L’univers est un immense appareil respiratoire formé d’un nombre infini d’appareils respiratoires de plus en plus petits qui s’emboîtent les uns dans les autres, chacun ayant son rythme propre qui le maintient en symbiose, dans ses deux phases, inspiration et expiration, avec le rythme de celui qui le précède et le rythme de celui qui le suit.
Dans cet immense cycle respiratoire de l’univers, l’homme ne semble pas avoir conscience de n’être lui-même qu’un organe respiratoire dont les inspirations et les expirations dépendent des souffles qui lui sont supérieurs. L’homme fait quelquefois penser à une alvéole pulmonaire qui prendrait le poumon dont elle fait partie pour une ambiance statique et l’oxygène pour un maléfique courant d’air. Ainsi parle-t-on, à tout propos, d’événements qui bouleversent le monde, tels que guerres, calamités, idéologies, passions et froids calculs, en oubliant ou en ignorant que ces événements existent éternellement, à l’état aigu quand le monde les rejette, à l’état latent quand le monde les appelle. Il les appelle car il a besoin d’eux, comme le poumon a besoin d’air, et les rejette sous forme de résidus inutiles, nous préparant ainsi, dans un mouvement d’expiration, à un mouvement nouveau d’inspiration, c’est-à-dire nous préparant à l’absorption d’autres événements de même nature éternelle ; et l’homme poumon, à chaque nouvelle bolée d’air, se dit : « Cette fois, c’est la dernière, celle-ci fera mon affaire. » À chaque expiration, il se dit : « Maintenant, c’est bien fini, je ne respirerai plus. » Ainsi de nos guerres, ainsi de nos colères, de nos misères, de nos souffrances et de nos peines, ainsi de nos désillusions, de nos morts, de nos échecs et de nos pertes : nous les rejetons comme des gaz brûlés, nous mettant ainsi à même d’inspirer d’autres événements, sans penser un instant que ces derniers sont chargés des mêmes guerres, des mêmes colères, misères, souffrances et peines, des mêmes désillusions, morts, échecs et pertes.
Pauvre monde, machine à haleter le temps !
Le nouveau-né qui, en cette seconde même, jette son premier cri est doté d’un appareil respiratoire. Cela est certain : il peut bien naître sans bras, sans jambes, sans rime et sans raison, mais il lui faut un cœur. Cet appareil qui le fait respirer assure une grande inspiration, qui est sa vie. Sa vie est un poumon qui participe à l’accomplissement d’une autre respiration, celle de la société humaine, qui n’est elle-même que l’organe d’un être plus vaste, et ainsi de suite jusqu’à l’infiniment grand.
Depuis qu’il pense, l’homme s’est rendu compte de la présence de cycles dans l’univers. Aujourd’hui, les cycles connus, ou supposés tels, sont très nombreux et divers : cycles biologiques, cycles historiques, économiques, etc… Ce que l’on hésite encore parfois à affirmer, c’est que tout est cycle et que tous les cycles sont étroitement solidaires les uns des autres. Ainsi, lorsque notre humeur redevient gaie, après une précédente période sombre, ce retour à la gaité est lié à la conjoncture de nos organes, à celle de la température, à l’évolution de la société dont nous faisons partie, etc… Hélas ! Cette prise de conscience de la totalité du monde s’arrête là : nous savons qu’il existe des cycles, mais, premièrement, nous ne les connaissons pas tous, et, secondement, nous sommes dans la plus complète ignorance quant à leur agencement entre eux.
Quoi qu’il en soit, cette cosmogonie est essentiellement teintée de déterminisme. Où est ici la part du libre arbitre ? Elle n’existe nulle part, certes, et, en vérité, ne saurait exister : ce que les philosophes appellent libre arbitre n’est que la faculté privilégiée des hommes de justifier leurs actes ; mais justification n’est pas détermination. Nous agissons, non parce que nous le voulons, mais parce que nous y sommes poussés par une tendance. Ce qui nous fait croire à notre libre arbitre, c’est que, doués de raison, nous pesons le pour et le contre avant d’agir ; mais ce pesage n’est en réalité qu’une mascarade, une scène de théâtre, et notre décision est toujours finalement conforme à ce qu’elle devait être nécessairement. La preuve en est qu’après coup, et avec le temps, les raisons initiales qui ont présidé à notre pseudo-détermination nous échappent plus ou moins, ou nous apparaissent fallacieuses, et nous y substituons d’autres motifs plus conformes à notre évolution présente et à la situation objective résultant de notre acte passé.
Le déterminisme de nos actes est encore plus notable et plus grave (et notre croyance au libre arbitre d’autant plus ridicule) dans nos initiatives que dans nos réactions : l’homme tranquille que le destin vient torturer en lui offrant brusquement un dilemme est au fond éminemment plus libre, plus volontaire, que l’homme prenant une initiative que rien, à priori, semble-t-il, ne lui imposait. Il y a certainement bien plus de drame, et, par là, bien plus de respect à accorder, chez l’individu qui tarde à décider une réponse au réel que chez celui qui fonce tête baissée dans une initiative se ramenant intégralement à une tendance très vive, à une certaine propension animale. Pourtant, et c’est dommage, le commun applaudit le deuxième, et le qualifie d’être volontaire, tandis qu’il méprise le premier et voit en lui un velléitaire, un homme mou, un indécis. Or, si volonté il y a, elle existe bien davantage chez celui qui tourne en rond dans sa chambre sans pouvoir prendre une décision prompte et nécessaire que chez celui qui se décide vite pour un acte que rien, ni personne, ne lui demandait de faire. Car le premier engage un véritable combat contre ses tendances déterminantes, tandis que le second s’y abandonne allègrement, tel l’animal sauvage qui, pris d’une subite envie de boire, se précipite vers la rivière, prêt à tout bousculer sur son passage pour y parvenir. L’image la plus parfaite de la volonté humaine ne serait-elle pas celle de cet âne qui avait préféré mourir plutôt que de choisir ce qui le ferait vivre ? Il n’y a de véritable volonté que dans le renoncement.
Dès lors, certes, devant cette image mécaniste du monde, toute éthique apparaît à priori inutile : notamment, il serait vain de se dire qu’en connaissant parfaitement le mécanisme de l’univers on pourrait agir sur lui, car cette tentative ne serait elle-même qu’une tendance imposée à l’homme par son déterminisme ; et il n’est pas difficile de voir que les deux grandes sortes de morales concevables, celles qui nous conseillent d’agir comme bon nous semble et celles qui prônent au contraire le renoncement, sont, les premières inutiles, les autres incertaines peut-être et certainement impossibles. Les premières reviennent en effet à dire : « Agissez comme vous êtes obligés d’agir. » ; ce ne sont plus des morales, ce sont des constatations ; autant dire à une pierre que l’on jette en l’air : « Il faut que tu retombes. » ; les autres, celles qui recommandent le renoncement, sont incertaines quand elles supposent que celui-ci est un signe avéré de volonté ; elles sont par ailleurs impossibles en ce sens que le renoncement est rarement praticable : à la limite, le véritable renoncement, c’est la mort ; conçoit-on qu’une morale puisse exiger le suicide ?
C’est pourquoi les moralistes de tous les temps éprouvent le besoin de nier le déterminisme ; du moins, tout en reconnaissant que l’homme est plus ou moins déterminé, lui gardent-ils une petite part, si modeste soit-elle, de libre arbitre. Ce qui est bizarre, et qui amène bien souvent au déterminisme intégral, c’est qu’aucune de leurs morales n’a été efficace depuis que l’humanité existe. Même les morales les plus humbles, qui n’ont reconnu à l’homme qu’une toute petite plage de liberté, et donc de volonté, n’ont pas réussi ; et, ironie du sort, les morales elles-mêmes sont considérées par les sociologues comme des facteurs de détermination des comportements humains ; et, ce qui est pire, comme des facteurs aussi exogènes que le climat, le sol, la végétation ou le ciel.
Tout se passe, en réalité, comme si les morales, nées du désir d’agir sur un mécanisme, devenaient aussitôt partie intégrante de ce mécanisme, voulues d’ailleurs et appelées par lui.