Nous sommes un siècle particulièrement vaniteux. Nous nous imaginons être tellement réalistes et matérialistes que nous sommes persuadés de n’avoir plus aucune croyance, aucun idéal, aucun mysticisme. Il est vrai que les deux guerres mondiales effroyables que nos ancêtres ont connues ont pu légitimement tuer en nous l’idée même de patrie, que nous subissons les directives d’États et de sociétés voués entièrement à la puissance économique et que ces mœurs subies ou voulues ont éteint en nous la notion même de morale. Il est vrai que nous allons si avant dans l’explication scientifique du monde que nous ignorons le besoin d’une religion et d’une métaphysique. Il est par ailleurs naturel que, dans la plupart des domaines, nous rejetions les idées et les institutions du passé. Tous les siècles, toutes les civilisations ont agi de même pour leur bien-être et leur santé. Il est ainsi non seulement naturel, mais heureux, que nous nous moquions des conceptions de nos aînés sur les plans économique, moral, politique, artistique, que nous tournions en dérision les anciennes techniques et d’antiques préoccupations. Il serait même plus heureux que ces regards goguenards se portent sur l’essentiel de ce qui fait une société et non pas, comme c’est trop souvent le cas, sur des objets prosaïques et secondaires qui nous permettent d’effectuer des comparaisons satiriques pleines de suffisance. Nous sourions en évoquant les semailles d’il y a cent ans ou la façon, qui avait alors cours, de planter un clou. Sommes-nous pour autant bien sûrs que les concepts qui nous servent à penser ne se sont pas rouillés à force d’avoir si peu servi ? Sommes-nous certains de ne pas stagner dans les ordres principaux de la connaissance et de l’action ? Nous méditerons bientôt sur ces questions. Disons pour l’instant que, si nous sommes un siècle vaniteux, ce n’est peut-être pas faute d’honorer de vieux mythes. C’est tout simplement parce que nous croyons pouvoir nous passer de mythes.

Ici se pose immédiatement un problème de langage. Nous emploierons trop souvent le mot “mythe” pour ne pas tenter d’expliquer une fois pour toutes ce que nous entendons ainsi désigner. Les grammairiens se voileront probablement la face devant le choix de ce mot quand ils sauront quelle signification nous entendons lui donner. Il évoque pour nous simultanément deux notions qui s’interpénètrent et dont l’une seulement peut lui être correctement appliquée tandis que l’autre n’a avec lui de parenté que par une déformation de langage pour laquelle nous plaidons coupable. Un mythe, c’est, d’une part, selon nous, ce que les sociologues nommeraient sans doute une mentalité ou, mieux, une représentation collective, c’est-à-dire un ensemble de croyances communes sur un objet déterminé. Est ainsi mythe une idée universellement reçue par l’ensemble d’une société. Est mythe ce que le bon sens populaire appellerait vérité de La Palisse, ce que Valéry nommerait malicieusement un perroquet. Le mot, qui signifie proprement récit fabuleux, allégorique, aura aussi pour but, d’autre part, de désigner une conception idéale revêtant les apparences du réel, ou, tout au moins, du possible, du vraisemblable, bien que possédant tous les attributs d’une chimère. Est mythe, en ce sens, la carotte qui fait avancer l’âne. En fait, ces deux notions se combinent entre elles de la manière suivante : les sociétés se créent des mythes au sens premier pour le besoin compris dans le sens second. Les sociétés se créent des représentations collectives car elles ont besoin de chimères qui sont le seul moteur propre à les faire avancer. Suivant le contexte, il va sans dire que nous insisterons plus particulièrement sur l’un ou l’autre aspect du mythe. Si nous disons que le racisme, par exemple, est un mythe, cela signifie que cette doctrine est généralement reçue par les membres de tel groupe déterminé et cela signifie aussi, et surtout, que cette doctrine est une fable ne correspondant à aucune réalité. Parce que le mythe est à la fois une fable motrice et une idée statique, on ne peut tuer la fable sans rendre inutile l’idée et on ne peut attaquer l’idée avant de s’en prendre d’abord à la fable.

Depuis de nombreuses décennies, il se trouve que nous démythifions à bras raccourci et jamais âge ne fut si fier de ses progrès. En fait, nous sommes usés car nos mythes authentiques, ceux qui ont la vie dure, le sont. Ils ne le sont cependant pas suffisamment au point que nous puissions les reconnaître en tant que mythes, les avouer en quelque sorte. Ils le sont suffisamment pour nous empêcher de marcher rapidement. Si nous démythifions à bras raccourci, ce n’est que trop souvent pour enfoncer des portes depuis longtemps largement ouvertes. Ainsi, le mythe de la religion, qui n’a jamais cessé de rencontrer des détracteurs fanatiques, est pourtant bel et bien mort au XVIIIème siècle. Lorsque Karl Marx y voyait un opium, il y avait bien longtemps que les libertins ne lui reconnaissaient même pas ce pouvoir sédatif. Tout ce qui nous paraît avoir pu freiner nos anciens, et qui en fait les faisait avancer, tout ce qui a pu, selon nous, leur être un obstacle, les effrayer, les mystifier, nous fait rire aujourd’hui. Nous sommes en effet un siècle clair, propre et libre. L’amour s’y explique, la haine s’y explique, l’avènement et la chute des tyrans s’y expliquent, les comportements individuels et sociaux y trouvent chacun leur raison d’être. Nous avons définitivement voué à une mort certaine ce que nous appelons indifféremment tabous, préjugés, sorcelleries, interdits, inhibitions, traditions. Nous n’avons plus, paraît-il, de mythes. Nous n’avons plus de foi qu’en la matière et il aurait un esprit bien tortueux, et il serait bien peu réaliste, le philosophe qui nous représenterait comme un idéal même cet amour exclusif de la matière.

Nous sommes ainsi un siècle blasé. Chaque civilisation a eu aussi son siècle blasé et vaniteux. Athènes a eu le sien, Rome a eu le sien, l’Europe de l’Ancien Régime a eu le sien. Il faut subir le nôtre. Il faut que vieillesse se passe si nous voulons renaître. Une renaissance est possible mais elle n’est malheureusement pas inéluctable. Il faut la souhaiter, y tendre, la hâter, car nous savons maintenant, avec Paul Valéry, que nous autres, civilisations, sommes mortelles. Avant de mourir, il faut au moins tenter de vivre. De revivre. Cette vanité qui consiste à nier l’existence en nous de tout mythe est le plus mauvais service que nous puissions nous rendre. Nous avons encore quelques mythes dont il nous faut bien apprendre qu’ils le sont. Ces mythes vieillissants, sclérosés, dont il faut faire l’effort de se débarrasser, ces veilleuses héritées du siècle des lumières, ce sont principalement : dans l’ordre de la philosophie logique, le mythe scientifique, dans l’ordre de la philosophie politique, le mythe démocratique, dans l’ordre de la philosophie morale, ou sociologique, le mythe progressiste qui englobe les deux autres.

La foi en la science, la foi en la démocratie et la certitude du progrès dans tous les domaines forment un ensemble de croyances, l’héritage spirituel du XVIIIème siècle sur lequel nous vivons encore. Si la science a été combattue, si la démocratie dans ses excès a été rejetée par de nombreux auteurs et tendances politiques de ces deux derniers siècles, si même le sentiment de progrès a été mis en doute par des esprits qui ont paru chagrins, rares sont ceux qui ont compris que ces trois critiques devaient n’en faire qu’une et être non seulement juxtaposées mais aussi étroitement confondues. Les manifestations diverses de la pensée et de l’action dans une société relèvent en effet d’une seule et unique prise de conscience du monde. Si l’on veut préparer dès maintenant un monde nouveau, il faut avoir le courage de jeter à bas cet ancien héritage en entier. Il n’est certes pas possible d’arrêter la technique, fille naturelle de la science ; il n’est pas possible de faire cesser la démagogie, fille adoptive de la démocratie ; il n’est pas davantage possible de calmer l’impatience aveugle que nous ont enseignée les générations récentes. Au moins se doit-on de maîtriser la technique en contrôlant la science, d’affaiblir la démagogie en amendant la démocratie et de rendre profitable l’impatience en calmant ses ardeurs.

 

LE MYTHE SCIENTIQUE

Il est aisé de démontrer l’existence du mythe scientifique qui consiste à attribuer à la science le monopole de la vérité. C’est un lieu commun que de se référer à la science pour affirmer ou nier la véracité d’une proposition. Dans la conversation courante, la phrase type qui revient sans cesse est : c’est, ou ce n’est pas, scientifique. On dit aussi, de manière plus pointue : c’est, ou ce n’est pas, mathématique. Pour les psychiatres des sociétés que sont les sociologues, de telles affirmations répétées chaque seconde dans le monde par les couches les plus diverses de peuples les plus différents sur des sujets les plus éloignés les uns des autres sont une preuve suffisante d’une mentalité sociale généreusement répandue. Dans le langage courant, une preuve a contrario est d’ailleurs curieusement fournie par cette autre phrase type servant à qualifier ce qui n’est pas scientifique : c’est littéraire, ou, mieux, c’est de la littérature. Comme beaucoup de méditations et de recherches, découlant autrefois de beaucoup de bon sens et d’un peu de rêverie, relèvent aujourd’hui de l’équation paramétrique, on peut penser que, paradoxalement, ce qui est littéraire est suffisamment simpliste et primaire pour ne point avoir besoin d’être consigné par écrit.

Tant que la science s’est cantonnée dans les divers domaines du réel physique, forgeant et utilisant pour cela ce merveilleux outil, cet irremplaçable langage que sont les mathématiques, on pouvait a priori considérer, sinon comme une panacée, au moins comme une approche de la vérité les hypothèses et les déductions qu’elle tirait du réel. Nous avons pourtant acquis cette fâcheuse tendance, obsédés comme nous le sommes par le confort et les jouissances que nous procurent les techniques, à voir dans les sciences physiques, non pas des hypothèses, mais bel et bien des certitudes, quitte à oublier que ce qui paraît vrai scientifiquement aujourd’hui sera faux et dépassé demain. En outre, et surtout, nous avons prétendu sottement régir avec les mêmes armes, avec le même langage, des ordres de la connaissance échappant totalement, de par leur nature, à la pénétration et à la démarche scientifiques. Les psychologues, les sociologues, les historiens, les spécialistes de la “science politique”, pour ne citer qu’eux, s’obstinent à considérer comme des sciences ce qui ressortirait plutôt, à moindre mal, à cette espèce de démarche intellectuelle en voie de disparition, qui vivote précairement dans une réserve restreinte, à cette chose bizarre qu’est la poésie, au sens le plus général, qui est en même temps le plus authentique, du mot. Hélas ! Les disciples de Montesquieu, de Rousseau, ou de Locke, préfèrent consciencieusement jouer aux savants. Ils s’abîment dans des jeux ésotériques qui consistent à analyser à la loupe ce qu’ils nomment des phénomènes humains, oubliant cependant que les hommes ont suffisamment évolué pour avoir besoin de nouveaux dogmes, de nouvelles institutions, de nouvelles pensées. Que l’on songe à ce qui se serait passé si un Montesquieu, un Rousseau ou un Locke, au lieu de nous construire les maisons, aujourd’hui vétustes, que nous habitons encore, s’étaient complu à analyser, dans cet immense bouillon de culture qu’était l’Europe pourrissante des XVIIème et XVIIIème siècles, l’influence du jansénisme sur la vente du sel en Angleterre de 1640 à 1690 ou celle de Newton sur les mœurs politiques de la Genève de la fin du XVIIème siècle. Que ne devrions-nous demeurer dans l’abstrait ! Il y a certainement en ce moment de par le monde au moins une demi-douzaine d’étudiants es “sciences humaines” qui s’occupent furieusement d’élucider ces mystères.

Il y a donc bien un mythe de l’esprit scientifique qui, au plus fort de sa plénitude vaniteuse, s’attache à démonter des mécanismes trop subtils pour lui. Voyons à présent ce qu’il en est des sciences physiques elles-mêmes, dans leur méthode et dans leur contenu.

Pour ce qui est de la méthode scientifique, toutes les critiques sérieuses se rejoignent dans cette constatation admirablement exposée par Bergson : les méthodes scientifiques ne sont sûres qu’à la condition d’opérer des coupes arbitraires dans la réalité. Plus les coupes sont nombreuses et menues, plus l’arbitraire règne sur la connaissance. Ce défaut méthodologique est chaque jour aggravé et multiplié par une tendance de plus en plus exigeante des savants à pratiquer une hyper-analyse, à analyser le réel en le découpant préalablement en parcelles de plus en plus microscopiques. En disant cela, nous glissons ainsi imperceptiblement vers la critique du contenu même de la science puisque le reproche qui lui est le plus souvent adressé est de ne contenir aucune véritable cosmogonie, de ne constituer aucune philosophie au sens antique du mot. La seule grande théorie qu’ait enfantée le XXème siècle est celle de ce poète scientifique qu’était Einstein. Si la thèse de la relativité est juste et permet de penser que les systèmes apparemment les plus solides peuvent être à chaque instant remis en question, comment ne pas sentir que la relativité est de moins en moins sensible au fur et à mesure que les systèmes se rapetissent à l’échelle des phénomènes étudiés ? Au lieu de relever le défi de la relativité, nous avons donc finalement préféré l’abolir en nous passant de tout système, d’où cet aspect hétéroclite de bazar que présente le contenu de la science moderne écartelée entre une infinie variété de sous-sciences spécialisées, jalouses les unes des autres, d’où l’incohérence des connaissances scientifiques aux yeux du profane : il ne lui est plus possible de comprendre “la” science ; tout au plus doit-il se contenter d’apprendre le plus grand nombre de sciences possible.

De fait, cette division du réel en coupes menues et systématiquement fouillées correspond davantage aux besoins de la technique qu’à ceux de la spéculation intellectuelle. La technique dévore aujourd’hui la science et c’est d’ailleurs la plus profonde critique que l’on puisse adresser à la science contemporaine : elle a perdu ses lettres de noblesse en descendant dans la rue, en s’identifiant à la vie quotidienne, en se laissant absorber et manipuler par le technicien. Il faut dire qu’elle y a gagné justement de devenir un mythe et un mythe puissant. De méthode de pensée, elle est devenue source d’action ; de maîtresse, elle est devenue esclave ; de science purement spéculative, elle est devenue science d’application pure. Il ne faut donc pas s’étonner si les savants eux-mêmes qualifient de science ou de scientifique telle ou telle recherche ayant pour but direct d’aboutir à telles ou telles nouvelles inventions ou améliorations techniques. La “science spatiale” fournit là un excellent exemple de ce travers. La science est devenue utilitaire, matérialiste, et finalement bornée. Elle a perdu sa vocation qui était de relayer la religion et la métaphysique. L’âge positif d’Auguste Comte a oublié ses propres buts : l’homme et sa propre raison d’être, le développement de son esprit, nécessité vitale de l’humanité. Il était peut-être ridicule de s’imaginer souffrir pour la gloire d’un Dieu ou faire partie intégrante des desseins obscurs d’une force supérieure. Une telle imagerie aidait à vivre, en hommes, car nous ne sommes pas uniquement pétris de raison, tant s’en faut ! Ces tendances obscures, irrationnelles, que nous portons en nous, au lieu d’être brimées et refoulées, peuvent et doivent, quand elles sont canalisées d’une façon supérieure, faire progresser l’homme et l’accomplir plus que ne sauraient le faire de froids calculs le plus souvent dotés d’un intérêt pauvrement immédiat et matériel. Vivre pour produire des machines fantastiques ne peut ni aider à vivre, ni être un but de vie pour l’homme supérieur. Par une étrange et paradoxale démarche, la science, au lieu de grandir l’homme, le rabaisse au niveau d’un castor suprêmement habile.

Si nous devions à présent prendre l’exemple d’une discipline scientifique pour illustrer nos critiques, nous choisirions la biologie et sa technique d’application, la médecine. Biologie et médecine représentent en effet la science type née d’une substitution de la raison au pur mysticisme. Parce que l’étude de la vie, et particulièrement de la vie humaine, et les recettes qui tendent à la préserver touchent le tréfonds de l’homme depuis son apparition, biologie et médecine continuent au plus haut point de revêtir, sous des apparences scientifiques, les caractères propres de la sorcellerie primitive. Le mythe de la biologie consiste justement à ignorer ces caractères au nom du triomphe de l’intelligence. Nombreux sont pourtant les aspects de cette science qui sont une honte pour l’intelligence. Une étude critique élémentaire montrerait tout d’abord le scandale intellectuel que fournit la spécialisation alliée au monopole juridique dont bénéficient les médecins et les pharmacologues. Seuls ceux-ci ont le droit de chercher et de soigner. Ce droit n’est après tout fondé que sur le consentement de ses titulaires à un recueil de traditions enseignées dans un temple fermé aux profanes. Nous montrerions le scandale de cet ésotérisme de la médecine qui se manifeste notamment dans son jargon et qui a pour but de traiter le patient comme un animal inférieur sur qui s’exercera le savoir de quelques prétendus surhommes. En regard de ce scandale, qui ne peut que retarder la connaissance de la vie, il nous serait aisé de faire ressortir en plein la vanité de ces savants et de ces techniciens, si fiers de leurs découvertes pourtant remises en question d’année en année. Nous verrions que la biologie est certainement une des sciences où sévit le plus gravement le mal moderne de l’hyper-analyse qui défie les règles du bon sens le plus élémentaire. Nous nous moquons aujourd’hui des anciennes théories expliquant la vie par le principe des humeurs et soignant la maladie par la saignée si chère aux médecins de Molière. C’est pour y substituer une foule d’analyses et de pratiques qui se contredisent mutuellement et ne satisfont ni l’intelligence, ni la pratique. Malgré cela, jamais la biologie et la médecine n’ont été des fables aussi puissantes. Les moqueries acerbes et spirituelles dont faisait l’objet le médecin dans la littérature des siècles passés ont disparu de nos contes et de nos réflexions. Jamais comme aujourd’hui le médecin n’a autant ressemblé à un sorcier protégé par la loi, le langage, la peur et l’admiration inconditionnelle de ses administrés.

Tout groupe ou toute idée endossant le manteau de la science revêt droit de cité et prend le droit de vivre. La religion ne serait jamais décédée si elle avait consenti à se donner à la science. Si nous n’avons pas remis aux savants le pouvoir de croire et de prier, nous leur avons par contre délégué celui de penser, tout en leur intimant l’ordre de penser à l’immédiatement utile. La science est bien un mythe puisque tout le monde y croit, mais elle est aussi devenue une fable puisque personne ne s’y adonne, la technique l’ayant dévorée. Il vaudrait presque mieux la déclarer caduque et inefficace et tâcher de la remplacer par une intuition prospective. Le monde de demain aura autant besoin de ces fous que sont les poètes, les penseurs et les philosophes, que de ces ouvriers supérieurs que sont devenus les savants d’aujourd’hui. Alors qu’une nouvelle cosmogonie est devenue nécessaire et que s’impose, plus que toute autre rêverie, une explication complète de l’univers interstellaire, nos spécialistes préfèrent construire des fusées. Il leur faudra bien, un jour, se mettre à un autre ouvrage lorsqu’un nouveau Copernic ou un autre Christophe Colomb viendront leur démontrer que le monde tel qu’on le professe encore est une image de musée.

Le danger, en attendant, demeure : rien n’est plus triste pour l’esprit critique que d’observer ces foules, ces peuples entiers, sous toutes les latitudes, adorant sans condition un dieu impuissant à rendre l’homme meilleur et juste bon à lui tresser les cordes du malheur. Il faudrait vraiment, une fois pour toutes, établir le bilan de cette fameuse science depuis qu’elle exerce son autorité sans partage sur les esprits. Est-il absolument positif ? Combien d’explications nouvelles au regard de toutes ces armes terrifiantes ? Combien de pas franchis dans la spéculation pure pour cette angoisse qui nous étreint si fort ? Est-on bien sûrs de ne pas vivre, là aussi, sur le dos des siècles passés ? Il nous a été aisé de développer à outrance les techniques en utilisant les dogmes, puissants encore, des âges à qui la technique répugnait. Pascal a inventé la machine à calculer comme un homme s’amuse un instant à retrouver un jeu d’enfant. Nos savants actuels sont des enfants qui refusent de grandir pour la joie d’être le père Noël d’une masse facile à éblouir et à contenter. Nous leur avons délégué le pouvoir de penser et ils font de la démagogie. Dans le domaine de la connaissance, le seul où elle avait quelque chance de succès, étrangement nous avons étouffé la démocratie : seul le médecin peut prétendre soigner, seul l’ingénieur peut prétendre inventer, seul le grand professeur peut prétendre rêver. Il n’y a ainsi rien d’étonnant à ce que plus personne ne soit capable d’innover.

Nous croyons si fort en la déesse Science que, dans les rapports futurs que nous nous plaisons à imaginer entre l’homme et sa divinité, rapports que nous prévoyons quelquefois orageux, ce n’est pas la science qui devra démissionner ou se soumettre, mais l’homme. Les chroniques des journaux du monde entier sont ainsi pleines de considérations sentencieuses sur la nécessité pour l’homme d’avoir à s’adapter de plus en plus aux exigences d’une science de plus en plus puissante et dévorante. Abîme de l’aberration ! Ainsi ont pensé ceux qui ont brûlé des hommes pour les besoins d’une religion. Encore avaient-ils peut-être cette excuse, eux, d’un idéal supérieur par essence à la vie physique de quelques hommes, d’une soif passionnée de pureté, honorable en un certain sens pour l’humanité. Encore peut-on excuser le fanatisme lorsqu’il se manifeste dans un milieu voué aux choses occultes ; mais que dire du fanatisme agissant au nom de l’intelligence ? Que dire de ces pantins débordant d’un humanisme de pacotille et qui veulent nous transformer parce qu’ils sont incapables de maîtriser leur sorcellerie ? Nous leur dirons ceci : ce n’est pas à l’homme de se plier aux exigences de la science mais, puisque vous pensez le contraire, il appartient alors aux hommes libres de se rebeller. Le jour où une institution, quelle qu’elle soit, exige la servitude complète de l’homme, le droit à l’insurrection est pour lui, non seulement un droit, mais le devoir le plus sacré. Le XVIIIème siècle a renversé la religion au nom de la raison. Eh bien ! Il nous appartient aujourd’hui de remettre à sa véritable place la science au nom de la dignité humaine.

 

LE MYTHE PROGRESSISTE

Le mythe progressiste est révélé, en tant que représentation collective, par cette phrase populaire type et bon enfant : “On n’arrête pas le progrès”. Cette phrase s’applique généralement, dans l’opinion commune, aux progrès prodigieux réalisés par la technique moderne ; mais elle reflète également la même mentalité sociale quant aux divers autres plans de la connaissance et de l’action. Nous sommes en effet persuadés que l’humanité n’a jamais cessé de progresser dans tous les domaines, même si nous admettons quelques reculs historiques, d’ailleurs jugés nécessaires, naturellement provisoires et somme toute sanitaires. Si nous avons parfois reculé ou stagné, c’était sans doute pour repartir de plus belle. En outre, nous sommes bien sûr persuadés que notre époque actuelle a su donner à ce progrès une vitesse jamais égalée et qui ne peut que croître en vertu de la loi de l’accélération de l’histoire, sauf, évidemment, catastrophe nucléaire. Cette croyance généralisée, qui fait pratiquement passer pour d’étranges neurasthéniques ceux qui refusent de s’y adonner, est, des trois mythes principaux que nous étudions ici, le plus virulent, le plus essentiel, le plus pernicieux. Il est né certainement avant les autres dans la pensée des industrieux bourgeois du XVIIIème siècle, même s’il a rencontré quelques difficultés soulevées par certains penseurs de l’époque que l’on nomme encore les pessimistes. Actuellement, il est indubitablement le mythe le plus indéracinable, malgré certaines apparences contraires. Cela n’est pas étonnant puisqu’il englobe et commande intellectuellement les deux autres. Les champions les plus officiels de ce mythe se plaignent cependant de ce que l’élite intellectuelle et artistique de notre temps s’abîme trop souvent dans un pessimisme ridicule et décadent, comme le montrent par exemple de nombreuses productions artistiques et littéraires. Là il faudrait une fois pour toutes éclaircir une dangereuse équivoque entretenue par des attitudes hypocrites ou contradictoires. On se moque ouvertement d’une certaine jeunesse qui, par la voie de l’art ou de la pensée, ou plus simplement par celle de l’action, exprime son refus de croire au progrès infini des hommes en société, tout en profitant au maximum, dans l’avidité, la curiosité et la passion du premier âge, des progrès techniques incessants des temps présents. Ceux qui se moquent ainsi et se plaignent sont généralement des vieillards couronnés et pourvus de respect social. Ils affichent, en principe, une nostalgie de bon aloi pour le bon vieux temps, mais cette nostalgie ne doit tromper personne car ils sont le progrès incarné. Ils sont l’optimisme suffisant incarné. Ils sont, eux et leurs ancêtres, les responsables directs du malaise de la jeunesse actuelle qui, elle, commence à douter plus ou moins clairement des bienfaits de la béatitude du repu. Pourtant, il sera très difficile de s’arracher volontairement à cette béatitude-là. Les optimistes le savent qui, tout en faisant mine de regretter le bon vieux temps, continuent à gâter avec application le nôtre qui est déjà si mauvais. Les jeunes d’aujourd’hui et de demain auront un effort inouï à accomplir pour se séparer de ce mythe complaisant entretenu par toutes les générations bourgeoises et technocratiques qui se sont succédé depuis les ancêtres révolutionnaires du XVIIIème siècle. Il leur sera facile de se débarrasser du scientisme et de ses funestes effets. Il leur sera encore plus aisé, malgré les apparences, de se défaire de la démocratie, qui leur apparaîtra après tout comme une espèce de gouvernement parmi d’autres. Il leur faudra par contre un fameux coup de génie, ou bien une catastrophe, pour évacuer cette idée stupide, et méprisante envers l’humanité, selon laquelle nous serions meilleurs, plus intelligents, plus instruits et plus forts que nos morts, et la certitude que nos cadavres seront enterrés par une société meilleure, plus intelligente, plus instruite et plus forte.

Si l’idée de progrès a pu être un mythe puissant, et par là-même respectable, il est temps d’en dénoncer les dangers ; il est temps, sinon de le remplacer par un noir pessimisme, à tout le moins de le nuancer en regard d’une juste mesure de nos réalités. L’une de ces réalités n’est-elle pas que, psychologiquement, l’insatisfaction est source d’efforts, quête de mieux-être, tandis que l’optimisme a tendance à se reposer sur ses lauriers ? Mieux vaut mépriser ces lauriers si l’on veut prétendre en mériter d’autres. Que l’on cherche, parmi les individus, le novateur qui n’ait pas été plus ou moins insatisfait par le réel ambiant. Les sociétés sont, sur ce point, semblables aux hommes et cette constatation leur est applicable que l’être content de soi, parce que sûr de sa perfectibilité, ne tardera pas à manger son acquêt et à dépérir. Il n’est pas de progrès sans lutte, pas de lutte sans esprit combatif, pas d’agressivité sans obstacle. Notre société actuelle a besoin d’un pessimisme authentique, et non nécessairement mélancolique, si elle veut renaître avant de mourir complètement. L’histoire peut nous donner plus d’un exemple d’un tel dépérissement faute d’une exigence supérieure. Rome est décédée pour avoir perdu de vue son idéal farouche ou plutôt pour avoir refusé d’en rechercher, d’en trouver et d’en assumer un autre. Un tel idéal, assurément, ne saurait consister dans le rot de contentement universel du monde d’aujourd’hui. “On n’arrête pas le progrès”, soit. N’oublions pas cependant que le progrès peut s’arrêter tout seul, faute de carburant. Ceci peut paraître paradoxal, mais il faut dire que cette énergie qui permet de maintenir en route la machine progressiste est justement ce sentiment secret que le progrès n’existe pas là où nous sommes, mais devant, là où nous ne parviendrons jamais, mais vers quoi nous nous dirigeons quand même par l’effet de cette obstination qui est le principe essentiel de la vie. Nous sommes en train de perdre cette vitale obstination car nous pensons tenir enfin le progrès pour avoir réussi à faire quelques pas sur son ombre. Le véritable progrès, le seul digne de porter ce nom, celui que nous ne saisirons jamais, consiste à faire d’une civilisation un modèle de sagesse.

Malheureusement, nous tournons délibérément le dos à cet idéal vers lequel nous voudrions tendre. “On n’arrête pas le progrès”, peut-être ; mais la vertu de l’homme pourrait au moins exiger de le diriger. Il faut croire que cette vertu a passablement manqué à la bourgeoisie du XIXème siècle et à la technocratie du XXème siècle car la condition de l’homme, loin de s’être améliorée, s’est finalement aggravée. Le jour où le progrès nous permettra de sortir l’ultime ouvrier de l’usine, alors les champions chamarrés du progrès, qui prêchent le bond en avant perpétuel dans les cinq parties du monde, pourront sans honte et sans peur professer la joie d’exister ; le jour où les guerres se permettront seulement l’élimination de quelques milliers de soldats de métier, alors s’élèvera peut-être un espoir légitime de voir le temps travailler au progrès ; le jour où la faim saura ne plus s’attaquer à des continents entiers, alors seulement pourra-t-on oser écrire en lettres d’or que le ciel aujourd’hui est plus beau qu’hier ; le jour, enfin, où un sourire de tristesse flottera sur les lèvres de nos élites, de nos dirigeants et de nos prêtres modernes, alors les peuples du monde entier pourront s’adonner à la liesse, rassurés par ce sourire de tristesse, persuadés qu’il a du bon puisque les maîtres ont de la peine de ne pas en avoir assez fait.

Le mythe progressiste, en tant que mentalité, représente ainsi un danger certain pour le progrès lui-même. Voyons à présent si le progrès dont il est question dans cette mentalité commune n’est pas, après tout, une belle fable mensongère. Autrement dit, avons-nous véritablement accompli des progrès ?

Il est très difficile de répondre à cette question et nous ne prétendrons d’ailleurs pas le faire. Le fait même de la soulever est déjà sain en soi. Le problème est malaisé à résoudre car il faut naturellement choisir des périodes de référence, des jalons, des points de départ et d’arrivée. Il faut également, bien sûr, circonscrire les domaines dans lesquels se fera l’évaluation. Si nous prenons, par exemple, la période comprise entre 1800 et 1950, et si nous observons, dans cet intervalle, l’état des techniques, il va sans dire que nous ne pouvons conclure qu’en affirmant une progression très nette et continue. C’est sans doute à cet indubitable progrès réalisé, durant cette période, par l’humanité sur le plan de la technique que nous nous référons pour affirmer, d’une manière générale, l’idée même de progrès. Cependant, la technique n’est qu’un aspect de l’homme qui ne peut pas être tout l’homme et, que les techniciens nous pardonnent, nous dirons même qu’il s’agit d’un aspect mineur. Les castors sont, eux aussi, capables de construire des barrages à leur mesure et ce qui séparera toujours l’homme des autres animaux, ce n’est pas tant sa haute technicité, mais c’est d’abord, comme le disait un célèbre philosophe, que les autres animaux n’ont point, notamment, de bibliothèques. L’homme est aussi, et avant tout, un artiste, un penseur, un animal politique et un être moral. Or, il est déjà très difficile de se prononcer, avec une simple approche de certitude, sur les progrès artistiques, philosophiques, politiques et moraux de nos civilisations dans l’intervalle des dates données plus haut. Qu’en sera-t-il alors pour une plus grande période ? On pourrait, soit dit en passant, penser que ce serait plus aisé, l’observation sur une très longue période permettant sans doute de grossir les différences au point de les rendre perceptibles. C’est ignorer pourtant que nous échapperions alors aux difficultés rencontrées dans une étude comparative des différentes étapes d’une civilisation pour tomber dans celles, encore plus ardues, que présenterait une comparaison entre deux ou plusieurs civilisations. Sur une période assez longue jouerait en outre nécessairement ce que l’on peut appeler le facteur cyclique : comme la vie elle-même dans chacune de ses formes et de ses manifestations, une société passe, en effet, par des périodes de prospérité et des périodes de relâchement. Si l’histoire des hommes se caractérise vraiment par des progrès dans tel ou tel domaine, ceux-ci ne peuvent être comptabilisés que de cycle entier en cycle entier, sans qu’il soit tenu compte de toutes les petites dépressions que ces cycles impliquent et des révolutions, au sens étymologique du mot, que ce vaste mouvement perpétuel laisse supposer. Il doit y avoir en effet une analogie surprenante entre les révolutions des astres, celles des électrons de chaque atome de matière et celles des sociétés humaines. De fait, nous tournons certainement en rond et l’histoire, tout aussi certainement, ne peut que se recommencer. Si une société progresse, ce ne peut être que par son aptitude à passer par les mêmes étapes à un niveau à chaque fois supérieur, à un apogée et un périgée supérieurs. Nous sommes loin, dans cette conception, d’un progrès linéaire, de l’image d’un escalier, même si l’on y admet des trous et des effondrements. Progresser et reculer, c’est plutôt tourner autour d’un point comme la terre autour du soleil. Le véritable progrès de la terre, ce n’est pas l’été qui succède à l’hiver, mais une tendance au réchauffement qui fait que les étés sont de plus en plus longs ou de plus en plus chauds ou que les hivers sont de plus en plus courts ou de moins en moins froids. De même, le véritable progrès d’une civilisation, ce n’est pas la période d’abondance qui succède à celle des vaches maigres, mais une tendance à se rapprocher d’un idéal de sagesse qui fait que les périodes d’abondance sont de plus en plus étendues et de plus en plus celles de l’esprit ou que les périodes de vaches maigres sont de plus en plus courtes et de moins en moins celles de la matière.

Déjà apparaît, avec cette conception du progrès, ou plus exactement du sens de l’histoire, une méthode de pensée s’appliquant à tous les domaines, à tous les ordres importants qui constituent l’histoire. Si nous réfléchissons à la vie politique et si nous percevons le monde humain comme la marche d’une planète, et non comme la trajectoire d’un javelot qui n’en finirait pas de s’élever, alors nombreux sont les mots et les conceptions qui nécessitent une révision. Ainsi, le progressiste sera celui qui prône, non du nouveau, mais du renouveau. Il ne tournera pas délibérément le dos au passé mais, au contraire, l’étudiera attentivement pour le dépasser, sachant qu’un jour ou l’autre, les hommes devront le revivre et, si possible, dans de meilleures conditions. À certains moments de l’histoire d’une société, en ces instants rares et déchirants que l’on nomme à juste titre des révolutions, ce qu’il est bien souvent difficile de faire admettre aux conservateurs, à ceux qui refusent de prendre le tournant nécessaire, c’est le retour à des formes tellement anciennes que leur contenu moderne, pourtant adapté aux exigences de l’avenir, leur apparaît comme une rétrogradation pure et simple. De telles pseudo-rétrogradations sont dans la nature des choses. La seule angoisse des hommes qui puisse être fondée l’est justement sur leur impuissance à savoir si elles se caractérisent ou non par un authentique progrès. Si nous devions exprimer notre conception de la vie par une figure géométrique, nous ne choisirions pas une courbe parabolique, comme on est trop souvent tenté de le faire, mais une suite de courbes centrifuges ou centripètes, autrement dit une spirale. En chaque point de cette figure, à tout instant donné, un organisme a bien conscience du sens apparent de sa marche mais, quant à la question de savoir s’il va véritablement vers un mieux-être ou vers la mort, seule son histoire globalement saisie et comprise pourrait lui permettre de conclure. Se retourner quelques secondes sur le chemin parcouru et affirmer ipso facto que l’on se déplace peut être un stimulant pour les pas à venir mais ne saurait constituer la preuve d’une marche en avant. Marcher n’est pas avancer ; c’est simplement vivre, subsister. Le drame de notre époque, c’est qu’elle confond le progrès avec la vie et le retour au passé avec la mort. On peut très bien vivre immobile, ou presque, en tournant en rond sur soi-même, comme on peut très bien se diriger à grands pas vers la mort, tels ces aérolithes ayant définitivement quitté leur mère planète.

 

LE MYTHE DÉMOCRATIQUE

Il semblerait superflu d’en démontrer l’existence tant la vie politique du monde entier en est quotidiennement imprégnée. Nous devrons cependant le faire car c’est certainement le mythe le plus faible et par conséquent le plus farouchement défendu. Dire que la démocratie est une croyance universellement répandue, c’est blesser ceux qui l’aiment le plus : ceux-là voudraient bien qu’elle le soit effectivement et ils connaissent sa faiblesse. C’est aussi le mythe le plus défendu et, là, nous risquons de passer, en l’attaquant, pour le pire ennemi de l’humanité, même devant ceux qui s’y adonnent malgré eux tout en s’imaginant le rejeter. Que la démocratie soit un mythe, il nous suffit, pour le constater, de compulser quelques journaux pris à une date quelconque dans quelques pays choisis au hasard : les mots “démocratie”, “démocratique”, “démocrate”, habillés ou non du préfixe “anti” ou de l’adjectif “populaire”, sont indubitablement ceux qui reviendront le plus souvent. On dirait même que les textes d’informations ou de commentaires politiques ne servent qu’à les prononcer le plus de fois possible.

Nous avons pu passer pour un fou en critiquant la science et le progrès mais, encore une fois, nous risquons d’être considéré comme un ennemi implacable, et extrêmement dangereux, du genre humain en nous attaquant à la démocratie. Ce mythe a, en plus, été récemment traumatisé. Les mythes politiques sont très délicats et leur vie est parfois de courte durée. La démocratie a mis plus d’un siècle pour s’implanter dans le monde et, alors qu’elle était à peine assise, juste au moment où elle commençait seulement à respirer, à triompher enfin, une vague de déboires sanglants est venue la saisir. Une bête sauvage s’est dressée devant elle, griffes au dehors, crocs ouverts. Ce fut la lutte à mort contre ce que l’on a appelé le totalitarisme, plus strictement le fascisme. De cette lutte la démocratie est sortie la tête haute. Elle en est aussi sortie chancelante. Aujourd’hui, le fascisme, sinon le totalitarisme, est bel et bien mort. Pourtant, la lutte a été si terrible qu’il sert encore d’épouvantail contre les oiseaux de malheur qui veulent y regarder de trop près.

Ce que la démocratie ignore, c’est que le fascisme n’est pas son véritable ennemi ou, plutôt, son ennemi le plus dangereux. Le fascisme n’a été que la leçon grossière et violente, mais par là-même automatiquement visible, et donc aisée à combattre, de cette forme de gouvernement qui fait généralement suite à une démocratie agonisante et qui s’installe déjà insidieusement, tel un virus, dans son organisme malade. Lorsqu’elle vieillit et devient anarchie, la démocratie est attaquée par le virus de la dictature. Nous n’avons jamais autant parlé de démocratie et nous n’avons jamais en même temps autant de dictatures de par le monde qu’à notre époque. Il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence récente de la dictature dans les pays dits de démocratie populaire puisque les dirigeants de ces pays se flattaient, bien au contraire, d’avoir instauré la dictature du prolétariat, c’est-à-dire celle d’une équipe de super-prolétaires représentant les prolétaires passés et à venir. Peut-on cependant ignorer cette autre évidence que les démocraties dites libérales sont, depuis longtemps, devenues autant de dictatures réelles qui, souvent, ne répugnent même pas aujourd’hui à jeter le masque et à se présenter comme telles ? Au point que les observateurs politiques, qu’ils soient journalistes, praticiens, professeurs, sont unanimes à constater dans le monde ce qu’ils nomment un phénomène de personnalisation du pouvoir et qui recouvre en fait plus exactement la personnalisation d’une équipe dirigeante au service d’une oligarchie. Pour l’homme de la rue, qu’il soit de Rio de Janeiro ou de Dakar, de Pékin ou de Moscou, à chaque capitale correspond le nom d’un homme et non pas celui d’un régime ou d’une assemblée. Fait plus grave : ces hommes, qui gouvernent en dernier ressort, disposent aujourd’hui de moyens techniques tels et manipulent une telle centralisation que la dictature de César ou celle de Robespierre nous apparaissent aujourd’hui comme de belles et sages images illustrant les premiers âges candides de la vie politique.

Les monstres ne procèdent pas d’une génération spontanée ; ils proviennent d’un dérèglement de principes existants : si la démocratie a accouché, un jour, du fascisme, c’est bien parce qu’elle portait en elle le gène du totalitarisme. Qu’elle soit libérale ou socialiste, bourgeoise ou prolétaire, elle ne peut ignorer que les maux dont elle souffre, et qui ont failli l’emporter en plein milieu du siècle précédent, ne cesseront qu’avec elle car elle n’est plus adaptée aux exigences du monde moderne. Née en Grande-Bretagne, elle est en train de sombrer doucement avec elle. Ailleurs, ne voulant pas sombrer, elle est obligée de se trahir ou de se donner. En attendant, force est de constater que, s’il ne faut pas confondre le mot et la chose, jamais nous n’avons eu si peu la chose que depuis que le mot est si répandu.

La chose a-t-elle seulement vraiment existé d’une manière historique autrement que dans l’imagination des hommes ? La démocratie n’est-elle pas en outre une belle fable élaborée à certaines époques pour enrober la réalité et satisfaire les cœurs à défaut des esprits ? Jean-Jacques Rousseau, après avoir poussé dans ses derniers retranchements la définition de la démocratie, reconnaissait qu’un tel régime politique ne pouvait trouver d’application que dans des territoires très petits et faiblement peuplés, sous peine d’être complètement déformé et finalement trahi par un système quelconque de représentation. Pour Rousseau, la démocratie ne devait pas être cette mascarade consistant à nommer une élite éphémère et omnipuissante parce que relevant de l’élection, mais bel et bien la seule manière de dégager une volonté générale sur tel ou tel sujet par la consultation de tout un chacun. Une telle exigence n’était-elle pas déjà satisfaite dans les cités grecques de l’antiquité ? Ceux qui l’assurent oublient que ces cités, fameuses pour leurs institutions, comportaient souvent dix esclaves, juridiquement incapables jusqu’à l’inexistence, pour un seul citoyen ayant droit de parole et d’action. Les cités de la Grèce antique n’ont donc pas connu de démocratie véritable puisqu’elles éliminaient ainsi de la vie politique, par l’institution de l’esclavage, la plupart de leurs habitants, réservant cette vie politique, et même juridique, à l’élite relativement peu nombreuse des citoyens en titre. Elles nous ont cependant donné un merveilleux exemple d’application de la seule technique valable de la démocratie, la technique de l’élection d’un certain nombre de magistrats chargés d’agir et du vote direct par tous les intéressés des options législatives à prendre. Un tel régime n’était viable que parce qu’il s’appliquait à un nombre restreint de citoyens, à une élite peu nombreuse et facilement rassemblée sur l’agora.

C’est un peu ce qu’ont voulu organiser les constituants français de 1789, puis, après eux, les légistes du monde entier : une démocratie le plus souvent authentique mais malheureusement limitée à un petit nombre d’hommes réunis en une ou plusieurs assemblées. Voilà donc plus de deux siècles que nous parlons de démocratie tandis que nous faisons de la démocratie en chambre, en chambre de députés. Nous avons pris à Montesquieu, pétri d’antiquité, d’aristocratie et de réalisme, l’essentiel de sa pensée, mais nous faisons semblant d’être les fidèles disciples de Rousseau que nous avons pourtant délibérément trahi et rejeté. Si nous avions voulu lui être fidèles, il eut fallu découper la vie nationale de chaque pays en une foule de minuscules secteurs géographiques et structurels : alors, dans chacun de ces groupuscules, la démocratie eut pu aisément ne pas être une utopie hypocritement tenue pour une réalité. Il serait possible d’instaurer la démocratie à l’intérieur d’un village, d’un quartier de ville, d’une entreprise industrielle ou commerciale de petites dimensions. Il serait même aujourd’hui possible, grâce à nos moyens techniques, de l’organiser à l’intérieur de tout un secteur professionnel. Il n’est pas encore possible de consulter toute une grande nation, nombreuse et affairée, sur la question de savoir, par exemple, ce qu’il faut répondre à tel ou tel pays après les déclarations de la veille de telle ou telle personnalité étrangère. C’est sans doute à cause de telles impossibilités que l’on a décrété la nécessité de tout centraliser entre les mains de quelques représentants (puis, bientôt, étant donné les exigences du monde moderne, entre celles d’un seul homme), ce qui a eu pour effet de les voir dicter in abstracto leur attitude à quelques centaines de personnes groupées dans un village, lesquelles personnes se moquent bien en général de la politique internationale et préfèreraient se réunir elles-mêmes sur la place du village pour déterminer leur propre conduite à l’égard des campeurs ou pour décider librement du prix de vente de la récolte annuelle.

En ce sens, on peut dire que la monarchie française absolue, celle de Louis XIV, a très probablement connu plus de démocratie authentique que les gouvernements qui se sont succédé dans ce pays depuis 1789. L’homme qui peut décider de la façon de gagner et de manger son pain, d’organiser ses activités professionnelles et privées, qui peut participer à la propreté, à la sécurité et à l’environnement de sa propre cité ou de son propre quartier, qui peut gérer librement son capital moral et matériel, protéger sa famille et ses amis, se soigner comme il l’entend, se faire rendre justice, cet homme-là peut dire qu’il se gouverne lui-même. Nous sommes en pseudo-démocratie quand il s’agit de savoir ou de décider si nous aurons ou non une guerre interplanétaire, si l’Europe sera verte avant d’être politique, si nous devons ou non aider les pays qui nous ressemblent ou haïr ceux qui nous sont différents, et cependant nous mangeons le pain noir de la servitude. Nous ne sommes même pas les esclaves des représentants législatifs et exécutifs que nous avons élus, nous sommes les esclaves de leurs ministères, de leurs bureaux et de leurs offices qui pensent pour nous, qui agissent pour nous, qui nous logent là où ils veulent, règlent le poids, la longueur et le contenu de notre pain quotidien, qui régissent nos occupations et nos désirs les plus humbles. Nous sommes en pseudo-démocratie mais nous n’élisons pas nos maîtres véritables qui nous ignorent et nous modèlent uniformément dans leurs bureaux coupés de nos vies charnelles.

Si les grands problèmes nationaux et internationaux sont réglés par un personnel procédant de l’élection, les petits problèmes, ceux qui font la vie quotidienne des hommes entre deux crises, entre deux guerres, sont donc remis souverainement à des bureaux administratifs ou à des sociétés commerciales qui, eux, ne procèdent pas de l’élection. Or, l’homme de la rue, quoi qu’il en dise, n’a ni le temps, ni le goût, ni les aptitudes, pour s’occuper valablement de politique internationale et de grande politique nationale ; mais on persiste à lui faire croire que, non seulement il y est apte, mais qu’il les dirige effectivement par l’intermédiaire de ses représentants. Il est aisé d’abuser, par cet incroyable tour de passe-passe, qui est l’essence de la démocratie élective, cet homme de la rue. On s’adresse ainsi à sa vanité et à son orgueil : qui n’a pas éprouvé, en effet, au moins une fois dans sa vie, le désir d’être le maître de tout un pays ? Qui ne s’est jamais persuadé secrètement qu’il en était capable ? Qui ne s’est jamais senti envahi par une immense vague de philanthropie alliée au désir du pouvoir, au désir de participer au plus haut niveau au “grand jeu”, avec bonté et ruse étroitement mêlées ? C’est l’éternel refrain : “Si j’étais roi...”, rajeuni et à peine transformé en : “Si j’étais président de la république (ou premier ministre)...”. Ce qui est pernicieux, c’est cette faculté de donner, par un bulletin de vote, de temps en temps, au plus borné des citoyens qu’une nation puisse porter dans ses flancs, la possibilité de se prendre pour un morceau de président de la république ou de premier ministre. Le jour des élections, dans nos pays dits démocratiques, il n’est pas un citoyen qui ne se sente l’âme d’un maître choisissant ses serviteurs. Pourtant, ce citoyen-maître n’a jamais été autant dans les fers car la démocratie centralisatrice se moque de l’homme. Elle fait croire à tout homme qu’il est une sorte de génie politique ayant droit de regard sur le sort du pays et elle lui dénie en même temps tout pouvoir de décision sur des problèmes auxquels il est le seul à entendre quelque chose puisque ces problèmes le concernent directement, et lui seul, puisque ces problèmes sont la substance de sa vie.

Nous n’avons jamais eu autant besoin à la fois de libertés publiques et d’Etats forts. Si ces deux exigences paraissent s’opposer, et même s’exclure, c’est parce que nous pensons en démocrates. Quel est en effet le raisonnement qui nous empêche d’être libres dans un Etat puissant et qui a par contre pour conséquence de nous asservir dans un Etat faible ? Il faut, nous rabâche-t-on depuis deux siècles, que tous les citoyens en âge de voter participent au dégagement d’une volonté générale qui s’appliquera ensuite à tout le monde. Quels que soient les procédés retenus pour les élections et les structures des organes constitutionnels, la doctrine politique démocratique part toujours de la base, les citoyens, pour aboutir à un sommet s’exprimant dans et par l’Etat qui irradie à son tour vers la base. Le peuple agit politiquement en dégageant une volonté politique commune et une élite politique composée de simples mandataires qui mettent en forme cette volonté politique commune et l’appliquent envers leurs mandants. Dans le premier stade, le peuple est souverain ; dans le second, il est sujet ; mais, comme il est sujet de lui-même, il est encore souverain. Ne nous occupons pas de savoir si cette image idéale est ou non applicable en fait. Nous avons déjà remarqué que Rousseau avait vu juste en tenant pour une vaste mascarade, un véritable tour de prestidigitation, le système de la représentation de cette volonté générale. Notre analyse, ici, se place à l’intérieur de l’idéal démocratique lui-même. Son premier défaut, qui entraînera tous les autres, est de faire abstraction du milieu dans lequel évolue nécessairement une nation, à savoir le milieu international. On a l’impression très nette, en lisant les auteurs et en écoutant leurs disciples convaincus, que l’ingénieux système de la démocratie a été conçu pour une société-type isolée de tout contexte ambiant, pour une société fermée. Le cercle peuple-Etat-peuple est parfait car il est fermé sur l’extérieur. Qu’un pays voisin vienne envahir notre société-type, ou menace seulement de le faire, et le bel agencement idéal s’écroule avec toutes les conséquences du genre. Il n’est besoin que de se référer à la révolution française de 1789 et à la révolution russe de 1917 qui ont été obligées, pour survivre, de se trahir à l’époque même de leur plus grande pureté. Robespierre et Lénine, Napoléon et Staline furent tour à tour les premiers autocrates et les premiers fers de lance de républiques ayant pourtant proclamé pour toujours la paix et la liberté. Un système qui est forcé de se trahir dès l’instant qu’il est placé en face des réalités est un système faux.

Les doctrinaires de la démocratie se sont d’ailleurs bien aperçus que leur système tournait en vase clos et qu’il ne tenait pas compte des relations extérieures. Ils ont donc tenté d’inclure le milieu ambiant dans le système et, pour cela, naturellement, ont quelque peu altéré ce dernier. Après avoir versé dans l’utopie en essayant vainement de hausser la démocratie au niveau du concert des nations, ils sont finalement parvenus à leurs fins en posant pour principe l’hypothèse la plus absurde que l’on ait jamais enseignée, à savoir que la vie politique d’un pays et la direction de sa vie internationale font un tout indissoluble. Cette idée est, elle aussi, un mythe moderne puissant qui découle nécessairement de la démocratie telle qu’elle est professée et pratiquée. Le système en sort évidemment considérablement abîmé : on va donc demander au peuple d’exprimer, ou plutôt de faire exprimer par des représentants, une volonté générale comprenant non seulement la volonté politique elle-même, celle de la vie en société, des buts quotidiens, des moyens propres à parvenir à ces buts, mais en plus cette autre volonté qui consiste à se défendre et à attaquer les autres, à pâlir aux injures d’autrui, à décider du sourire à faire à tel ou tel voisin, à prévoir les intentions dudit voisin, à s’en préserver par la force ou la diplomatie, à monter la garde aux frontières, autrement dit à servir au sens militaire du mot. Or, s’il est deux sortes d’occupations diamétralement opposées dans leur essence et absolument incompatibles entre elles, ce sont justement celles du mouton et celles du chien berger. On demande donc au peuple de former un État en mélangeant dans cette première phase deux sortes de préoccupations qui ne peuvent que dangereusement coexister.

D’ou ce fossé profond qui sépare gouvernants et gouvernés, alors que l’on nous enseigne que les premiers ne sont que les simples mandataires de ces derniers, incompréhension bien normale si l’on songe que le citoyen vote pour un représentant en fonction de problèmes bien définis et voit ensuite appliquer une politique à laquelle il n’avait pas songé un instant puisqu’elle concerne des problèmes dont on ne lui parlait pas ou qui ne l’intéressaient pas immédiatement. En outre, la démocratie, soucieuse de centralisation et d’abstraction, ayant en horreur les corps intermédiaires, a la plupart du temps écarté de son système le mandat impératif, c’est-à-dire en définitive la possibilité pour les mandants de récuser un mandataire infidèle ou négligent. Ce qui n’était qu’une absurdité ou un tour de passe-passe devient alors un épouvantable danger quand on considère la deuxième phase du processus démocratique, c’est-à-dire le dégagement par les gouvernants de la politique commune et l’application qu’ils en font à l’égard des gouvernés. C’est là qu’éclate véritablement en plein la confusion erronée des politiques intérieure et internationale.

Les gouvernants élus l’ont été pour régler les rapports existant entre les millions de citoyens de leur pays : tâche déjà considérable car il leur faut obligatoirement uniformiser ces rapports s’ils veulent gérer cette foule sans injustice trop criante ; tâche en outre dangereuse par la nécessité de se faire obéir par autant de sujets, par autant d’intérêts différents. De plus, ces hommes élus vont se trouver aux prises avec d’autres groupes de gouvernants plus ou moins bien intentionnés à leur égard. Que fera alors le chef-type ? S’il appartient à la famille des guerriers, des héros, des conquérants, qu’il soit fou sanguinaire ou poète en action, il aura tendance à ne s’occuper que de ce qui se passe au dehors pour s’y tailler une place et à considérer le peuple concret dont il a charge d’âme comme une troupe, une armée, qui, dans le meilleur des cas, devra se taire et travailler dans son coin sans broncher en se contentant d’obéir à une discipline commune, sans possibilité de réforme ou d’évolution car le chef manque de temps pour cela et parce que, d’ailleurs, ça l’agace. Si, au contraire, et c’est ce qui est arrivé neuf fois sur dix dans nos démocraties occidentales, le chef est avant tout un passionné d’administration et d’ordre intérieur, il aura tendance à se pencher exclusivement vers son pays en tournant le dos à l’histoire, aux voisins, au concert mondial des puissances. Le citoyen sera peut-être moins opprimé parce que la centralisation démocratique sera plus souple, plus articulée, mais cette liberté-là sera surtout celle de l’insécurité et de la peur du lendemain. Que l’on prenne le problème comme on veut, mais, tant que nous nous obstinerons à vouloir traiter la politique intérieure et la politique extérieure suivant un même système non différencié, nous serons toujours amenés à sacrifier l’une ou l’autre pour le meilleur et pour le pire. La véritable séparation des pouvoirs, la plus importante pour une société, ce n’est pas celle qu’il faut aménager entre le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, mais celle qu’il faudrait réaliser entre le pouvoir intérieur et le pouvoir extérieur. Ces deux pouvoirs sont trop différents de nature et s’adressent à des exigences trop opposées pour que l’on puisse valablement les confondre sans danger pour l’un ou pour l’autre. En les mêlant comme elle l’a fait, la démocratie s’est fabriqué une cotte mal taillée : elle a réalisé un type d’État qui s’éloigne nécessairement de la véritable démocratie devant exister à l’intérieur d’un pays et qui n’est pas capable d’assurer pour autant avec certitude et décision sa propre protection contre les dangers extérieurs. Le plus grand inconvénient de la démocratie, c’est d’être soit insuffisante quand elle se veut intègre, soit infidèle quand elle se veut complète. Être intègre et fidèle, cela consisterait pour elle à ne s’occuper que de politique intérieure suivant certains aspects proprement fédéralistes ; mais, si l’on veut en faire un système complet englobant la politique extérieure et la mission internationale d’un pays, il ne faut pas alors s’étonner si, à la limite, la démocratie s’estompe d’elle-même et finit par cacher son inexistence et sa trahison derrière un rideau de fer.

Jamais l’homme n’a eu autant besoin de libertés publiques authentiques à l’intérieur de son environnement immédiat que depuis que ce dernier est devenu si étendu et si étouffant. Il faut donc trouver un régime politique qui puisse concilier, d’une part, l’émiettement, l’éclatement de la vie politique interne, pour assurer au citoyen sa spécificité culturelle, et, d’autre part, la concentration du pouvoir extérieur, pour assurer à ce citoyen sa sécurité. Il faut dégager une synthèse entre une mosaïque d’États et de corps sociaux, assurant liberté et justice au dedans, et un État central fort capable d’assurer paix et indépendance au dehors. La véritable démocratie, c’est-à-dire le gouvernement de tous par tous, ne sera pas obtenue tant que nous serons obligés de faire appel à des représentants, puisqu’il est connu que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Cet idéal, devenu aujourd’hui une nécessité vitale, la paix du monde, ne sera jamais concrétisé tant que nous n’aurons pas des États forts et responsables, aptes à discuter entre eux des conditions d’une communauté progressive en nombre et en étendue.

C’est, certes, prêcher trop tôt et donc dans le désert. La paix n’est pourtant plus un rêve lointain et inlassablement poursuivi, mais une nécessité devant laquelle il convient de reconsidérer ses voies et moyens. La démocratie, au sens où nous persistons malheureusement à l’entendre, n’est pas absolument la seule forme valable de gouvernement ; elle n’a pas su donner aux différentes nations et à leur concert de meilleurs résultats que ses devancières ; elle a en outre, aujourd’hui, ce triste privilège d’être vieille, essoufflée, et de plus en plus et à la fois irresponsable et autoritaire. Les hommes de 1789 avaient promis au monde le bonheur. Si la science prétend tout connaître, ou être en bonne voie de tout connaître, si la démocratie nous a donné tous les pouvoirs, nous sommes loin cependant de goûter au bonheur annoncé et l’on peut se demander parfois si nous n’y parviendrions pas mieux en ayant la volonté de vivre dans une certaine ignorance, notamment dans celle du pouvoir.

Le monde a pu croire, l’instant d’une décennie, que la démocratie allait cependant reprendre vigueur et vivre une seconde jeunesse grâce aux révolutionnaires russes de 1917 reprenant le flambeau des révolutionnaires français de 1870. Il est vrai que, théoriquement, les démocraties dites populaires, ou de l’Est, étaient les types achevés de la démocratie. Si elles procédaient directement de la pensée de Karl Marx, revue et corrigée par celle de Lénine, il ne faut pourtant pas oublier que le XVIIIème siècle avait su déjà entrevoir leur possibilité et même leur nécessité. Les peuples dits de l’Ouest s’en sont certes tenus aux conceptions de Locke et de Montesquieu, mais des prophètes comme Jean-Jacques Rousseau ou Babeuf ont, à des titres et sous des angles divers, préfiguré bien avant Marx (ou en même temps que lui, tel un Proudhon) ce que devait être dans sa pureté la démocratie. Il faut croire d’ailleurs que les démocraties populaires ont mal choisi leur pape puisque, tout en représentant sur le papier les types achevés de la démocratie, elles en ont porté au maximum les défauts, notamment celui, primordial, de l’hyper centralisation. Le citoyen soviétique était sans doute celui qui participait le plus au pouvoir, au grand jeu, et qui, par conséquent et paradoxalement, détenait le moins de pouvoirs et de libertés. Tandis qu’à l’Ouest, l’édifice démocratique était soutenu, tant bien que mal, par les murs de l’argent et les fondations du profit, à l’Est il était étayé par un faisceau de baïonnettes. L’homme sensé et moral, à la fois épris de liberté et désireux de vivre en paix, avait à l’époque le choix suivant : s’asseoir au foyer de la fausse liberté en échange de sa conscience et de son sens du devoir moral ou bien s’asseoir au foyer de la véritable servitude en échange de son bon sens et de son esprit critique ; ou mentir et manger ou manger et se taire ; question de tempérament qui distingue, parmi les démocrates, ceux que l’on appelle les hommes de droite et les hommes de gauche et, parmi ces derniers, les modérés et les gauchistes, les conservateurs et les progressistes, les contre-révolutionnaires et les révolutionnaires, les orthodoxes et les révisionnistes ; choix brutal et pernicieux, digne des premiers âges de l’humanité, bien que recouvert à l’Est comme à l’Ouest du splendide manteau de l’humanisme. L’humanisme bourgeois et l’humanisme marxiste ont au moins ceci en commun d’avoir supprimé de nos sociétés le jeu des élites véritables. C’est un fait avéré que, devant ce choix brutal et pernicieux, l’homme supérieur choisit le paradoxe masochiste : mourir de faim plutôt que mentir ou parler plutôt que manger. C’est ainsi que l’authentique élite occidentale se tait dans la misère matérielle ou sociale, que l’authentique élite orientale se trouvait généralement, et se trouve toujours, en Chine, en prison ou en exil. Nos hommes politiques du couchant fréquentent les allées de l’aisance et de la veulerie, les tribuns du Levant étaient, ou sont, les hommes les plus sots et les plus disciplinés : d’un côté la malice du commerçant, de l’autre la bêtise de la soldatesque.

Il ne suffit pas de faire le procès de la démocratie ; encore faut-il dire par quoi il convient de la remplacer. C’est alors qu’apparaît l’impuissance du langage ou, du moins, cette confusion des mots et de leur contenu historique qui empoisonne, en politique plus qu’en tout autre domaine, les échanges de pensées et les professions de foi. Les expériences politiques de l’humanité sont nombreuses et nombreuses sont les conceptions politiques que l’on peut échafauder, mais, soit à cause de la pauvreté du langage, soit par souci de synthèse et de classification, nous sommes tenus de cataloguer ces expériences et ces conceptions dans le répertoire limité et traditionnel des régimes politiques. On peut toujours, certes, créer un mot nouveau, surtout quand il s’agit de lui faire endosser le contenu d’une expérience à vivre ; mais il faudrait pour cela être à même de définir avec précision ce contenu. Ainsi l’inventeur peut-il et doit-il donner un nom à une nouvelle machine, la baptiser en quelque sorte. Il peut le faire car cette nouvelle machine existe déjà, au moins sur plan, ou sous forme de maquette, si ce n’est de prototype. Mais comment baptiser une conception politique nouvelle dont on ne voit que les grandes lignes ? Souvent un mot nouveau ne sert qu’à masquer l’ancienneté de la chose. Toujours un mot ancien revêt une nouvelle signification. Hélas ! La plupart du temps, malgré les avertissements et les précautions de celui qui emploi un mot politique quant à l’originalité de la signification qu’il entend lui donner, le mot se charge du contenu d’un passé mort qui pourtant vibre encore. Ce poids lourd qui entraîne inexorablement les mots n’est pas la moindre source d’incommunicabilité. Nous nous trouvons donc devant le dilemme suivant : créer un mot nouveau pour définir un nouveau point de vue politique, et, comme ce dernier n’est pas élaboré en détail, se présente alors le risque de ne pas être compris du tout, à l’instar de ce snobisme intellectuel à la mode qui consiste à lancer des mots nouveaux sans dire ce qu’ils veulent dire, ou alors employer une des rares formules existantes du langage politique et tâcher de lui donner un sens nouveau, de la rajeunir, de la rafraîchir, au risque cette fois d’être mal compris et, fait plus grave, d’être catalogué, enfermé sans retour dans une case politique limitée aux dimensions historiques de la formule employée.

Soyons honnête et appelons les choses par leur nom : ce qui va suivre est une apologie de la monarchie. Le mot étant lâché, il ne reste plus qu’à essayer de le rattraper, de limiter les dégâts causés par la pauvreté du langage politique.

Qu’est-ce que la monarchie ? C’est le gouvernement d’un seul. Il est bien entendu qu’il sera question ici du sens général et abstrait de la monarchie et non d’une référence à une certaine conception politique qui tend à “replacer sur le trône” tel ou tel descendant de roi déchu dans tel ou tel pays. L’Europe est pleine de ces héritiers d’antiques monarchies qui traînent leur ennui de palace en palace dans l’attente inespérée d’un rétablissement qui, d’ailleurs, les embarrasserait fort s’il se produisait. La monarchie dont il sera question ici, outre qu’elle n’aura aucun contenu politique précis puisqu’elle ne représente encore qu’une suggestion pour remplacer une démocratie que nous estimons ne plus correspondre aux réalités de demain, n’aura à fortiori absolument aucun lien avec des rois de musée qui, jadis, ont fait leur temps et l’ont d’ailleurs correctement rempli puisqu’ils ont su tirer les conditions d’une Europe des débris de l’empire romain. C’est une loi de la politique qu’un mythe politique et l’institution qui se charge de l’incarner ne peuvent renaître que sous des formes absolument neuves. Les diverses sortes de régimes politiques étant limitées en nombre, il est fatal que l’histoire les repasse une à une. C’est en ce sens que l’on peut dire de l’histoire qu’elle se recommence et de la marche de l’humanité qu’elle ne constitue pas une ligne droite. La vie politique se caractérisant par un bouillonnement de contingences sans cesse nouvelles, il faut bien que l’histoire, dans son recommencement, suive des modalités toujours différentes, correspondant à chaque fois au visage original d’une société qui, comme les hommes qui la composent, est unique et irremplaçable. Si monarchie il devra y avoir, il y aura entre elle et les régimes semblables qui l’auront précédée autant de différences fondamentales qu’il en existe entre notre démocratie et la démocratie athénienne.

Une première objection à la monarchie est naturellement teintée fortement d’économie : le destin du monde a été tracé uniquement par les modalités modernes du processus économique ; il serait stupide d’abattre la démocratie centralisatrice à une époque où les États eux-mêmes, pris individuellement et même collectivement, ont le plus grand mal à contrôler la vie économique. Comment donc refuser au citoyen la seule liberté qui lui reste peut-être, celle de participer en haut lieu aux décisions économiques ?

Une telle objection montre bien qu’il était nécessaire de consacrer une brève étude aux mythes scientifique et progressiste et à leur interdépendance avec le mythe démocratique. Était-il vraiment nécessaire de proclamer que la liberté de l’homme résulterait du progrès scientifique pour aboutir à cette constatation que l’homme doit se plier aux lois qu’il a ainsi dégagées ? À quoi cela pouvait-il servir d’inventer une science, ou pseudo science, comme l’économie politique dont les conclusions nous apprennent à dépendre étroitement de nos activités matérielles ? On ne pouvait plus aisément contribuer à tuer l’idéal en l’homme. À ceux qui bâtiraient donc leur mépris pour la monarchie sur ce principe marxiste universellement admis selon lequel on ne peut transformer politiquement une société sans la permission et les directives de sa vie économique nous répondrions simplement qu’une révolution est déjà en marche sous leurs yeux aveugles et que cette révolution se fera par une revalorisation de l’esprit sur la matière, de l’instinct sur la raison, de l’idéal sur le ventre. Les inconditionnels du principe marxiste précité auront alors le loisir de démontrer que cette révolution était absolument nécessaire puisque l’économie avait besoin de se transformer. Soyons déjà beau joueur et abondons en ce sens : oui, l’économie doit se transformer, le monde actuel n’est plus viable pour longtemps avec un tiers de ses habitants bien nourris et les deux autres tiers mourant de faim. Nous tournons en rond sur place depuis deux siècles parce que nous refusons toujours de voir en face cette réalité : aucune théorie philosophico-politique ne s’accorde avec la volonté de puissance économique et ne tient debout sans une certaine générosité. C’est parce que nous avons voulu être puissants que nous avons instauré les mythes scientifique, progressiste et démocratique, lesquels, à leur tour, nous ont permis de bâtir ce que l’on nomme des sociétés de consommation. Parce que ces sociétés se caractérisent essentiellement par une absence totale de générosité, elles s’effondreront d’elles-mêmes avec leurs mythes. Que la puissance économique soit l’œuvre d’une poignée d’hommes libérés de tout autre devoir et de toute autre raison d’être ou qu’elle provienne de l’union étroite et quasi militariste d’une multitude de prolétaires disciplinés, lorsqu’elle est perçue comme une fin en soi, quelle que soit la tunique philosophico-politique qu’elle puisse endosser, elle dénie l’humanisme.

Quelles que soient les acceptions que le mot revêt pour le philosophe, le grammairien, l’homme d’affaires ou le politicien, partout et toujours revient cette lancinante exigence de l’humanisme : la dignité de l’homme. On n’a jamais autant employé le mot que depuis que l’on ne se soucie plus de la chose, depuis que l’homme a appris à se plier aux lois, de plus en plus nombreuses, que sa raison a découvertes. Bel humanisme en vérité que celui qui nous empêche de partager au nom de la science économique, d’aimer son prochain au nom de la psychologie, de faire du bien au nom de la science politique, d’être sociable au nom de la sociologie, toutes “sciences” qui nous sont devenues extérieures et qui nous donnent des ordres dans nos moindres actions et pensées. Bel humanisme en vérité que celui qui prétend transformer l’homme en sujet d’étude.

Cette volonté de puissance économique alliée à cet humanisme à rebours puisant sa source dans la science et la technique, tels sont les deux ennemis acharnés de nos sociétés. Devant ce raz de marée du matérialisme, deux attitudes sont possibles : constater avec philosophie et résignation la défaite progressive de l’esprit -et se consoler tant soit peu en se disant que cette défaite fait partie du cours de l’histoire, qu’elle est inéluctable, logique, irréversible, puisqu’elle découle finalement du “progrès” dont elle serait le prix- ou alors se raidir courageusement, se révolter contre l’inéluctable, la première condition d’une telle révolte passant alors nécessairement par la constitution d’une nouvelle hiérarchie sociale organisée et non pas diffuse comme celle, provenant du pouvoir économique, qui a cours dans les sociétés capitalistes. Cette dernière hiérarchie, outre son caractère injuste et barbare, a en plus le mérite d’être essentiellement hypocrite et dissimulée : dans les sociétés capitalistes, où la détention des capitaux et -de plus en plus, il est vrai- la simple détention de gros revenus sont assimilées à la dignité humaine, seuls ceux qui savent bien lire entre les lignes gagnent leur dignité ; le mérite de l’argent n’est pas en effet, à proprement parler, institutionnalisé et est au contraire apparemment battu en brèche par une immense propagande de la vertu toute nue et désintéressée. Une hiérarchie organisée, parce qu’elle est franche et publique, est plus honnête. Il faut prendre garde, cependant, de ne pas se contenter de cette honnêteté-là. Il faut aussi, et surtout, que cette hiérarchie soit basée exclusivement sur des considérations morales et spirituelles, et non pas seulement en apparence mais au contraire très profondément. L’aristocratie des défunts pays socialistes (les membres du parti communiste), très organisée et hiérarchisée, fondée en apparence sur une morale et un esprit, la morale et l’esprit socialistes, avait en réalité des buts exclusivement matérialistes. Elle n’était fondée ni sur l’honneur, ni sur le talent, mais sur l’efficacité de la discipline qui devait permettre seule à la société d’assurer sa victoire sur la matière, à commencer par les autres sociétés, ainsi ravalées au rang de matière. L’aristocratie soviétique rappelait plus l’esprit de caserne que l’esprit d’aristocratie, davantage l’esprit militariste que l’esprit tout court.

Les démocraties populaires étaient pourtant, paradoxalement, les régimes qui se rapprochaient le plus des modèles monarchistes. Elles possédaient leur noblesse : les membres du parti communiste. À ce sujet, il convient de rappeler et corriger cette erreur assez courante qui faisait de tous les citoyens d’un pays communiste, telle l’U.R.S.S., par exemple, des membres du parti. En fait, ceux-ci représentaient une fraction minime de la population. La cause de cette erreur réside probablement dans le fait que les partis communistes établis dans les pays non communistes cherchaient au contraire à augmenter le plus possible le nombre de leurs adhérents pour participer au mieux au jeu démocratique dans leurs pays respectifs. Il en était tout autrement dans un pays communiste où l’honneur d’être admis dans le parti n’était pas donné à tout le monde. Il fallait préalablement faire ses preuves et subir une longue et patiente enquête. C’était bien d’une sorte d’anoblissement dont il s’agissait. Les divers soviets et leurs præsidiums représentaient autant d’assemblées et de conseils nobiliaires régionaux ou sectoriels, avec, en haut de la pyramide, le soviet suprême et son præsidium. Enfin, le monarque était représenté en principe par une collégialité restreinte ou un seul personnage qui était alors, le plus souvent, le secrétaire général du parti. Le clergé faisait pour ainsi dire partie intégrante de la noblesse puisque le parti détenait le dogme unique de l’État sur les plans temporel et spirituel. Dans ces monarchies populaires, la dictature du prolétariat avait fini par se transformer en monarchie du prolétariat fondée sur une élite qui se renouvelait par cooptation, refusant simplement le mécanisme technique de l’hérédité pour la dévolution du pouvoir.

À l’Ouest, une pseudo-démocratie devenue une oligarchie, celle de la classe bourgeoise, puis se transformant en anarchie entrecoupée de dictatures épisodiques ; à l’Est, une démocratie authentique, ou presque, passant, par la force des choses, et insensiblement, à la monarchie, ou, tout au moins, à une dictature continue, déjà organisée et reposant sur une hiérarchie sociale puissante ; voilà le monde démocratique d’aujourd’hui qui est en réalité, au plus haut degré, un monde démagogique et totalitaire.

C’est un monde démagogique, premièrement, car c’est faire œuvre de démagogie que de faire croire à des peuples entiers qu’ils vivent en démocratie. Cette démocratie-là, gageons que les citoyens grecs n’en auraient pas voulu ; car la démocratie authentique, étymologiquement et juridiquement, c’est le gouvernement de tous par tous. Pratiquement, comme l’a bien vu Rousseau, le seul penseur politique assez simple pour aller au fond des choses, la démocratie ne peut être que l’emprise directe, et non par l’intermédiaire de représentants, de tous les citoyens sur la vie politique ; et Rousseau, qui ne pouvait pas imaginer les ressources qu’apporterait un jour Internet, se rendait bien compte que cette démocratie ne pouvait être praticable que dans des territoires suffisamment petits et peu peuplés (et nous ajouterons : dans des secteurs et des groupes suffisamment organisés). Au lieu de prendre cette démocratie authentique à la lettre, au lieu de l’appliquer aux villes et aux régions, aux activités et aux associations, nous avons en somme tourné la difficulté en organisant la démocratie parmi les « élus », cette classe de super citoyens, comme le voulait Montesquieu qui disait que le peuple est peu apte à la politique mais s’entend très bien à désigner ses mandataires. Il y a effectivement de la démocratie dans nos assemblées parlementaires, à l’Est comme à l’Ouest ; mais alors, de deux choses l’une : ou l’on prétend étendre et affermir cette démocratie et l’on supprime alors juridiquement la qualité de citoyen à l’immense majorité des hommes (et les monarchies constitutionnelles du XIXème siècle, avec leur système de suffrage censitaire, étaient, elles, sous cet angle, parfaitement honnêtes), ou bien l’on reconnaît à chacun des droits individuels déterminés et en plus grand nombre possible, notamment celui de gérer comme il l’entend ses activités, ses problèmes et son territoire, et l’on supprime la fiction des assemblées représentatives de la politique nationale, quitte à réserver cette politique à un monarque s’appuyant sur une élite courageusement reconnue comme telle. Peut-être pourrait-on alors échanger l’ombre de la liberté contre des libertés réelles ; car la démocratie actuelle est non seulement démagogique mais elle est aussi fâcheusement totalitaire.

Le monde démocratique d’aujourd’hui est en effet, deuxièmement, un monde totalitaire. Le principe même de la démocratie, le gouvernement de tous par tous, lorsqu’il s’applique sur de grandes zones géographiques et dans des sociétés techniquement très évoluées, a déjà en lui-même quelque chose de suspect et de dangereux pour la liberté. Il est d’ailleurs curieux et caractéristique de le voir instinctivement écarté par les hommes lorsqu’il s’agit d’associations ou de sociétés à but apolitique ; mais il exerce cependant un effet quasi magique sur nos masses lorsqu’il s’agit de politique. La soif de l’égalité politique est telle qu’elle nous ferme les yeux sur les dangers qu’elle peut engendrer. Tout se passe en politique comme si les hommes unissaient leurs efforts au nom de la liberté pour assassiner la liberté au nom de l’égalité et de la sécurité. L’homme, habituellement, n’aime pas que ses voisins viennent à s’occuper de ses affaires intimes ; or, pris dans l’univers démocratique, et pour avoir la joie de dire que, faisant partie intégrante du pouvoir, il s’occupe effectivement de haute politique, il a admis sur un nombre infini de points que tout le monde puisse s’occuper de lui. Cet aspect totalitaire est d’ailleurs ce qui fera sauter le couvercle de la marmite, car tout le monde, c’est-à-dire l’État, c’est finalement un certain nombre de fonctionnaires de plus en plus nombreux et donc, de par la loi des grands nombres, de moins en moins compétents, de moins en moins consciencieux et de moins en moins dotés du doigté nécessaire à la fonction publique. Il arrivera donc fatalement un jour où le citoyen moyen ne pourra plus supporter de se voir littéralement commandé, dans des domaines de plus en plus intimes, par l’État Léviathan, c’est-à-dire, au niveau le plus prosaïque, par un employé subalterne qui lui sera intrinsèquement, et cinq fois sur dix, inférieur. C’est tout le procès de ce que l’on appelle la bureaucratie, maladie endémique qui emportera la démocratie.

Quand, dans une démocratie libérale et bureaucratique, la haute politique, c’est-à-dire pour l’essentiel les divers aspects de la politique extérieure, et la petite politique, c’est-à-dire la politique intérieure, sont confondues dans les mains du Pouvoir, les divers groupes de citoyens ayant des intérêts communs, c’est-à-dire, pour employer le langage de la science politique, les divers groupes de pression, sont amenés, bien souvent malgré eux, pour obtenir satisfaction, à s’ingérer dans les grandes affaires du pays ; d’où cette absence de cohésion, de pensée et d’action soutenues, dans des problèmes qui, justement, de par leur nature, ne peuvent se passer, ne serait-ce qu’un instant, de lignes directrices ; d’où ce que l’on peut nommer proprement l’anarchie. C’est dire pourquoi la dictature est nécessaire épisodiquement dans de tels régimes pour remettre momentanément les choses en place. Périodiquement, la France, par exemple, a connu depuis 1789 le besoin de se donner à un homme pour reprendre haleine et cesser de se gaspiller dans le désordre ; et on peut se demander s’il n’eut pas mieux valu pour elle, et pour bien d’autres pays, de considérer la dictature comme devant être son régime de croisière et l’anarchie ses petites périodes exceptionnelles de relâchement.

Dans ce cercle vicieux que forme la démocratie moderne, on est obligé de revenir sans cesse sur les mêmes aspects, qui tantôt apparaissent comme effets, tantôt comme causes des maux engendrés. Nous venons ainsi de dire que la confusion des pouvoirs, la confusion des intérêts, le mélange inconsidéré des problèmes individuels, des problèmes de chaque minorité et des problèmes nationaux, des questions locales et nationales, expliquent l’anarchie ; mais ils expliquent aussi pourquoi la dictature, lorsqu’elle intervient, est plus subie que voulue et pourquoi les hommes inspirés qui l’exercent sont bien vite vilipendés dès que leur tâche prend figure ; c’est qu’en général, de tels hommes sont suffisamment passionnés pour s’occuper fermement de la haute politique, mais répugnent par contre à s’intéresser aux détails de la petite politique ; ou bien ils n’en ont pas le temps. D’autre part, parce qu’il sont dictateurs, ils ont tendance à faire taire, ou du moins à mettre en sourdine, les voix disparates des divers groupes de pression ; si bien que la démocratie libérale en mal de dictature offre ce spectacle paradoxal d’une recrudescence de puissance sur le plan des relations extérieures et d’un affaiblissement, d’un ralentissement, et quelquefois d’une paralysie totale de sa politique intérieure. Pourquoi ? Parce que le système est ainsi fait que le citoyen d’une telle démocratie ne peut rien faire de son propre mouvement quant à ses propres affaires puisque celles-ci doivent attendre l’assentiment, et bien trop souvent l’impulsion, de tous, c’est-à-dire de l’État.

Qu’on supprime cette confusion des pouvoirs en maintenant constamment cette dictature et l’on obtient une monarchie au niveau de l’État et un fédéralisme doublé d’un corporatisme au niveau des groupes formant cet État ; et le citoyen, loin d’aliéner sa liberté politique, ne pourra que la voir grandir au contraire, surtout si l’on prend soin de faire profiter ces institutions, aux différents niveaux de la politique intérieure, des aspects positifs de la démocratie authentique, à savoir : le goût des débats organisés entre tous les participants et le système électif pour la dévolution des diverses magistratures strictement exécutives. Quelle ne serait pas alors notre liberté si l’on pouvait parler sans fard d’universités démocratiques, d’associations professionnelles démocratiques, d’usines gérées démocratiquement, quitte à confier à un monarque élu pour une longue période, aidé d’une élite choisie suivant des critères uniquement spirituels, moraux et intellectuels, ce qui vraiment nous concerne tous sans exception et a besoin d’être géré par un seul sous peine de l’être par personne.

L’objection qui consisterait à dire qu’un tel gouvernement basé sur une élite et des corps intermédiaires étoufferait le citoyen ne tient pas à l’analyse. Elle ne repose que sur l’expérience d’une monarchie décadente, celle qui avait cours dans la France du XVIIIème siècle et qui s’est terminée dans le bouleversement des institutions du monde entier. Les abus et les vices d’une telle monarchie, qui d’ailleurs ont été grossis à plaisir par plusieurs générations de mauvais historiens, ou de bons historiens de la bourgeoisie, peuvent très bien ne pas se reproduire si l’on sait inventer des institutions juridiques appropriées. Nous avons, nous, Français, tellement gâché de papier pour trouver une constitution républicaine convenable qu’il serait pour le moins injuste, de notre part, de refuser de faire pour un nouveau régime une vingt-deuxième constitution quand nous en avons fait vingt-et-une pour l’ancien en l’espace de deux cent vingt ans. Le bon sens et surtout des mœurs nouvelles, aidés du Droit comparé, peuvent nous tirer d’affaire. Pour notre part, nous pensons souvent, par exemple, à cette merveilleuse institution suédoise de l’Ombudsman. L’Ombudsman est une personnalité élue tous les quatre ans par le Parlement suédois qui doit choisir « une personne connue pour sa science juridique et son intégrité ». La mission de l’Ombudsman est celle d’une sorte de tribun de la plèbe : il a pour tâche essentielle de défendre les libertés publiques et les particuliers contre les abus possibles de l’Administration dont il surveille sans cesse l’action, veillant à ce qu’elle soit conforme aux lois et règlements, et contre qui, d’ailleurs, il peut s’ériger en ministère public en engageant devant les tribunaux compétents une action contre les fonctionnaires coupables. Imaginons notre Conseil d’État ayant vraiment la possibilité d’être le juge suprême et efficace de l’Administration, toujours aux aguets de ses moindres abus effectifs ou simplement prévisibles et nous aurons une bonne image de ce que pourrait être chez nous, et ailleurs, un système aussi efficace.

Mais il est bien vrai que le Droit ne peut pas inventer les mœurs. Tout au plus peut-il les aider à s’affermir. Que ne pourrait pas faire, par exemple, une vertu civique comme celle du citoyen soviétique débarrassé de sa discipline de soldat ! Que ne pourrait surtout pas un esprit nouveau dans un Occident débarrassé du veau d’or !

D’ailleurs, il est faux, pour un Européen, de penser politiquement aujourd’hui en fonction de nations appelées à n’en faire qu’une. Tout ce que nous venons de dire n’a en fait de véritable signification pour l’avenir que dans le cadre européen ; et ce qui était alors un vœu pieux devient une certitude : comment ne pas voir que seule une monarchie est capable de faire rapidement et aux moindres frais l’Europe elle-même ? De même que la France a été réalisée patiemment, telle un puzzle, par une longue théorie de rois, de même que l’Allemagne s’est faite grâce à un Bismarck, l’Italie grâce à un Cavour, de même l’Europe devra nécessairement se faire par un ou plusieurs hommes de choix. C’est une idée bien naïve et une arme démagogique que de croire que ce sont les peuples qui font l’histoire ; ou alors il faudrait jouer sur les mots et dire qu’ils la font mais ne la signent pas. Les peuples ont besoin de chefs, les révolutions populaires ont besoin de chefs et les rassemblements de peuples ont éminemment besoin de se faire sous un chef. L’Europe sera monarchique ou ne sera pas car sa naissance s’opèrera dans des conditions difficiles et il lui faudra un pouvoir fort et stable. Trop de peuples en effet ont intérêt à noyer son avènement : ce sont soit de grandes puissances étrangères qui craignent une dangereuse rivale qui les dépouillera d’ailleurs, en naissant, de puissance et d’influence, sinon de territoires, soit de petites puissances européennes qui se contenteraient facilement d’une petite Europe immédiate et vassalisée. Europe la Grande a besoin de monarques patients et vigilants.

 

CONCLUSION

Qu’arriverait-il à nos sociétés si un cataclysme nucléaire surgissait et venait balayer, peut-être pour des siècles, nos techniques, nos institutions, nos mœurs, et jusqu’à notre façon d’exister ? Il est indubitable que la première conséquence d’une telle catastrophe serait un retour à un mode de vie assez primitif et, ce qui est encore plus grave, à une mentalité primitive. Un échec aussi complet et aussi absurde de la science entraînerait inexorablement le monde subsistant dans une vague de mysticisme obscur et régressif. D’un autre côté, les formes grossières de la vie sociale, alliées à une terreur toute récente, à la précarité des besoins, mèneraient certainement à la nécessité d’un monde politique primaire, autoritaire, et peut-être même tribal. Le cloisonnement des groupes se traduirait par la prolifération de petites monarchies d’un autre âge. Enfin, une immense tristesse et un pessimisme profond exerceraient leurs ravages sur une humanité résignée et vivotant. Un tel tableau n’est pas une pure projection d’un esprit imaginatif : c’est sans doute l’état qui nous attendrait si nous perdions la tête. Quand on pense à l’épaisseur des ténèbres qui ont recouvert l’Europe après la chute de l’empire romain, on peut légitimement frémir à la seule évocation d’une chute bien plus étendue dans son aire géographique et dans son impact social. En fait, l’humanité perdrait pour le moins la moitié de sa substance, ce mot étant pris au sens le plus général que l’on puisse lui donner.

Pourquoi une telle évocation ? Parce qu’elle est nécessaire pour nous faire comprendre qu’un monde vivant avec les lois de la catastrophe pourrait peut-être l’éviter et en tout cas la surmonter. Il nous faut de vastes monarchies à l’échelle des continents si l’on veut éviter les tyrannies locales de l’apocalypse. Il nous faut une prise de conscience poétique et spirituelle du monde si l’on veut couper la route à l’obscurantisme qui sera le fils de l’hyper scientisme. Enfin, il nous faut être sages avant d’avoir à être résignés. Nos mythes actuels nous entraînent vers une catastrophe qui appellera nécessairement des mythes diamétralement opposés dans leur sens et dans leur qualité. Ce serait une belle victoire de l’intelligence si nous pouvions nous refreiner au lieu de nous trahir, et si nous pouvions agir de telle sorte que les siècles de vache maigre que la nature dresse peut-être devant nous ne soient pas les siècles de la misère complète de l’humanité.

Nous avons essayé de montrer au cours de ce texte que, contrairement à l’opinion manifestée trop souvent, nous sommes loin de pouvoir nous passer de mythes ; que l’humanité n’est d’ailleurs pas viable sans ces fables philosophiques et politiques qui lui permettent de cheminer, c’est-à-dire de subsister dans l’intelligence ; et que, comble de l’ironie, au moment où nous nous croyons libérés de toute chaîne, les nôtres sont rouillées et nous font mal ; et ainsi nous faisons mine d’être blasés alors que jamais nous n’avons eu autant de raisons d’espérer. Nous simulons le rassasiement quand nous risquons de périr d’inanition. Nous nous croyons libres quand nous devrions nous libérer.

Nous avons tenté d’exposer les maux qui nous affligent. À notre sens, le jour où nous ferons un peu moins cas de la toute puissance et de la vertu sacrée de la science comme moyen de connaissance et comme source principale de nos activités et de nos pensées, le jour où nous remettrons au musée la vaniteuse et stérile notion de progrès indéfini, le jour où nous oserons penser politiquement autrement qu’en fonction de cette idée préconçue que la démocratie est la liberté par excellence, alors une ère nouvelle pourra sans doute éclore pour l’humanité. Cette ère nouvelle ne sera pas éternelle, comme toutes les étapes de notre histoire ; mais il faudra bien que nous franchissions celle-ci si nous voulons demeurer ce que nous sommes dans des conditions nouvelles, si nous voulons parler d’humanisme dans un monde mécanisé. Que sera exactement cette ère nouvelle ? Nul ne peut prétendre déjà la dépeindre. Faisons table rase et mettons-nous au travail. Nous connaîtrons dans les décades d’années à venir un bouillonnement d’idées tel que l’humanité en a rarement montré au cours des âges. En fait, nous sortons d’un creux de vague, nous autres générations du vingt-et-unième siècle. Les générations montantes aimeront discuter, échanger des idées et sans doute des injures. Une merveilleuse époque attend ces futurs peuples. Si cette époque sera si belle, ce n’est pas parce qu’elle saura, elle, inventer la poudre et trouver d’un seul coup ce que les hommes cherchent depuis des milliers d’années, à savoir le bonheur parfait et inconditionnel ; non ; si cette époque sera si belle, c’est parce que ce sera l’époque de la générosité et du renouveau. Bénis sont ceux qui participent à et d’une renaissance. L’homme change peu, mais un costume, si solide et si seyant soit-il, a besoin d’être renouvelé. Heureux seront ceux qui vont connaître cette époque de mesures et d’essayages.

Mais encore faut-il que notre monde vieillissant ne se fasse pas sauter la cervelle par lassitude d’être et de renouvellement ; car, et c’est un fait nouveau dans son histoire, l’humanité peut aujourd’hui se tuer. Pris entre l’angoisse, la révolte et l’espoir, il faut se dépêcher de se révolter pour avoir le droit d’espérer quand nous avons les moyens de mettre fin à notre angoisse par un refus collectif de la vie. Celui qui prétend faire table rase a de tout temps fait sourire les esprits positifs. C’est normal ; mais un tel sourire siérait mal quand, faute de raser les tables, nous serions obligés de les renverser. Ce que sera demain, indépendamment du plaisir évoqué plus haut de changer et d’essayer, nul ne peut le prévoir. Les esprits inquiets et casaniers ont le droit de se méfier ; mais nous voudrions leur faire remarquer que nulle catastrophe n’est comparable à celle qui nous attend si nous ne savons pas prendre à temps un tournant qui sera un jour ou l’autre nécessaire. Devant l’horreur que nous ont préparée nos savants, devant l’injustice économique que l’avidité d’une race, ou d’une classe, ou d’une secte, a rendue suffisamment aiguë pour justifier l’horreur, il appartient aux générations futures de comprendre que penser est quelquefois plus utile que produire. Parce que ce sera bientôt pour le monde une question de vie ou de mort, il faudra au monde de plus en plus de philosophes, de penseurs et de novateurs. Que les philosophes deviennent des penseurs et que ceux-ci osent innover et le monde sera sauvé.