On ne peut bafouer longtemps, même au nom du réalisme politique, la dignité de son peuple. Les gouvernants des pays européens feraient bien de tenir compte assez vite de cette loi historique.
Il ne s’écoule pas de jour sans que les Etats-Unis d’Amérique n’exercent de pression sur tel ou tel pays européen avec le consensus de tous les autres pays européens faisant partie du « système ». On pourrait emplir des volumes en résumant les ingérences commises par les Américains en Europe grâce à la complicité aveugle de ceux qui, pourtant, prétendent bâtir le devenir européen. Qu’ils soient allemands, français, belges ou italiens, de droite ou de gauche, du centre ou excentriques, nos hommes politiques ont au moins cet étrange point commun de penser, sinon de dire, qu’il ne faut jamais, et de quelque manière que ce soit, faire de la peine aux Américains. Beaucoup sont sincèrement convaincus que ces derniers forment un peuple particulièrement intelligent, bon et généreux, chargé par un décret de la Providence de protéger l’humanité contre son ivraie, que cette ivraie soit d’espèce cheyenne ou vietnamienne, communiste ou simplement nationaliste. D’autres conviennent cependant en privé qu’il est d’autres moyens de protéger l’humanité que l’exploitation des plus faibles et le chantage érigé en politique internationale. Qu’est-ce qui empêche donc ceux-là de secouer le joug ? C’est tout simplement le réalisme politique qui n’a de politique que celle de l’autruche.
C’est au nom de ce soit disant réalisme que l’on ferme partout en Europe les yeux sur les contradictions et les étrangetés du monde dit « libre ». C’est au nom de ce soit disant réalisme que l’on accepte, parfois même en échange de pots-de-vin, de trahir son pays pour demeurer fidèle à Washington. Dans l’impressionnante cohorte historique des peuples tombés en esclavage, longue est la liste des chefs pour qui le réalisme consistait à obéir toujours davantage au peuple maître dans l’attente de quelque revirement problématique ; plus courte, mais combien plus ardente dans les mémoires, est la liste de ceux qui ont compris que, dans l’agonie des âmes collectives, seule l’utopie peut redonner la vie. Lorsqu’une société rampe dans la poussière de l’esclavage, c’est l’utopie qui doit tenir lieu de réalisme puisque le gros bon sens est sujet aux mirages.
Que ceux de nos dirigeants qui ne sont pas entièrement satisfaits de leur qualité de contremaître, ou de facteur, qui leur commande de répercuter sur les peuples dont ils ont la charge les directives de la Maison Blanche et les désirs de Wall Street ne cherchent pas ailleurs qu’en Europe la solution de ce problème : il existe dans nos pays européens de l’Ouest un anti-américanisme profond qui ne demande qu’à exploser, comme il a existé dans nos pays de l’Est un anti-soviétisme viscéral qui, un jour, a fait davantage et mieux qu’à Budapest et à Prague.