Il apparaîtra bientôt de plus en plus nécessaire aux hommes de bonne volonté qui appellent de leurs vœux l’édification d’une Europe unie, puissante et souveraine, de créer une formation politique ayant une assise populaire et qui soit un relai entre les manifestations sporadiques et isolées des instances interétatiques et des dirigeants gouvernementaux, d’une part, et le sentiment national confus et latent des peuples européens, d’autre part. Seul un parti multinational homogène, ayant ses racines dans chacun des peuples européens et pour but la promotion d’un grand peuple européen, pourra fournir le ciment indispensable à l’établissement d’un édifice dont la difficulté se mesure aux nombreux et retentissants échecs antérieurs enregistrés pas l’histoire. Il ne peut y avoir d’émancipation ou d’unification nationale viable sans intervention d’une formation politique populaire adéquate : des Jacobins aux Carbonari, la naissance des États modernes passe traditionnellement par l’action de mouvements de partisans et ne peut être assurée par la seule volonté d’un homme ou d’un petit cénacle ; elle a impérieusement besoin que les minorités agissantes qui s’expriment en son nom trouvent complicité et justification jusque dans la plus humble chaumière. C’est là une condition non suffisante, certes, mais absolument nécessaire, d’une nécessité si évidente qu’il ne serait nullement indispensable de la démontrer si l’évidence ne se heurtait en la matière à des objections et des obstacles plus ou moins sérieux.
Certes, de nombreux cercles ou groupuscules qui se sont donné pour but l’unification européenne se sont jadis spontanément créés en Europe, et tout particulièrement en France. On peut citer pour mémoire, notamment : « Le mouvement européen », « Le comité français pour l’union paneuropéenne », dont ont fait partie, entre autres, Georges Pompidou et Maurice Schumann, « Le mouvement pour l’indépendance de l’Europe », « Les maisons de l’Europe » ; mais ces organismes ne représentaient que leurs propres membres ; composés exclusivement d’un petit nombre de personnalités, ils paraissaient fermés à toute intrusion populaire, partant sans doute du principe que la construction européenne est une affaire trop grave et trop complexe pour être valablement confiée aux masses. Leurs analyses de la situation de l’Europe dans les relations internationales manifestaient souvent une authentique soif d’indépendance et de puissance européennes mais semblaient n’avoir cure d’être partagées par nos ouvriers, nos employés et nos paysans ; elles étaient donc momentanément inopérantes. Ces groupuscules et leur politique montraient, par leur existence même, toute la difficulté qu’il y aura sans doute à persuader nos nations de la nécessité absolue de créer un parti représentatif du sentiment national européen, parti que l’on désignera ici par l’expression « Rassemblement populaire européen » (R.P.E.). La première difficulté provient donc du fait que nous risquons probablement de parler dans le désert. Il en est une autre qui s’attache à la viabilité même du R.P.E.
En supposant, objectera-t-on, que la création d’un parti de masse soit nécessaire pour la construction d’une Europe unie et indépendante, comment peut-on envisager pratiquement une telle création ? Comment peut-on seulement l’envisager théoriquement s’il n’existe pas à priori un sentiment national européen authentique et puissant parmi les peuples du vieux continent ? Or, existe-t-il vraiment un sentiment national européen ? De fait, si, comme nous le croyons et le souhaitons, il existe un jour – et cela presse – une tentative pour former un rassemblement populaire européen, nul doute que l’on daubera au départ sur ses fondateurs. Nous répondons dès aujourd’hui à ceux qui, demain, éprouveront le besoin de cacher derrière l’incrédulité leur inquiétude, ou leur conservatisme, ou leur espérance inavouée, ou tout simplement leur opposition : depuis plus d’un siècle, de beaux esprits soutiennent que l’Europe devrait se faire ; depuis un demi-siècle, de bons esprits prévoient que l’Europe se fera ; depuis dix ans, de grands esprits affirment que l’Europe est en train de se faire ; étant donné que sont révolues les époques lointaines où empires et royaumes se faisaient et se défaisaient par les spéculations territoriales de quelques princes, eh bien ! de deux choses l’une : ou il n’existe aucun sentiment national européen parmi nos peuples et tous les esprits précédents se sont trompés et continuent de se tromper, ou l’histoire porte véritablement en ses flancs la naissance d’une Europe unie et il faut bien alors qu’il existe un sentiment national européen sur lequel peut fort bien prendre appui un parti populaire européen et que seul un parti populaire européen peut d’ailleurs développer, affiner et étendre à toutes les couches sociales de la nation européenne.
Quant au problème de la viabilité matérielle d’un tel parti, il peut être résolu commodément par l’adoption de structures adéquates. Imaginons que, dans chaque État, des hommes résolus s’attachent à capter systématiquement l’adhésion de leurs concitoyens à un programme général sur l’édification européenne, tout en leur assurant, en contrepartie, qu’ils défendront leurs intérêts dans les rouages politiques locaux ou gouvernementaux pour tout ce qui ne ressortit pas de l’édification européenne ; et que ces groupes d’hommes politiques ainsi polarisés appliquent systématiquement, en matière de politique européenne, dans chacun des parlements nationaux, des consignes puisées auprès du bureau central d’un parti populaire européen à forte discipline ; on concevra alors parfaitement, non seulement que l’idée d’un rassemblement populaire européen peut fort bien être viable, mais aussi quelles pourraient être l’influence et la rentabilité du R.P.E. dans la construction démocratique de l’Europe de demain : seulement deux ou trois représentants d’un tel parti dans chacun des parlements européens seraient déjà, pour l’édification harmonieuse de l’Europe, d’une utilité plus grande que l’actuel Parlement européen, amalgame impuissant de représentations parlementaires hétérogènes qui n’emportent avec elles à Strasbourg que leurs divisions internes et leurs querelles électorales et partisanes. Si tant est que les institutions communautaires de l’Europe des Vingt-Huit se caractérisent par une trop grande sécheresse technocratique et manquent par trop d’un lubrifiant démocratique, un parti puissant et homogène, dont l’influence atteindrait les moindres recoins de l’Europe, qui aurait une assise populaire, une tactique et une stratégie définies, pourrait faire bien davantage pour la démocratisation de l’ensemble européen que cette respectable collection de députés sans doctrine définie, sans tactique déterminée, sans besoin de stratégie.
Il est un autre avantage précieux que ce rassemblement populaire européen pourrait procurer à l’Europe : lui donner une école, une pépinière d’hommes politiques rodés et rompus à tous les aspects, à tous les problèmes de l’édification de la grande patrie, désengagés par définition de leurs allégeances respectives. Dans cette confrérie où les hommes les plus divers auraient lutté côte à côte dans, et parfois contre, leurs institutions nationales d’origine au nom de la grande institution unificatrice, il serait moins malaisé de voir se dégager une élite des querelles et des jalousies nationales. Le jour où les peuples européens auront à élire un président de la grande république, c’est parmi un tel rassemblement qu’ils pourront le plus aisément exercer leur choix et non parmi les divers chefs d’État ou de gouvernement en place : la magistrature supranationale qui sera celle du premier président de l’Europe conviendra mieux à un homme ayant exercé son influence à l’intérieur du R.P.E. qu’à telle ou telle personnalité revêtue d’une magistrature nationale et suspecte par définition aux yeux de la plupart des peuples européens.
Qu’elle devienne un État unitaire ou fédéral, ou une simple confédération d’États, l’Europe en gestation, quelles que seront finalement son étendue et sa puissance, ne sera viable que si elle aura pu s’édifier sur un large consensus populaire. Donner à ce consensus populaire la possibilité de s’affirmer et de se développer, canaliser et unifier le sentiment national européen, créer les conditions et les moyens d’une vie politique à l’échelle européenne et assurer même le recrutement d’un personnel politique européen, telles sont les ressources que pourrait prodiguer le parti de l’Europe.
Une idée formulée ne participe plus du néant mais n’a pas encore totalement accès à la vie. Qui voudront bien et pourront donner vie à celle-ci ? Nous avons posé la question.