Il y a en chacun de nous trois êtres :

Le premier, c’est l’être banal, quotidien, l’être de presque tous les jours, l’être commun à tous les hommes, l’être « social ».Vivre socialement, cela consiste à vivre comme tout un chacun : craindre la guerre, mais y aller, comme au bureau, au service militaire ou à l’école. C’est cet être qui me fait manger, boire et dormir. C’est cet être qui me fait aller au cinéma le dimanche, comme le fait mon voisin, qui est marchand de ferraille, et ma voisine, qui est bonne à tout faire. C’est cet être qui me fait subsister, tant bien que mal, serré dans l’immense humanité qui marche sur la même route. Quand j’écoute cet être qui est en moi, j’ai envie de gagner de l’argent, d’aller sur la Côte d’Azur au mois de juin, d’acheter une limousine, un appartement luxueux, de belles robes à ma femme, et de me payer de temps en temps un bon repas dans un grand restaurant. Bref ! J’ai envie d’agir de telle sorte que l’on dise en parlant de moi : « As-tu revu Untel ? Il se débrouille bien : il vient d’acheter une Ferrari et il a un chalet en Haute-Savoie. »

Je t’exècre, ô mon être premier ! Et, en t’exécrant, j’écoute mon être second :

Il me dit : « Révolte-toi, si tu es un homme ! Pourquoi acceptes-tu de ton patron qu’il te traite de crétin ? Pourquoi as-tu accepté de laver les latrines au service militaire ? Pourquoi n’as-tu pas le courage de refuser de partir à la guerre ? Pourquoi roules-tu en voiture et habites-tu douillet appartement quand tout le monde meurt de faim ? Révolte-toi et deviens justicier : pille les banques, ces réserves de crimes ; poursuis les capitalistes, ces criminels ; houspille les prolétaires, ces esclaves complices ; porte l’effroi dans la vase. Par mille exactions et mille révoltes justes perds-toi, mais retrouve-toi. Secoue le joug de la lâcheté et préfère une mort d’homme libre à une vie d’esclave. » Ainsi me parle parfois mon être second.

Je te crains, ô mon être second ! Et, en te craignant, j’écoute mon être troisième :

Il me dit : « Du calme ! Du calme ! Et considère que la révolution détruit plus qu’elle ne construit. Endure sans rien dire les pires injustices, pardonne à ceux qui t’offensent, supporte patiemment le mal que te font les méchants ; si l’on te frappe sur la joue, tends l’autre ; sois stoïque dans l’adversité et n’abuse pas de la Fortune. »

Ainsi, il y a en nous trois êtres : le premier, c’est le social, le second, c’est le gangster, le troisième, c’est le saint. Le premier est inerte et sot comme une pierre, le second nous tire en arrière, et le troisième nous pousse en avant.

Le gangster et le saint se ressemblent bien plus qu’on ne le pense. Tous deux sont des héros, des super-hommes. L’homme social, lui, n’est ni ange ni bête ; le gangster est une bête, le saint se veut ange. Le gangster et le saint sont comme deux hommes immenses qui dominent le groupe compact et misérable de leurs frères plus petits ; et, par cette hauteur, par cette élévation même, ils prennent conscience de ce qu’est l’humanité et ils ne sont pas satisfaits. C’est là que leurs chemins se séparent, c’est là qu’enfin ils se différencient : le gangster éprouve de la répulsion devant ce monde humain idiot et méchant ; il s’aperçoit d’une chose fondamentale, c’est que les hommes craignent la force parce qu’ils sont lâches ; il en déduit, dans sa passion, qu’il faut recourir à la violence pour obtenir la justice ; et il est un fait que la justice du « milieu » est implacable, efficace et juste. La justice de la société régulière est une parodie de justice. C’est une vaste mascarade, peut-être nécessaire mais nécessairement fausse.

Le saint considère le même monde, considère les mêmes imperfections, considère la même lâcheté, la même idiotie, la même méchanceté ; mais il adopte une autre méthode pour sortir l’humanité de sa fange : il souffre, il recherche les coups pour montrer ce qu’est la souffrance, pour faire honte à ses semblables ; il fait jouer le petit atome de bonté et d’intelligence et cherche à le faire grossir, grossir…

Et l’Histoire nous montre que la violence a toujours fait perdre à l’homme le chemin qu’il avait parcouru grâce à la sainte patience. L’homme n’est ni ange ni bête et le combat perpétuel se déroule entre l’ange et la bête. Les gangsters tirent d’un côté, les saints tirent de l’autre, en sens inverses. Ce sont les héros qui meuvent les civilisations.