.
Moi.- Autrement dit, vous êtes pour la décentralisation ?
Anatole.- Absolument car elle est un contrepoids nécessaire et salubre au phénomène inverse et irréversible de fusion, de concentration. C’est parce que l’Europe s’unit que la région et la cité doivent renaître.
Moi.- Et vous pensez que les médias ont leur rôle à jouer dans ce domaine ?
Anatole.- Elles s’occupent de tout. Pourquoi ne s’occuperaient-elles pas de cela ?
Moi.- Je prends acte de votre suggestion.
Anatole.- Ce qui fait que l’homme a jusqu’ici aussi bien appréhendé le monde, c’est qu’il a toujours su, dans tous les domaines, se situer dans l’infiniment grand tout en gardant un œil sur l’infiniment petit.
Moi.- Un œil sur les étoiles, l’autre sur le clocher ?
Anatole.- Exactement. Je reconnais que la beauté du regard en prend un sacré coup.
Moi.- Un regard louche sur un monde boiteux ?
Anatole.- Cela pourrait être la meilleure formule pour définir actuellement les médias. Si je devais faire un reportage sur une armée au combat, je prendrais une photo aérienne des forces déployées et un gros plan du visage d’un soldat anonyme. Je n’interviewerais pas, comme vous avez tendance à le faire, la petite amie du général. J’ai vu dernièrement à la télévision un reportage, annoncé avec fracas, qui devait me faire tout connaître sur le premier ministre d’un pays étranger. Je n’ai vu que les chiens dudit premier ministre sur lesquels la caméra insistait lourdement. Sans doute voulait-on montrer au public que ce haut personnage était un homme comme les autres puisqu’il avait des chiens et qu’il les aimait bien. Avouez que ce n’est pas sérieux.
Moi.- Montrez-moi vos chiens et je vous dirai qui vous êtes.
Anatole.- Et vous ne saurez rien car je n’en ai pas.
Moi.- Il nous reste peut-être quelques minutes et je ne voudrais pas que nous nous quittions ainsi sur un léger malaise… J’exerce aussi bien que je peux un métier qui repose sur des principes non dénués de critique. Je ne suis pourtant pas le représentant patenté des médias… Puis-je, avant de nous quitter, me permettre de vous poser cette dernière question : si une fée vous apparaissait et vous accordait la grâce de formuler un vœu, et un seul, que lui répondriez-vous ?
Anatole.- Je lui demanderais d’accepter que je sois son amant.
Moi.- C’est sans doute la meilleure solution. C’est aussi une boutade pour ne pas me répondre. Je vais donc formuler autrement ma question : qu’est-ce qui vous manque le plus et que vous souhaiteriez avant tout posséder pour vous accomplir au mieux : l’argent, la liberté, la beauté, tel ou tel talent, que sais-je encore ?
Anatole.- Quels que soient ses carences, ses excès et ses handicaps, chacun d’entre nous est d’une richesse telle qu’on dirait en effet qu’une bonne fée s’est penchée sur son berceau. Ce qui manque malheureusement à la plupart des hommes, et qui me fait en tout cas cruellement défaut, c’est la vista, comme disent certains sportifs. C’est la capacité, à n’importe quel moment, d’utiliser ses moyens, et même ses manques, ses qualités, et même ses défauts, en fonction de ce qui va advenir dans l’immédiat. C’est pouvoir continûment orchestrer ses forces et ses faiblesses, même au repos, ce qui permet des gestes et des pensées coulés. Autrement dit, c’est, avec et malgré l’intelligence, retrouver la perfection de l’instinct. Ce que je demanderais donc à votre bonne fée, ce n’est pas davantage de ceci ou de cela, mais la faculté de ne jamais voir mon intelligence foutre le camp au moment où j’ai le plus besoin d’elle, mes muscles se raidir quand tout commande de les mettre en action, mon imagination déborder quand il suffit de faire une addition, ma sensibilité s’autocensurer quand elle devrait au contraire se donner libre cours. Être soi-même au mieux de sa productivité, de sa fiabilité, partout, en toute circonstance, pour n’importe quoi, avec n’importe qui. La peur, la nervosité, la suffisance, l’agressivité, sont autant de fauteurs de troubles chez l’homme et dans la société. Être bien dans sa peau, dans tous les sens de l’expression, n’est-ce pas finalement le critère palpable, si j’ose dire, du bonheur ?
Moi.- Il ne me reste plus qu’à vous remercier pour ces sages propos. Au revoir.
Anatole.- À bientôt.
Anatole aux Dossiers de l’écran
Le présentateur.- Pendant que notre ami René de Kerlen recueille et classe les premières questions des téléspectateurs, j’aimerais que chacun d’entre vous dise quelques mots sur le film que nous venons de voir ; mais, auparavant, rappelons succinctement qui sont nos invités ce soir. Maître Rateau, vous êtes donc avocat, vous avez écrit un très beau livre sur les Sioux et, à ce double titre, vous êtes tout désigné pour prendre dans ce débat la défense des Indiens. Le professeur Lacampe enseigne l’histoire de l’Amérique à l’université de Caen et a écrit, lui, plusieurs ouvrages, qui font autorité, sur les Indiens d’Amérique Centrale. Monsieur Radaineau est directeur des relations humaines à la société ATK, chargé plus particulièrement du personnel travaillant sur les chantiers de cette société située hors d’Europe, et par conséquent, Monsieur Radaineau, vous êtes responsable, en haut lieu, des Indiens œuvrant pour votre société en Amazonie.
Radaineau.- Je précise tout de suite que je n’ai d’ailleurs jamais mis les pieds dans cette région.
Rateau.- Vous devriez faire le voyage. Vous seriez édifié sur la barbarie de votre société.
Une voix (celle de Mademoiselle Cartella).- Barbarie est oune éphémisme.
Anatole.- Euphémisme. Euphémisme.
Cartella.- Grazia.
Le présentateur.- Je vous en prie. Procédons dans l’ordre. Je tiens d’abord à achever les présentations. Mademoiselle Cartella est italienne. Elle est étudiante à l’université de Turin où elle suit particulièrement, sinon exclusivement, des cours d’ethnologie. Elle vient de faire, en compagnie d’autres étudiants, un voyage d’étude en Amazonie et elle me disait tout à l’heure, en coulisse, que ce voyage l’avait tellement… j’allais dire transportée, qu’elle envisage de le transcrire au niveau d’un livre, peut-être déjà en cours ?
Cartella.- Yé écrit les dix prémières pages.
Le présentateur.- Mister Hawnes est, lui, citoyen américain, membre de l’administration fédérale… j’allais dire du FBI ; mais non, vous n’avez absolument rien à voir avec ces gens-là, vous êtes fonctionnaire d’un département chargé d’administrer… j’allais dire de gérer, les réserves d’Indiens.
Hawnes.- Exact.
Le présentateur.- Enfin, le rôle de Monsieur Candide sera tenu ce soir par un écrivain que je n’ai même pas besoin de présenter puisqu’aussi bien tous les téléspectateurs auront vu sa photo sur les deux ouvrages qui ont assuré son étonnante célébrité. Si la caméra voulait bien se fixer sur notre Monsieur Candide… Voilà qui est fait. Merci. Maintenant… j’allais dire en prologue, si nous disions quelques mots au niveau du film que nous venons de voir ? Monsieur le professeur, que pensez-vous de ce film ?
Lacampe.- Que voulez-vous que j’en dise ? C’est du cinéma et je suis très peu connaisseur en la matière. C’est mouvementé, pas très sérieux naturellement, mais je ne me suis pas ennuyé.
Le présentateur.- Avez-vous été satisfait au niveau des mœurs, de la peinture des Indiens qui évoluent dans ce film ?
Lacampe.- Évidemment non. Ces Indiens-là ne sont pas plus indiens que moi cinéphile ; mais enfin, c’est un divertissement.
Rateau.- Vous appelez divertissement le massacre systématique d’une tribu entière de ces pauvres gens ?
Lacampe.- Certes, ils meurent comme des mouches tout au long du film, mais enfin…
Radaineau.- Cela ne vous a pas empêché, maître Rateau, de siroter votre jus de fruit.
Rateau.- Et vous, de mâchonner votre cigare.
Le présentateur.- Mademoiselle Cartella, comment avez-vous trouvé le film ?
Cartella.- Oune bonne film dé série B qui a sou m’intéresser jousqu’au bout. Ma yé trouvé qué les sitouations né correspondaient pas, ma alors absoloument pas, aux habitoudes, aux habits, aux habitantes… C’est parfois très anachaotique.
Anatole.- Anachronique.
Cartella.- Grazia.
Le présentateur.- Je pense, René, que vous avez peut-être déjà une idée des questions que les téléspectateurs se posent au niveau de ce film. Êtes-vous déjà en mesure de nous donner quelques thèmes… j’allais dire majeurs ?
René.- Eh bien ! Ecoutez. Nos téléspectateurs sont pour la plupart sensibilisés par les méthodes barbares de punition, par les sévices infligés à ces pauvres Indiens dans le film, surtout par ce véritable génocide auquel on assiste à la fin, et on peut d’ores et déjà résumer les questions qu’ils posent en faisant deux grands groupes. Pour les uns, c’est sûr, ils le savent, ils ont pu le lire dans des articles écrits sur ce sujet, dans des reportages, des méthodes, des sévices pareils existent et ils demandent : quand et comment y mettra-t-on fin ? Pour d’autres, la question se pose de savoir si vraiment des situations comparables existent en Amazonie. Y a-t-il, oui ou non, génocide de ces peuples et, naturellement, si c’est faux, pourquoi laisser circuler des histoires pareilles et, si c’est vrai, comment peut-on accepter cela ?
Le présentateur.- Merci, René. Nous touchons donc là au centre… j’allais dire au nœud du problème. Mademoiselle Cartella, vous êtes allée récemment en Amazonie ; avez-vous vu, de vos yeux vu, des scènes comparables, de près ou de loin, à ce que nous a montré ce film ?
Cartella.- Non. Yé né pas vraiment vou des choses comme ça ; ma yé pouis vous dire qué lé climat qué yé décélé dans certaines parties mé donne à imaginer qué des scènes pareilles né sont pas absoloument fausses. Yé ou vraiment l’idée, tout au longue dé mon périple, qué les Indiennes, lorsqu’ils sont entrés, sont pet-être les hommes les plous heureuses de la terre ; ma, d’autré part, quand ils sé trouvent mêlés aux blanches, qu’ils sont sans cesse ménacés des pires infortounes. Ça sé voit à la façon dont on leur parle, aux bouscoulades dont ils sont l’objet, à leur régard perpétouellement inquiète, à mille choses impalpables qui n’échappent cépendant pas au voyageur tant soit pé courieuse.
Radaineau.- C’est le regard de l’insécurité que donne la misère lorsqu’elle est confrontée à une certaine opulence et aussi à une certaine technicité.
Hawnes.- Exact.
Le présentateur.- Mister Hawnes, êtes-vous allé en Amazonie ?
Hawnes.- Non, mais j’imagine très bien ce regard traqué de la misère devant l’opulence et la technicité dont parle Monsieur Radaineau.
Rateau.- Qui contraste, je suppose, avec le regard épanoui de vos Sioux et de vos Cheyennes parqués comme des singes dans vos réserves zoos.
Hawnes.- Je vous prie, maître, d’abandonner ce ton et ce langage quand vous parlez de nos réserves qui n’ont rien à voir avec ce que vous avez pu imaginer, vous, Européens, à une époque récente de votre histoire…
Rateau.- Justement, je n’aurais jamais osé vous le dire mais, puisque vous m’en fournissez l’occasion, je n’hésite plus et je prétends que vos réserves sont des camps de concentration et que les Américains se conduisent en l’occurrence comme des nazis.
Hawnes.- Je proteste !
Cartella.- C’est vous qui faites lé scandale ! Où va-t-on si chacoune sé met à parler à la fois ?
Lacampe.- Et tout cela à cause du regard d’un Indien.
Rateau.- Cet Indien au regard humide souffrait peut-être d’amour pour vos charmes, Signorina Cartella ?
Cartella.- C’est dé la mouflérie. C’est vous qu’on dévrait mettre dans oune réserve.
Le présentateur.- Allons ! Allons ! Messieurs, un peu plus de réserve.
Anatole.- Je dirais plutôt : un peu moins de réserve, pour l’instant, et retournons en Amazonie. Il y fait plus calme parce que c’est plus loin de nous que les USA qui sont dans cette pièce même puisque Monsieur Hawnes les représente.
Le présentateur.- Fort honorablement.
Hawnes.- Merci.
Le présentateur.- Merci, Monsieur Candide, d’avoir contribué à rétablir le calme et, puisque vous êtes le plus posé, je vous donne la parole. À votre avis, les brutalités dont sont victimes dans le film les Indiens de cette partie de l’Amazonie sont-elles pure fiction ou recouvrent-elles des éléments approchants au niveau des faits, des réalités ?
Anatole.- Le fait même que vous posez cette question prouve suffisamment que vous vous moquez de la réponse, comme tout le monde, et que ce problème glisse sur nous tous comme s’il était question du sort que réservent à leurs chiens les Esquimaux. Encore suis-je optimiste car, à l’heure actuelle, il serait sans doute plus aisé d’émouvoir les foules et les gouvernements en dénonçant d’éventuels mauvais traitements infligés aux chiens esquimaux. L’histoire des bébés phoques est là pour le montrer et l’on peut se demander si cette ancienne actrice française du cinéma, qu’il est inutile de nommer, eût pu aussi aisément se rappeler à notre bon souvenir si elle était tombée en arrêt devant une relation des safaris humains organisés dans certaine partie de l’enfer vert. Il faut bien faire cette constatation : pour utiliser un langage à la mode, nous ne nous sentons pas concernés par les Indiens. Bien que tout soit politique, eux échappent à la règle, ils ne sont pas politiques. Ils ne sont ni blancs, ni noirs, ni jaunes. Ils ne forment pas une minorité politique. Ce ne sont pas des citoyens. Ce ne sont pas non plus des animaux que les nécessités de l’écologie prendraient en charge…
Lacampe.- Pardon ! Les Indiens font bel et bien partie de l’histoire américaine. Il est par trop aisé de les enterrer si vite.
Rateau.- Qui vous parle de les enterrer, professeur ? C’est d’une exhumation qu’il s’agit ici. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec notre éminent homme de lettres. Vous dites : les Indiens ne sont pas politiques et, à ce titre, ne sauraient retenir notre intérêt. Je vous rappelle cependant deux faits qui, eux, sont politiques, et j’en vois même trois. Vous avez d’abord les Indiens d’Amérique du Nord. Ils vivent pour la plupart dans des réserves. Quoi qu’en disent et qu’en pensent le gouvernement et le peuple des Etats-Unis d’Amérique, il s’agit proprement d’un univers concentrationnaire. Il y a d’ailleurs des révoltes dans ces réserves. Le fait qu’on les passe sous silence est bien une option politique. Deuxièmement, il y a les Indiens d’Amazonie. Là, dans le meilleur des cas, ils disparaissent d’eux-mêmes, lentement mais inexorablement, à cause du rétrécissement et de la dégradation de leur milieu naturel, rétrécissement et dégradation qui sont imputables aux multinationales. Dans d’autres cas, ces mêmes multinationales exploitent et assassinent l’Indien d’Amazonie comme l’Égypte antique exploitait et assassinait ses esclaves pour édifier les pyramides que nous connaissons. Il y a enfin troisièmement l’Indien et le métis de pays comme la Bolivie, le Pérou, le Brésil, etc., sous-alimentés, sous-prolétaires, en un mot sous-produits d’une civilisation où le brassage des races ne s’est pas forcément accompagné du brassage des ressources et des fortunes. Comment peut-on rester indifférent ?
Hawnes.- Au nom du gouvernement que je représente, je m’élève solennellement et vigoureusement contre l’affirmation de maître Rateau selon laquelle nos réserves figureraient un univers concentrationnaire. Je regrette que les responsables de la télévision française n’aient pas songé à inviter ici, ce soir, un de nos chefs cheyennes ou séminoles. Il aurait alors pu répondre en personne à une telle accusation dénuée de tout fondement et qui, d’ailleurs, si elle n’avait pas été lancée devant des millions de téléspectateurs, prêterait plutôt à sourire tant elle est, comment dites-vous… loufoque !
Cartella.- C’est vrai qué dans la réserve l’Indienne est oune prisonnière politique à vie, oune otage, oune individou en résidence sourveillée.
Hawnes.- Absolument pas ! Je m’élève contre une assertion aussi gratuite.
Rateau.- Vous n’avez pas pu opérer de même avec vos Noirs !
Le présentateur.- René, avez-vous reçu entre temps d’autres appels ? Avez-vous d’autres questions de téléspectateurs à nous communiquer ?
René.- À vrai dire, non. Il semblerait que les problèmes qui sont ici en cause ce soir n’intéressent nos téléspectateurs que de ce seul point de vue : y a-t-il ou n’y a-t-il pas violence vis-à-vis de l’Amazonien ? En fait, les appels qui viennent de nous parvenir font tous remarquer qu’il n’a toujours pas été répondu à cette question primordiale.
Le présentateur.- Professeur Lacampe, on vous a très peu entendu jusqu’ici. Voulez-vous répondre à la question de nos téléspectateurs : peut-on, oui ou non, parler de génocide en Amazonie ?
Lacampe.- Génocide est un bien grand mot qu’il faut, je crois, réserver à d’autres phénomènes, bien plus graves, hélas ! Le génocide suppose la volonté consciente, voulue, délibérée, de supprimer un peuple à des fins politiques. Je ne sache pas que quelque gouvernement que ce soit, que quelque trust international que ce soit ait aujourd’hui manifesté cette volonté atroce à l’égard des quelques tribus d’Indiens qui peuplent encore l’Amazonie ; ou alors, disons qu’il y a meurtre collectif sans intention de donner la mort ou, dans certains cas, non-assistance à peuple en danger de mort. Maître Rateau s’est exprimé de façon très juste, quoique cursive, sur cet aspect. Il a dit tout à l’heure : nous rétrécissons et nous dégradons le milieu naturel de ces gens-là, et c’est vrai. Il faut comprendre que, malgré les apparences, cette immense région que constitue encore l’Amazonie est, compte tenu des particularités du climat, de la faune et de la flore, d’une part, et du mode de vie, des mœurs et des techniques rudimentaires des tribus indiennes qui y évoluent, d’autre part, un écrin délicat, instable et finalement trop exigu pour la vie de ses peuplades pourtant peu nombreuses. Le Français, l’Américain, le Russe, ont finalement besoin d’un très petit espace pour assurer leur vie. L’Amazonien, lui, a besoin de grands espaces pour survivre car il ne s’est pas donné les moyens techniques de mettre en coupe réglée une nature particulièrement hostile et rebelle. Pour me faire mieux comprendre, je dirai que, si la Belgique, ou la Suisse, n’était qu’une forêt équatoriale remplie d’une végétation luxuriante et d’une faune grouillante, le Belge, ou le Suisse, ne pourrait survivre. Notre civilisation a, certes, raccourci les distances, mais elle a aussi élevé de manière exceptionnelle la productivité, la rentabilité et la viabilité de chaque mètre carré où elle est implantée. Il ne faut à chacun de nous que quelques centaines de mètres carrés pour assurer son gîte et son couvert. Or, que faisons-nous en Amazonie ? Nous rétrécissons chaque jour davantage cet espace vital. Non seulement nous y portons atteinte physiquement, si j’ose dire, en défrichant, en occupant, en transformant la forêt, mais surtout, surtout, nous contrarions, par l’effroi que nous inspirons aux tribus encore sauvages, l’expansion de ces tribus qui se recroquevillent sans cesse davantage dans les coins les plus reculés de cet immense territoire, terrorisées par le bruit de nos jets, de nos excavatrices, de nos foreuses, de notre énorme panoplie technique qui danse autour de cette chevelure amazonienne une fantastique danse du scalp. En ce sens, je me demande finalement si la solution américaine n’est pas encore la plus humanitaire et s’il ne faudrait pas une fois pour toutes s’attaquer délibérément et franchement à l’Amazonie, avec une concentration énorme de moyens techniques, cerner et recueillir ses habitants, les dégrossir et les replacer ensuite dans un milieu moins sauvage, plus restreint, au lieu d’agir comme nous le faisons aujourd’hui, c’est-à-dire au lieu de tuer ces tribus lentement, mais sûrement, pour ainsi dire à petit feu.
Cartella.- Professeur, vous nous faites rétomber dans lé problème des réserves.
Rateau.- Que je persiste à considérer comme des camps de concentration.
Lacampe.- Nous ne nous en sortirons pas autrement. Malgré toute la générosité du monde, il ne faut pas se leurrer et il faut au contraire regarder en face cette évidence : il y a, entre ces tribus de Jivaros et autres et nos sociétés plus ou moins développées un fossé immense qui se creuse de jour en jour. La raison commande à notre cœur de sauver ces malheureux des alligators, des piranhas, des boas constrictors et de la prison verte.
Le présentateur.- Autrement dit, le débat porte sur le point de savoir s’il faut laisser ces gens-là… j’allais dire tranquilles dans leur coin, s’il faut donc accepter l’existence sur la terre d’un territoire inexploité constituant pour ainsi dire un musée naturel… j’allais dire vivant, de l’homme primitif parvenu au niveau d’un certain degré, probablement l’avant-dernier, de l’évolution humaine ou s’il faut au contraire venir au secours de ces malheureux en leur faisant tant bien que mal rattraper le chemin perdu. Faisons un tour de table sur cette question, si du moins, René, vous n’avez pas d’autres questions plus intéressantes…
René.- Non. Vous pouvez faire votre tour de table.
Le présentateur.- Je m’adresserai d’abord à maître Rateau. Maître Rateau, nous vous écoutons.
Rateau.- Je penche évidemment pour la première branche de l’alternative. À mon avis, il faut tout simplement laisser ces gens-là tranquilles. Nous n’avons aucun droit de les traquer d’abord, de les conditionner ensuite. Quelles seraient nos réactions si des êtres interplanétaires super-doués et pourvus de techniques à côté desquelles les nôtres apparaîtraient par comparaison rudimentaires s’avisaient sous prétexte de nous sauver, ou plutôt, soyons réalistes, dans le but plus prosaïque d’exploiter nos ressources naturelles, s’avisaient donc de nous faire tous prisonniers et de nous regrouper en un endroit déterminé ? Nous parlerions alors du fascisme de ces êtres interplanétaires. Ce serait la fin de notre monde, de notre civilisation, dont nous sommes si fiers. Laissons donc ces gens-là en paix. Ils meurent sous la dent du tigre ou dans les fièvres de la malaria tandis que nous mourons du cancer ou d’un accident de voiture. C’est leur affaire. Nous n’avons aucun droit de les placer sous notre joug. Ce qui m’effraie, c’est que nous ne tarderons certainement pas à découvrir là-bas des richesses telles que les plus belles plaidoiries n’y feront rien. Ce qui m’effraie, c’est qu’en attendant ce rush avide vers l’Amazonie, on tue de l’Indien aussi aisément que l’on tire le cerf ou le sanglier. Car il y a des safaris humains. On le sait pertinemment. Les témoignages concordent. On ne peut rester les bras croisés devant de telles atrocités. Les gouvernements qui, juridiquement, selon les frontières reconnues par le droit international, ont en charge telle ou telle partie de l’Amazonie sont naturellement au premier chef responsables de ces atrocités ; mais, en fait, nous le sommes tous et l’assemblée générale des nations unies, qui parle beaucoup, qui ergote beaucoup sur les droits de l’homme et leur violation à travers le monde, devrait s’occuper aussi des exactions répétées commises sur les Indiens Aucas ou les Indiens Jivaros, pour ne citer qu’eux. Tel est mon point de vue.
Le présentateur.- Monsieur Radaineau ?
Radaineau.- Représentant l’une des cent premières sociétés internationales, et par son chiffre d’affaires, et par son…
Anatole.- La publicité clandestine est interdite à la télé, Monsieur Radaineau.
Radaineau.- Je n’ai pas l’intention d’en faire. Je disais donc : représentant l’une des premières multinationales, j’ai malheureusement conscience que l’on veut ici me faire jouer le rôle du méchant. Je vais donc essayer d’être méchant du mieux que je le puis. On m’accuse, moi, société ATK, d’une présence à la lisière de l’Amazonie, très exactement en Guyana, et d’une présence qui est en outre… disons polluante pour les tribus d’Indiens avoisinantes. Je dis à dessein : présence polluante, car, finalement, osons élever le débat. Il s’agit avant tout d’un procès écologique. Alors, permettez-moi de dire ici ce que je dis partout et toujours dès que nous sommes attaqués par les écologistes : il faudrait quand même savoir ce que l’on veut et être conséquent et décent ; il est vraiment aisé de crier : mort aux pollueurs ! quand on est confortablement installé dans l’environnement douillet que perfectionnent chaque jour davantage lesdits pollueurs. On roule dans des engins de plus en plus fiables, on utilise des télécommunications de plus en plus sophistiquées, on réclame des instruments de plus en plus performants, et, dans le même temps, on fronce le sourcil quand un arbre est abattu dans la forêt norvégienne. Est-il besoin de rappeler cette évidence qu’il n’y a pas d’omelette sans œufs cassés et que le cuisinier ne casse pas des œufs pour le plaisir sadique d’entendre le son des coquilles qui se brisent mais tout simplement parce qu’on lui commande des omelettes, et de plus en plus grosses ?
Cartella.- Ma oune gangster crapoulé pét aussi dire à son bambino qui loui réproche d’avoir toué oune pâtissière : yé t’ai fourni des magnifiques gâteaux qué tou aimes tant et tou né trouves rien d’autre à mé dire qué des réproches !
Anatole.- Et le petit Auca qui adore les côtelettes d’homme est aussi bien mal venu de reprocher à son père de passer son temps à tuer des Jivaros.
Radaineau.- Merci d’avoir rappelé que ces gens-là se bouffent entre eux.
Le présentateur.- Maître Rateau, l’anthropophagie est-elle coutumière en Amazonie ?
Rateau.- Disons qu’ils se rendent entre tribus quelques menus services.
Lacampe.- Les pensions de retraite n’existent pas là-bas. Ils ne peuvent nourrir les vieux.
Hawnes.- Alors ils s’en nourrissent.
Le présentateur.- On a du mal à croire que de pareilles coutumes existent encore. Monsieur Hawnes, c’est à vous.
Hawnes.- Cet aspect anthropophagique, qui, entre nous, est d’ailleurs fort limité, puisqu’il ne concerne que quelques rares tribus, tombe à pic. On voit bien qu’il ne saurait être question de laisser ces gens-là indéfiniment dans l’état où ils se trouvent à présent. Ce serait mal comprendre notre devoir que d’abandonner ces peuplades à leurs mœurs antédiluviennes, à leurs maladies, à leur disparition quasi inéluctable. Devra-t-on attendre qu’il ne subsiste d’eux qu’une centaine de spécimens pour ensuite les recueillir dans des zoos et les soigner comme des pièces de musée ? Quoi qu’on ait pu dire, le gouvernement américain a sauvé dans les meilleures conditions la race indienne. Nos méthodes sont éprouvées. Elles sont peut-être perfectibles et devraient sans doute nécessiter en l’espèce une adaptation, mais en tout cas elles ont fait leur preuve. Il reste que l’ampleur de la tâche en Amazonie et le contexte international, puisqu’aussi bien l’Amazonie ne se situe pas à l’intérieur d’un seul et même pays, commandent ici une action internationale.
Le présentateur.- Monsieur Hawnes, les Etats-Unis d’Amérique seraient-ils prêts, selon vous, à mettre leur puissance et leur expérience au service d’une telle action internationale… j’allais dire collective ?
Hawnes.- Je ne puis répondre à votre question car il ne m’est pas possible de préjuger dans cette éventualité des décisions de mon gouvernement. À titre privé, cependant, je pense que oui, mais cela n’engage que moi.
Cartella.- Moi, yé souis… déjasonnée… non… désamorcée. Comment dites-vous ?...
Anatole.- Désarçonnée ?
Cartella.- Voilà ! Déjasonnée. Grazia. Yé souis allée en Amazonie. Cé qué yé vou m’a enthousiasmée. Certes, yé été aussi inquiétée par certaines côtés, certaines réactions, comme yé lé disais tout à l’hère, en cé qui concerne la dignité des indigènes dé cé pays. Mainténant, vous parlez tous dé faire dé cette immense contrée oune réserve. Moi, yé vé bien car finalément céla facilitéra considérablément lé travail des anthropophages… Pardon ! des anthropologues comme moi. Ma, dans cette réserve, qui allez-vous mettre ? Vous allez mettre lé féroce Yivaro qué yé né yamais vou, vous allez mettre lé doux Indienne qui m’a porté mes bagages et qui était si contente et si fier dé parler à oune blanche qui s’intéressait à son sort. Et les métis, vous allez les mettre ? Et pourquoi né mettriez-vous pas alors cé Français qué yai rencontré, à la peau si basannée qué yai l’ai d’abord pris pour oune sicilienne, pouis pour oune métis, et qui en fait était oune dingue ? Vous rencontrez là-bas des gars vraiment drôles qui à é sels pourraient constitouer toute oune réserve dé spécimens très intéressantes pour tout anthropophage. En fait, dé mon point dé voue, cé qué yé crains, cé qué vous allez rendre l’Amazonie moins intéressante en la rendant plous accessible. Cé né séra plous l’Amazonie et yé crois qué y’aurais alors intérêt à transporter mes… mes… pénates ailleurs, par exemple en Nouvelle-Guinée. Lé Papou, cet inconnou, mérite aussi qué l’on sé penche vers loui car, dé mon point dé voue, il est tout aussi digne d’intérêt.
Le présentateur.- Autrement dit, vous pensez, Mademoiselle Cartella, qu’il vaut mieux laisser ces tribus d’Indiens dans leur état… j’allais dire présent, pour conserver intact, au niveau de l’ethnologie, ce terrain d’étude… j’allais dire de choix ? Vous ne craignez donc pas d’être découpée en fines lanières et de faire l’objet d’un court-bouillon ?
Lacampe.- Si vous le permettez, et pour reprendre ce que disait à l’instant Monsieur Hawnes, je crois qu’il faut quand même souligner que l’anthropophagie est un phénomène en voie de disparition. Ceci dit, je pense que le débat sur l’Amazonien peut parfaitement être élevé et généralisé en posant cette question qui est déjà depuis quelque temps d’actualité : comment faire évoluer un peuple très vite vers une civilisation technicienne sans pour autant attenter à son identité, sans le déstabiliser trop gravement ? Ce problème ne se pose en effet pas seulement en Amérique Centrale, mais également en Papouasie Nouvelle-Guinée, dans toute l’Afrique et finalement dans le monde entier. Si, après avoir entrevu quelques Indiens en Amazonie ou quelques Pygmées en Afrique Australe, on se transporte rapidement dans une réserve Sioux, on s’aperçoit que ce passage de l’homme sauvage – je dis à dessein sauvage, et non primitif – on s’aperçoit, dis-je, que ce passage de l’homme sauvage à l’homme moderne peut fort bien se réaliser à moindres frais. La perte par les Sioux de leurs valeurs morales et spirituelles traditionnelles ne les a finalement pas déboussolés au-delà de quelques générations. Certains continuent d’ailleurs à observer entre eux les rites ancestraux dans les réserves, qui ne sont plus que d’aimables retraites collectives et non des camps de concentration comme on a tendance à les imaginer d’ici, mais ils le font par habitude et par atavisme, comme nous quand nous allons au temple ou à l’église. Les Etats-Unis ont ainsi bien réussi leur coup. La seule chose que l’on puisse leur reprocher, et elle est de taille, bien qu’elle ne concerne d’ailleurs pas le problème évoqué ici ce soir, c’est leur racisme qui leur colle à la peau bien davantage que le souvenir de la peinture de guerre à la peau du Cheyenne.
Rateau.- Pourquoi voulez-vous, professeur, que nous nous passions de l’évocation du racisme ?
Hawnes.- Je serais obligé, dans ce cas, de me retirer.
Cartella.- Cé sérait pratiquer la politique dé l’autrouche.
Le présentateur.- Le professeur Lacampe a raison : il n’est pas indispensable de situer ce débat au niveau du racisme. Nous n’en finirions pas. Retournons plutôt aux Indiens d’Amazonie. D’ailleurs, professeur, vous n’aviez pas terminé votre intervention. Vous avez de nouveau la parole.
Lacampe.- Merci. Je disais donc que, tout compte fait, l’expérience de l’Amérique du Nord, avec ses fameuses réserves, n’était pas négative. Elle a permis à l’Indien de franchir en douceur toutes les étapes nécessaires vers la plus haute technicité en lui permettant cependant de souffler un peu : en pouvant à loisir se retirer, se retremper dans la réserve, le candidat à la civilisation pouvait reprendre haleine et faire d’ailleurs en même temps œuvre pédagogique auprès de ses congénères moins évolués parce que moins téméraires.
Rateau.- Il n’empêche, professeur, que vous parlez de la réserve telle qu’elle se présente aujourd’hui. Elle n’a cependant pas toujours été ce village de vacances, cette aimable retraite, ce lieu de pèlerinage, que vous semblez dépeindre. Il n’y a pas si longtemps, elle ressemblait plutôt à une cité interdite, à un ghetto.
Lacampe.- N’exagérons rien. Elle n’a jamais été véritablement un ghetto. Mais retournons en Amazonie. Là-bas, le problème est sans doute différent car nous avons affaire, non pas à celui que j’appelle l’homme sauvage, mais presque à l’homme primitif. Il ne s’agit pas seulement de faire accéder l’Indien d’Amazonie à des techniques et à des modes de production ou de vie, mais bien de l’aider à franchir une étape énorme dans l’évolution humaine. Ce que je crains, c’est qu’une réserve, au départ, s’apparente alors moins à un ghetto qu’à un zoo. Pourtant, nous ne pouvons pas laisser indéfiniment ces tribus dans leur état actuel. Il faudra bien, un jour ou l’autre, prendre ce problème à bras-le-corps avant que ces peuplades aient disparu à tout jamais.
Cartella.- Cé qué yé crains, c’est qu’elles né rétiennent dé nos techniques qué la fabrication dé l’alcool.
Hawnes.- Si c’est pour désinfecter leurs plaies, ce ne sera pas si mal.
Le présentateur.- Il se fait tard et je crois qu’il va falloir, hélas ! clore ce débat. Monsieur Candide, il vous appartient de conclure. Vous avez la parole pour deux minutes et trente secondes très exactement.
Anatole.- Contrairement aux autres participants à ce débat, qui n’ont qu’à se laisser aller à dire ce qu’ils savent, à être eux-mêmes, à prolonger ici ce qu’ils étaient avant de pénétrer dans ce studio, j’ai, moi, un rôle à jouer et je crains de mal l’interpréter. Vous m’avez demandé de tenir le rôle de Candide. Vous donner satisfaction, c’est, je pense, retrouver les réactions de Candide tel que se le représentent les téléspectateurs, c’est-à-dire le bon Français moyen, frondeur et malicieux en surface, mais au fond plein de gros bon sens paysan. Ce Candide-là, fidèle à sa devise voltairienne, a presque envie de vous dire : mieux vaut cultiver son jardin. Et c’est un peu ce que nous nous disons tous chaque soir, au moment de nous coucher, quand, après une dure journée de labeur, nous refermons notre fenêtre sur les étrangetés des mondes lointains que nous permettent d’apercevoir les médias. Ce soir, ce furent les Jivaros. Demain, ce sera au tour des homosexuels. Après-demain, la tragédie des Khmers ou des Afghans. Pour moi, Candide, le sort malheureux des Jivaros, les problèmes ardus rencontrés par les homosexuels et la grande misère des Khmers rouges ou des Afghans sont à la fois trop proches et trop lointains. Je les perçois mais ne puis les ressentir. Qui trop embrasse mal étreint. On me demande trop de me battre sur tous les fronts, à moi qui m’épuise déjà à me battre contre l’égoïsme de mes concitoyens. Quel que soit le sort véritable des Indiens d’Amazonie, ce fut encore une fois ce soir un débat de passionnés, un débat d’initiés, j’oserai même dire : un débat de privilégiés. Vous, vous allez vous revoir, vous allez continuer. Moi, je n’ai fait que passer. Et avant de vous quitter, je suis au regret de vous dire que vous ne m’avez pas convaincu. Vos Jivaros et vos Aucas, vous pouvez vous les garder. Ils ne sont pas réels. Ce n’est pas de votre faute. Mais, voyez-vous, je n’ai jamais mis les pieds en Amazonie. Mes yeux, eux, ont vu, mais de la pellicule, des images de papier. Comme l’on dit de nos jours, je ne me sens pas concerné. J’ai en outre un sentiment de méfiance. Je me dis : pourquoi diable parle-t-on subitement de l’Amazonie ? Y aurait-on découvert de l’uranium ou du pétrole ? Quand on s’occupe des autres, cela commence toujours par de la sollicitude. La sollicitude, c’est souvent le premier symptôme de l’esclavagisme. Il est aussi une autre raison de se méfier : pendant que l’on me fait l’honneur, à moi, Candide, à moi, Français moyen, Européen moyen, de débattre devant moi, entre spécialistes, du grave problème des Indiens d’Amazonie, que mijote-t-on pour moi au Parlement ou au Gouvernement ? Je me dis : ce débat que l’on m’a proposé ce soir, pourquoi ne pas l’avoir mis à l’ordre du jour du Conseil des ministres ou de l’Assemblée nationale ? Ne cherche-t-on pas à m’occuper, à me distraire, tout en me faisant croire que l’on ne peut se passer de mon opinion ? Les exactions qui ont dû être perpétrées dans l’enfer vert – car il ne saurait y avoir de doute sur ce point, il n’y a pas de fumée sans feu, trop de relations en ont été données pour qu’il n’y ait pas au moins une parcelle de vérité dans ce que l’on a dit à ce sujet – ces exactions sont abominables. Elles ne le sont cependant pas davantage que celles qui sont commises chaque jour sous nos yeux, ici même, en France. Je pense, en disant cela, à ce fléau de la drogue, qui n’est pas un fléau, mais un crime, commis par quelques salopards suffisamment puissants pour bénéficier de la protection de ceux qui sont chargés de nous protéger ou de nous gouverner. Et puisque la mode est ici d’élever le débat, c’est-à-dire, en fait, vous en conviendrez, de le perdre de vue, permettez à Candide de faire cette triple constatation ou plutôt la constatation d’une triple étrangeté : premièrement, jamais civilisation n’a, autant que la nôtre, dénoncé le crime ; la multiplicité des associations de sauvegarde ou de protection de tout ce qui bouge ou demeure inerte en témoigne à elle seule. Deuxièmement, aucune société n’a, autant que la nôtre, perfectionné sa justice et surtout sa police. On pourrait donc conclure que le crime, aujourd’hui, a peu de chances de rester impuni. Eh bien non ! Car, troisièmement, et paradoxalement, jamais les criminels n’auront joui d’une aussi grande impunité. Pourquoi ? Parce que, depuis pas mal de temps, la justice et la police ont moins pour fonction de poursuivre les criminels de tout poil que de surveiller et de réprimer les délinquants politiques…
Le présentateur.- Vous vous éloignez de l’Amazonie et cette émission est maintenant terminée…
Anatole.- J’en termine, rassurez-vous. Je sais que les spots publicitaires ne peuvent pas attendre… Pour en revenir à l’Amazonie, j’admire et je respecte la passion de maître Rateau, du professeur Lacampe et de Mademoiselle Cartella ; et je leur dis : si vous voulez vraiment défendre vos Indiens, alors politisez-les au maximum…
Le présentateur.- Eh bien ! Cette émission est maintenant terminée. Il ne me reste plus qu’à vous remercier tous pour la qualité de vos interventions et vous, amis téléspectateurs, pour votre attention. Je vous donne rendez-vous à la semaine prochaine en espérant vous retrouver nombreux devant votre récepteur pour un autre dossier de l’écran. Bonsoir et à bientôt.