Anatole s’ennuyait ferme dans son coquet petit appartement de banlieue parisienne. À tout moment il jetait un œil noir et chargé de rancune sur son bracelet-montre, pour constater, dans un soupir, que l’aiguille des minutes avançait toujours aussi lentement depuis son réveil. Il pardonnait cependant à son bracelet-montre. Ce n’était pas de sa faute. Il était comme cela. Un bracelet-montre, n’est-il pas vrai, appartient à cette grande famille des horloges. Celle, immense, qui trônait sur la cheminée, fausse, en témoignait. Mais cela n’empêchait pas Anatole de s’ennuyer. Il n’avait rien à faire, strictement rien. Que faire quand on a rien à faire, si ce n’est d’attendre l’heure d’aller se coucher.
Personne n’aurait pu prétendre, cependant, qu’il n’y avait pas mis du sien : pendant dix ans, il avait essayé pas mal de choses. Il avait brillamment débuté comme directeur dans une société d’affaires, mais quand son travail lui laissait quelque répit, derrière son magnifique bureau d’acajou, il rêvait. Il rêvait qu’il peignait sur les bords de la Seine, par de belles après-midi d’été. Les enfants faisaient cercle autour de lui pour admirer sa technique sûre.
Un jour, il ne put résister davantage à ce qu’il pensait être l’appel irrésistible de la vocation. Son arrière-grand-père, d’ailleurs, n’était-il pas un artiste peintre bien connu sur la place de Paris ? C’est en pensant à cet aïeul, pour se donner du courage, qu’il annonça officiellement sa démission à son président-directeur-général et qu’il alla derechef se faire inscrire à un cours particulier de dessin. Au bout de trois mois, il s’aperçut que la peinture ne serait jamais faite pour lui. Il crut alors, avec autant de ferveur que la première fois, que sa personnalité ne pouvait s’épanouir que dans la vie politique. Il se précipita sur le grand livre généalogique de son honorable famille et ne s’étonna pas du hasard qui voulait qu’un parent, obscur, fût, sous la Troisième République, un, peu brillant, député.
Non, la carrière politique n’avait pas non plus marché. Successivement ouvrier chez Renault, étudiant en médecine, en droit, commerçant, représentant, il avait dû abdiquer. Il le fit solennellement, encadrant dans sa chambre à coucher un fort joli dessin qui accompagnait une maxime, en lettres gothiques : « Dans le doute, abstiens-toi ». N’était-ce pas vraiment la meilleure solution ? Quand il faisait quelque chose, il pensait qu’il aimerait mieux faire une autre chose. Il ne ferait donc plus rien et cela lui permettrait au moins de penser à tous les métiers à la fois. Ayant suffisamment d’argent pour vivre jusqu’à la fin de ses jours, il regarderait les autres travailler et peut-être comprendrait-il, un jour, le secret de la vocation. Car Anatole ne doutait pas une seconde de la vocation de tous les travailleurs : le marchand de pralines, au coin de son immeuble, lui apparaissait comme un des êtres les plus enviables sur terre et il lui arrivait de passer des heures entières, sur son balcon, à le regarder manipuler avec amour tous ses petits sachets bien propres…
Anatole en était là de ses réflexions quand on sonna à la porte d’entrée. Sa surprise fut totale : qui pouvait bien lui rendre visite ? Il passa en revue une demi-douzaine d’amis, puis, au troisième coup de sonnette, il se rendit compte que le mieux à faire était d’aller ouvrir la porte. Tout en parcourant les quelques pas qui le séparaient du hall, il pensa qu’il serait bougrement heureux si son visiteur était Mademoiselle Duparc.
La visiteuse de ses rêves se présenta sous les traits d’un homme d’une trentaine d’années, couvert de sang des pieds à la tête, si bien qu’Anatole regretta sur le champ de ne pas être inspecteur de police. Une plus longue analyse lui montra cependant qu’il s’agissait, non pas d’un assassin, mais d’un simple garçon boucher, à l’expression embarrassée.
- Bonjour, Monsieur… Je vous prie de m’excuser. Connaissez-vous votre voisine ?
- Certes.
- Il s’agit bien d’une petite dame brune ?...
- Non ! Vous faites erreur, répondit Anatole, pensant toujours à Mademoiselle Duparc. Puis, se reprenant : attendez ! Oui ! Vous avez raison !
L’autre exhiba un paquet en poussant un soupir :
- Pourriez-vous me dire si cette dame a commandé un poulet ?
- Vous pensez peut-être que je suis son intendant ! insinua Anatole.
- Non ! Excusez-moi, reprit l’autre, mais… voyez-vous, je suis très embarrassé. Ce poulet nous a été commandé par une dame brune qui a donné son adresse sans indiquer son nom. Le patron prétend être sûr qu’il s’agit de Madame Randeau, habitant au huitième, à droite. Voilà !
- Mais, mon ami, suggéra Anatole, ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux sonner chez cette dame ?
Le garçon boucher dissimula mal son impatient étonnement :
- Vous pensez bien que c’est déjà fait ! On ne m’a pas répondu, il n’y a personne.
Les deux hommes palabrèrent longtemps, se grattant énergiquement le crâne, puis se décidèrent enfin : le poulet n’avait pu être commandé que par Madame Randeau ; or Madame Randeau habitait bien en face de chez Anatole. Elle était sans doute sortie faire une course. Les femmes ne peuvent jamais tenir en place, la femme du boucher était comme cela, celle du garçon boucher aussi, et il devait certainement en être de même pour celle d’Anatole. Ah ! Anatole n’était pas marié ?... Enfin, Madame Randeau finirait bien par rentrer et son voisin se ferait un plaisir de lui remettre lui-même le volatile…
- Bonjour, Monsieur, et merci beaucoup, vous m’enlevez là une épine du pied.
Est-ce intuition ou prudence ? Anatole, tout en refermant sa porte, pensa qu’il ferait bien de mettre ce poulet dans le réfrigérateur. Cela fait, il passa au salon, alluma une cigarette et, avant de disparaître dans un immense fauteuil, pensa tout haut : « Voilà un métier auquel je n’avais pas songé ». Et, tout en restant éveillé, il rêva qu’il était garçon boucher. Partout où il allait, Madame Randeau était chez elle et le recevait, souriante. Puis ce fut Mademoiselle Duparc qui lui affirma catégoriquement qu’elle n’épouserait jamais un garçon boucher. Écœuré, il préféra s’endormir.
Lorsqu’il se réveilla, la grande horloge, sur la cheminée, marquait seize heures trente. Son bracelet-montre, plus affectueux, marquait seize heures trente-cinq. Anatole se rappela alors qu’il avait à faire quelque chose et en éprouva une grande satisfaction. Prenant le paquet humide et glacé sous son bras, il alla toquer à la porte de sa voisine. Aucune réponse. Il insista, on ne répondit pas davantage. Il pensa, un instant, que Madame Randeau était peut-être partie en vacances et cela lui fit froid dans le dos. Ne sachant à quoi se résoudre, il fit mine de rentrer chez lui, mais constata avec stupeur qu’il avait oublié sa clé à l’intérieur. La serrure étant à crochet, il était bloqué. Il appela l’ascenseur qui ne monta pas, si bien qu’il eut envie de tordre le cou à ce maudit poulet qui semblait lui attirer des ennuis. Il changea d’opinion après s’être rendu compte que c’était stupide, vu que la pauvre bête était morte.
La concierge, en grognant, voulut bien pousser la politesse jusqu’à grimper huit étages pour le dépanner. Tandis que, d’une main experte, elle lui ouvrait la porte avec son passe-partout, il lui demanda, timidement, car il avait peur de sa concierge, si elle avait vu sortir Madame Randeau. Ce qu’Anatole avait prévu était exact : sa voisine était en vacances ! Elle était partie la veille, même que la concierge avait complètement oublié de le dire à… Anatole raconta son histoire et il fit bien : la concierge lui affirma, la main posée sur sa vaste poitrine, que le poulet était la propriété d’une femme habitant deux immeubles plus loin. Elle en était sûre. Elle était présente chez le boucher, avait assisté à la commande. Elle ne manqua pas de donner son opinion sur les gens qui n’hésitent pas à s’acheter des aliments de choix alors qu’ils n’ont même pas de quoi s’acheter un chapeau. Ce n’était pas elle qui sortait sans chapeau, malgré sa condition de concierge, dont elle était fière du reste. Elle abreuva Anatole d’un discours véhément, digne de l’Assemblé nationale, où il était prouvé qu’une concierge rend toujours d’immenses services à ses administrés. Pour donner plus de poids à ses arguments, elle désigna d’un doigt boudiné le poulet qu’Anatole tenait sous son bras. Ne serait-ce pas grâce à elle que la femme sans chapeau pourrait manger ce soir ? Anatole acquiesça volontiers. En prenant congé du centaure de son immeuble, il lui glissa un billet dans la main, ce qui lui valut en plus une harangue méprisante envers certains locataires qui ne lui donnaient jamais rien.
Tout en parcourant les quelques mètres qui le séparaient du bloc immobilier voisin, Anatole se demandait anxieusement où la gastronomie des autres allait le mener. Il sourit intérieurement en pensant qu’on en était arrivé à une époque où c’était le gibier qui devait se résigner à courir après le chasseur. Celui-ci, en l’occurrence, semblait être très agité. Ce fut en effet une grosse dame surexcitée qui vint ouvrir la porte. Elle bénit aussitôt Anatole qui, disait-elle, tombait à point. Ce dernier mot, par une rapide association d’idées, rappela à notre héros le concept cuisson qui, à son tour, évoqua poulet. Mais Anatole n’eut pas le temps d’aborder ce sujet cuisant. La grosse dame, sans lui laisser le temps de placer la moindre parole, le fit entrer dans une chambre d’où partaient des cris de désespoir inquiétants. Un gosse d’une dizaine d’années, portant, en guise de couvre-chef, un superbe vase de nuit couleur ivoire, sanglotait à en perdre haleine. Sa mère expliqua à Anatole que l’enfant, voulant évoquer concrètement les exploits d’Ivanohé, n’avait rien trouvé de mieux que d’enfoncer sur son crâne l’ustensile qui, selon lui, se rapprochait le plus d’un heaume étincelant.
Anatole ne manqua pas d’admirer, en passant, mais en silence, l’ingéniosité de ce bambin. Pour « imiter » Don Quichotte, notre héros, il s’en souvenait, avait utilisé une balle de caoutchouc coupée en deux en guise de casque. Il n’avait jamais pensé au vase de nuit. Heureusement d’ailleurs, car cette panoplie semblait présenter un gros inconvénient : ce fut le petit garçon qui expliqua lui-même, en reniflant, qu’il ne pouvait plus ôter l’accessoire de sa tête. Et ses cris reprirent de plus belle. La mère adjura notre héros de faire quelque chose. Elle avait complètement perdu la tête, ne s’arrêtant de gifler le pauvre Ivanohé que pour maudire, les mains jointes, l’industrie du cinématographe.
Anatole, ayant entièrement oublié le but de sa visite, proposa d’emmener le petit à la pharmacie la plus proche. Mais la dame s’y opposa, disant qu’on se moquerait trop d’elle dans la rue. Finalement, elle se résigna ; mais, pour préserver l’honneur de son intimité, elle arrangea autour de l’ustensile une interminable bande de gaze ; si bien qu’Anatole pensa que, s’il avait été producteur de cinéma, il aurait engagé sur le champ cette femme comme accessoiriste. Le gosse, lui, s’apercevant dans la glace, s’arrêta de pleurer et, trouvant l’imitation du heaume parfaite, poussa un cri de guerre qui lui valut une gifle magistrale n’ayant aucun rapport avec la paix.
Comme en un rêve, nos trois personnages, très embarrassés, gagnèrent la pharmacie au bout de l’avenue, sous les quolibets et les commentaires malicieux des passants, dont quelques uns n’hésitèrent pas à suivre le trio, si bien que le pharmacien, voyant entrer une si nombreuse troupe dans sa boutique, posa instinctivement la main sur le pulvérisateur le plus proche.
Massages, exhortations, rien n’y fit. Dans un désordre indescriptible, toute la troupe sortit de la pharmacie dont le propriétaire faillit se trouver mal : on avait profité de la situation pour lui subtiliser quatre tubes géants de dentifrice.
Il ne fallut pas moins d’une heure d’efforts et d’un assortiment complet de tenailles et de pinces coupantes pour libérer l’enfant de son personnage. Lorsque tout fut fini, Anatole put enfin parler à la dame du mystérieux poulet. Ce fut un coup terrible pour notre héros : la dame au vase de nuit était végétarienne.
À dix-neuf heures, après de savantes recherches basées sur l’étiquette du paquet, Anatole ne s’étonna même pas de lire, sur une feuille de papier collée au tablier de la boucherie « Gautron et fils », cette annonce laconique et tragique : « La maison est fermée pour cause de décès ». Le réfrigérateur se referma avec un bruit sourd. Pensa toute la nuit, pensa Anatole, il servirait encore de morgue pour poulet.
Le lendemain, il finit par le manger. Le club où il prenait habituellement ses repas était fermé, comme tous les mercredis de la semaine. S’il le mangea, il le digéra très, très mal, au point de ne pas dormir, ou presque, pendant dix nuits consécutives. Le remord venait le hanter dans son sommeil. Durant la journée, quand il arrivait qu’on sonnât à la porte, il préparait mentalement, avant d’aller ouvrir, un bref plaidoyer défensif, car il était sûr, chaque fois, que son visiteur n’était autre que le propriétaire d’un repas criminel.
Mais ici bas, tout lasse, tout casse, tout passe, même les pénibles digestions de poulet, aussi bien physiologiques que mentales. Anatole oublia donc petit à petit l’aventure saugrenue qui lui était arrivée. « L’oubli, quelle curieuse chose ! ». C’est ainsi que s’exprima, un certain matin, Madame Randeau, parlant à Anatole. Et pour illustrer sa pensée, elle s’écria, en riant :
- Figurez-vous qu’un jour, je suis partie en vacances sans me rappeler qu’on devait me livrer un poulet le lendemain matin !...
Le visage d’Anatole devint cramoisi ; son estomac se noua, non de faim, mais de peur.
- Et que se passa-t-il, balbutia Anatole.
- Ma foi ! Je n’ai jamais pu savoir ce qu’était devenue ma commande, répondit-elle d’un air malicieux.
Il semblait à Anatole qu’il entendait une voix invisible qui lui récitait sans arrêt le même vers : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Respirant profondément, il reprit maîtrise de lui-même et c’est d’une voix solennelle qu’il demanda :
- Madame Randeau ! Me feriez-vous l’honneur de dîner avec moi dans un bon restaurant ?
- Avec joie Monsieur ! Mais à une condition…
- Laquelle ?
- Nous mangerons du poulet ! J’en ai tellement envie…