Jérôme ne cesse de démonter et remonter son feu. Il prétend que ça lui permet de conserver sa patience. Peut-être ; mais sait il qu’il est en passe de me faire perdre la mienne ? Voilà presque deux jours que nous faisons tous deux le guet dans cette carrée sordide et je commence en avoir par-dessus la tête de la « maison », de Jérôme et de ces deux mecs ridicules que nous sommes chargés d’épier jour et nuit. Malgré le beau temps et la chaleur, ils s’obstinent à demeurer vêtus de leur costar et leurs cravates me sont une insupportable provocation. Du coup, j’engueule Jérôme et lui intime l’ordre de prendre les jumelles. Il grogne un peu, pose avec regret son pétard rutilant sur le lit et prend sa faction à la fenêtre. J’en profite pour m’envoyer enfin une boîte de bière et réfléchir un peu.

Comment se fait-il que les deux mecs que nous surveillons depuis plus de vingt-quatre heures aient à attendre si longtemps leurs acheteurs ? Le tuyau est pourtant de source sûre, selon la « maison » du moins. « Les acheteurs de la camelote vont se pointer dans cette propriété et votre rôle consiste : 1) à les photographier ; 2) à alerter les hommes que j’aurai placés à proximité dès qu’ils seront remontés dans leur tire. » C’est ce que nous a dit le patron. Moi, je ne comprends rien à ces conneries. Pourquoi ne pas arrêter les deux types qui se prélassent là-bas, sur l’herbe et le sable, et ne pas attendre tranquillement et confortablement les gars qui doivent se pointer en sirotant quelques pastis ?

Jérôme sifflote entre ses dents. Quand il fait ça, en principe, c’est qu’il est en proie à une petite agitation intérieure. Je vais à la fenêtre en lui demandant de quoi il retourne. Il me tend les jumelles en me disant :
- Fixe les deux types d’abord, puis ensuite décale tes jumelles un coup vers la gauche, plus loin que le mur de la propriété. Tu m’en diras des nouvelles.
Je fais comme il dit et, d’abord, c’est pas du super : de l’herbe, du sable, quelques arbustes…
- Merde ! C’est le Crazy !

Les deux nanas que j’ai au bout de mes jumelles sont simplement formidables. J’en bave la bière qui me restait dans la bouche. Je n’ai vu que deux fois, dans ma chienne de vie de flic, des morceaux pareils entourés de ficelle : la première, c’était au cours d’une élection de miss Méditerranée ; la seconde, dans un plat de faïence aux motifs bleus, sur la table de cuisine d’une fille qui m’avait séduit par son art incomparable d’accommoder sa viande. Je le dis à Jérôme qui, pour toute réponse, m’arrache les jumelles.

À présent, Jérôme et moi, nous nous disputons ces sacrées jumelles comme deux chiffonniers des smokings haute couture. J’essaie de faire prévaloir ma position hiérarchique mais Jérôme, qui a fait du droit, prétend qu’il s’agit d’un abus de pouvoir. Comme il a fait aussi un peu de gestion, il met au point le système suivant : à tour de rôle, chacun de nous surveillera les deux types en costar pendant quinze minutes et se reposera ensuite durant cinq minutes en reluquant les gonzesses. Le repos du guetteur, quoi. J’accepte finalement en priant tous les flics morts au casse-pipe d’honneur que la voiture des acheteurs de came ne se pointe pas pendant l’une de nos récréations ; et quelles récréations ! Les filles, en ce moment béni, jouent au badminton. Leurs courses, leurs bonds, leurs smashes, donnent aux bouts de ficelle qui sont sensés les vêtir des évolutions coquines et sensuelles telles que, de voir ensuite les tristes costars, ça nous apaise comme l’eau glacée surgissant inopinément d’un univers caniculaire.

Leur volant est passé par-dessus le mur mitoyen. Elles sont désolées. Pas longtemps car elles se dirigent maintenant vers un arbre qu’elles escaladent en moins de temps qu’il n’en faut pour faire l’inventaire de leurs charmes. Désormais, c’est chouette car on peut surveiller les zigues tout en contemplant à loisir notre spectacle. Les deux types, là-bas, sont encore plus ébaubis que nous. Les filles ont sauté dans leur parc et ils doivent recevoir ça en plein buffet. Ils paraissent en tout cas en avoir le souffle coupé.

Jérôme, qui a pris le relai, donne des signes d’énervement. Les deux gars, selon lui, semblent avoir toutes leurs chances. La blonde est, paraît-il, au mieux avec le plus grand et la rousse serait déjà sur les genoux du plus gros. Et ça papote, et ça rit aux éclats, et c’est heureux. Et nous, comme des petits collégiens, on reste là, dans notre carrée sordide, à imaginer à tour de rôle qu’on pourrait tout aussi bien être là-bas. Au paradis, quoi ! Qu’ils sont radins, dans la « maison » ! Ils auraient quand même pu nous donner deux paires de jumelles…

Les heures ont passé. Les filles ont réintégré leurs pénates en emmenant cependant avec elles le plus gros de nos deux clients. Ils sont entrés dans la villa. Entre deux coups de surveillance du grand brun, nous fouillons sans succès toute la propriété voisine. Que peuvent-ils bien faire tous trois à l’intérieur ? Un vrombissement de moteur me panique. Je recentre mes jumelles sur l’objectif professionnel. C’était une fausse alerte : la camionnette du laitier-boulanger. Le grand est allé à la grille, a réceptionné deux bouteilles de lait et payé sans mot dire. Comment a-t-il fait ? Comment peut-on ne rien dire à un livreur méridional ? Un autre vrombissement ; bien différent, celui-là. Je braque illico sur la propriété des filles. Elles n’ont plus leur maillot ficelle. Elles ont revêtu un sage bikini classique et même enfilé un tee-shirt. Le gros, lui, est marrant. Elles lui ont trouvé, probablement au grenier, un caleçon de bain rigolo datant au moins de 1950, genre GI américain en goguette à Hawaï : des fleurs immenses. Tous trois disparaissent dans un petit bouquet d’arbres et reparaissent quelques minutes après à bord d’un chris-craft qui prend de la vitesse. Bizarre… Les filles sont non seulement très belles mais leur conversation, si elles en ont une, doit être en plus bougrement intéressante pour que ce crétin laisse ainsi seul son pote dans un moment pareil. L’autre pourrait tout aussi bien empocher le prix total de la came et se barrer. Ils doivent être vraiment bons copains.

Que fait-il, l’autre ? Il est là, toujours en costar, affalé sur sa chaise de jardin, buvant à petits coups son lait glacé. Ce doit être un végétarien. De temps en temps, il regarde vers la route, puis lorgne son poignet et soupire. Tout à l’heure, il est allé jusqu’à sa bagnole, a levé le capot et inspecté je ne sais quelle pièce ou traficoté je ne sais quoi. Bref ! Il a l’air de s’emmerder autant que nous, surtout depuis que ni lui, ni nous n’avons la consolation de se rincer l’œil. Bizarre quand même qu’il ait laissé son pote partir seul s’amuser avec les deux souris. Après tout, il n’aime peut-être pas les souris.

Du coup, Jérôme a recommencé à tripoter son flingue. Il y avait longtemps ! Par talkie-walkie, j’informe le chef, qui se trouve dans l’une des trois voitures dissimulées dans le réseau de ruelles, en bas, au premier plan, que l’un des gars est allé se promener en mer ; ça n’a pas l’air de lui faire beaucoup d’effet, au chef. « Il en reste un, ça suffit pour la photo », me dit-il. « Chacun d’entre eux est à lui seul suffisamment compromettant. »

C’est que c’est pas des amateurs, les types qu’on a en face de nous. Du gros gibier super-fiché. Pour l’instant, ceux qui intéressent la « maison », ce sont ces fameux acheteurs inconnus qui se font attendre. Attendre… Attendre. Quel boulôt bête. Jérôme, lui, est patient. C’est le tireur d’élite, le chasseur aux nerfs d’acier, habitué à guetter sa proie pendant des heures. Les aguets, il connaît et ça ne l’emmerde pas. Quel type curieux. Moi, je bous de rage dans cette inactivité. Comme j’aimerais foncer vers ce sable parsemé de plaques d’herbe, ramper vers ce grand mec et lui enfoncer mon pétard dans les côtes. Une bonne prise, ma paire de menottes et il y aurait un sale vendeur de neige de moins en activité.

Le moteur que nous entendons est celui du chris-craft. Jérôme bondit du lit et se précipite sur les jumelles. J’y parviens avant lui car j’ai l’oreille plus fine et j’avais perçu le bruit une demi-seconde plus tôt. Le grand brun au verre de lait entend, lui aussi ; il semble n’en avoir cure. Le bruit a baissé d’un ton. L’embarcation, que je n’ai pas pu apercevoir, doit apponter. Le temps que les trois passagers descendent et traversent le bouquet d’arbres qui sépare la plage du parc de la villa, j’ai une marge de quelques secondes pour retourner au grand brun. Il n’a pas bougé son cul de la chaise et se lime tranquillement les ongles. Je reviens à l’autre propriété. Bientôt, ils apparaissent ou plutôt elles apparaissent. Les deux filles débouchent en effet seules du bouquet d’arbres. Elles ont dû laisser au gros le soin d’amarrer le bateau. Elles entrent dans la villa. Le gros ne paraît toujours pas. Les secondes s’écoulent. Le gros ne sort toujours pas du bouquet d’arbres. Je trouve ça bizarre et je le dis à Jérôme. Celui-ci hausse les épaules. Ce qui l’intéresse, évidemment, c’est les filles. Il me demande de lui passer les jumelles quand je les verrai ressortir de la maison. Je fixe toujours le bouquet d’arbres mais le gros ne se montre toujours pas. Un instant, je pointe mes jumelles sur l’horizon où un hélico crachote régulièrement et cisaille le ciel de ses hélices obstinées. Toujours pas de gros mec. Tiens ! Les filles ressortent. Cette fois, elles ont mis un short. Je le dis avec ménagement à Jérôme qui s’imaginait les revoir en maillot ficelle et je lui passe les jumelles.

Il note qu’elles ont sur le dos un petit sac de camping de toile de nylon bleue. Elles discutent ferme toutes les deux comme si elles se rejetaient l’une sur l’autre une décision à prendre ou une course à faire. La rousse tient dans sa main droite un morceau de chiffon ; pas un mouchoir, un morceau d’étoffe. C’est pas pour cirer leurs pompes, vu qu’elles portent des espadrilles. Elles se dirigent maintenant à pas lents vers le mur mitoyen qui sépare les deux propriétés tout en continuant à discuter, mais cette fois, semble-t-il, à voix basse. Elles s’approchent de l’arbre qu’elles escaladent. Jérôme retourne au bouquet d’arbres, histoire de voir si le gros n’en sortirait pas, par hasard, puis il me tend les jumelles.

Quelque chose me dit que les nanas sont déjà dans l’autre propriété, près du grand brun. Je pointe en conséquence et ce que je vois me sidère. À présent, c’est moi qui siffle entre mes dents et il y a de quoi.

Le chiffon que la rousse tenait jusqu’alors dans sa main droite est passé maintenant dans sa main gauche. Par pour longtemps car la fille l’envoie sèchement au grand brun qui le prend en pleine poire. Et ce chiffon, ce n’est rien d’autre que l’énorme maillot à fleurs que portait le gros tout à l’heure, au temps où il tenait compagnie aux dames ; à cette plombe, il doit plutôt tenir compagnie aux poissons, vu le joujou qui se trouve dans la main droite de la jolie rousse. Bigre ! C’est pas du genre 6,35 mais un gros Beretta comme ceux qu’en portaient jadis les mecs de la police italienne. Le grand brun regarde alternativement le caleçon de son copain et le Beretta de la nana. Il a l’air d’avoir des difficultés pour digérer son lait froid. J’ai juste le temps de noter que le Beretta est muni d’un silencieux que le grand brun plonge brusquement la main dans son costar. La fille n’a pas hésité : elle a tiré et le grand brun grimace de douleur en se tenant le bras droit. Je gueule :
- Jérôme ! Les filles lui tirent dessus ! Appelle les gars en bas !

Jérôme ne voir rien et ne comprend pas davantage. Sous la menace du Beretta, la rousse entraîne le grand brun dans la maison tandis que sa copine chuchote je ne sais quoi dans un émetteur qu’elle a extirpé de son sac à dos. Je fourre les jumelles dans les pognes de Jérôme en criant comme un putois et j’appelle le chef pour lui expliquer la situation. Ils paraissent complètement dépassés par les événements que je leur rapporte, en bas. Ils me font perdre un temps précieux à leur répéter ce que j’ai vu. Le chef s’imagine que j’ai la berlue. Il propose de monter dans notre carrée. Je lui dis qu’il va perdre son temps, lui aussi. D’ici qu’il arrive jusqu’à nous, qui sait si les événements ne vont pas tourner au vilain ?

Jérôme m’interrompt. Il me dit que la rousse est ressortie seule de la maison. À son air vache, sûr qu’elle a dû buter le grand brun. Elle se dirige vers la voiture, au fond du parc.

Je conjure le chef de se précipiter vers la propriété. Les filles vont se tailler en bagnole. Il faut faire vite. Le chef me dit qu’il se donne deux minutes exactement de réflexion et qu’il me rappellera. Je prends les jumelles et Jérôme, lui, se met à remonter rapidement son pétard. La fille a soulevé le capot de la tire et elle en sort deux paquets entourés de plastique. Elle en met un dans son propre sac. Elle va vers sa copine et lui met le deuxième paquet dans son sac à dos.

Le chef appelle. Jérôme dit qu’il n’entend pas bien. Pas étonnant avec ce bruit assourdissant d’un hélico qui passe au-dessus de notre immeuble. L’hélico descend vers la propriété. Les filles semblent lui faire des signes. Jérôme hurle dans le talkie-walkie puis il m’annonce, toujours en hurlant, que nos voitures vont démarrer, le chef ayant décidé finalement de foncer vers la propriété.

Ah bon ! Ils se décident quand même. Ils ont intérêt à faire fissa car l’hélico est juste au-dessus des filles. Il ne prend pas la peine de se poser. Le pilote a envoyé une échelle de corde que la blonde empoigne avec une sacrée détermination. Bouché bée, je la regarde grimper, comme si j’étais au cirque et que je voyais mon arrière-grand-mère se hisser à la corde lisse dans les cintres du chapiteau ; avec cette différence que l’arrière-grand-mère en question, dans son petit short bien serré, me donne des palpitations qui n’ont rien de commun avec la piété familiale. Je m’extirpe de cette vision et j’essaie de repérer nos voitures. Juste à ce moment, des crissements de frein suivis d’un choc. Y a pas à se tromper : deux de nos tires se sont télescopées en débouchant en même temps de deux ruelles qui se croisent. La troisième, je la repère à présent qui file grand train dans ces ruelles comme sur la piste du Mans. Je le connais, celui qui conduit : c’est Jean-Louis. Nul doute que lui saura arriver à temps.

Je retourne à l’hélico. La rousse est maintenant sur les premiers barreaux de l’échelle. Sur les trois marches de la maison j’aperçois le grand brun qui se traîne d’une main en se tenant le ventre de l’autre. La salope, elle a visé l’abdomen. C’est donc une pourrie, cette fille. Quelle belle pourriture ! Elle a des jambes… Elle s’est arrêtée à mi-chemin dans son ascension et, en se tenant d’une main, elle vise de l’autre le grand brun. Il prend la balle en pleine tête. Jean-Louis est parvenu au portail du parc. Il fonce sans sonner à la porte, Jean-Louis. On a entendu d’ici le fracas de la bagnole contre la grille. Celle-ci a cédé sous le choc mais la tire de Jean-Louis n’en finit pas de déraper. Ils vont se tuer, ces cons ! La fille se hisse dans l’hélico et, de deux balles, vite fait bien fait, elle bousille l’échelle qui tombe comme un grand cerf-volant et s’en va recouvrir comme un linceul les marches de la maison et le cadavre du grand brun. L’hélico reprend de l’altitude et se moque pas mal des quelques balles que nos copains lui adressent, un peu n’importe où et n’importe comment, vu qu’ils ont l’air passablement sonnés.

L’hélico a viré et vient droit sur nous. Je regarde Jérôme. Il est aussi décontenancé que moi. Ce qu’on a pu être tartes tous les deux, à attendre comme ça bêtement, durant toutes ces heures, dans cette carrée sordide, des acheteurs de came qui devaient se pointer en bagnole. Les acheteurs, ce sont des acheteuses. La bagnole, c’est un hélicoptère. Le chef peut être fier.

L’hélico est devant nous. Jérôme arme son flingue, calmement, comme à l’exercice. Il me zieute. Je lui fais non de la tête. À quoi ça sert de lui refuser ce plaisir ? Ce n’est pas avec son pétard qu’il pourra descendre un hélico. Jérôme s’est mis à genoux. Il tend le bras et vise. Le pétard aboie une fois, deux fois, trois fois. L’hélico est passé au-dessus de l’immeuble. En un éclair, j’ai aperçu le visage de l’une des filles ; la blonde, je crois. C’est quand même con de conserver cette dernière image sans même savoir si les cheveux qui encadraient cette tête de poupée étaient ceux de la blonde ou de la rousse. L’hélico revient et repasse au-dessus de l’immeuble. Jérôme exulte. Il crie :
- Je l’ai eu ! Je l’ai eu ! Je l’ai eu !

Au juste, c’est vrai que l’hélico prend un drôle de petit air penché. Il dérape dans l’air en direction de la propriété, de la mer. On dirait que les pales sont sorties du trou qu’elles creusaient consciencieusement dans le ciel.
- Il va se retourner !

Jérôme a raison : l’hélico se renverse et, telle une toupie désaxée, perd de l’altitude en allant très vite et apparemment nulle part. J’imagine les deux nanas terrorisées qui doivent se cramponner au pilote blessé, mort peut-être, qu’elles doivent tenter désespérément de sortir de sa léthargie.

En s’écrasant, l’hélico a heurté la toiture d’une masure inhabitée. Un pan de comble entier s’est effondré, recouvrant de gravats les tôles et le verre de l’appareil qui a pris feu instantanément. Jérôme est blanc comme un linge. Son envie de dégueuler, il a du mal à la réprimer. Je me jette littéralement sur lui et le secoue comme un prunier. Je lui dis n’importe quoi :
- Espèce de saligaud… Tu es content. C’est génial, hein ? Tu es satisfait. Il te le fallait, ce pauvre petit exploit : descendre un hélico avec un simple pétard de sale flic que tu es !

Il dégueule tout ce qu’il sait, maculant du même coup mes chaussures et le bas de mon pantalon. Je le laisse tomber comme un animal blessé à la fourrure trop commune. En s’essuyant la bouche, il dit des mots entrecoupés, à peine audibles :
- Je ne voulais pas les buter. Des filles aussi belles, je n’en avais jamais vues. Surtout la blonde, plutôt que la tuer j’aurais préféré l’aider à s’enfuir.
- Alors ! Pourquoi as-tu tiré ?

Il ne répond pas. Il este là, à moitié couché sur le sol, prostré. Dans le tintamarre qui nous vient du dehors, de ces ruelles désertes il y a une demi-heure à peine et à présent bourdonnantes de flics, de pompiers et de bonnes femmes aux cheveux gris et aux robes qui n’ont pas de couleur vraiment déterminée, je contemple Jérôme, le flic aux nerfs d’acier, le lit sale et défait, le papier triste des murs de la carrée. J’empoigne les jumelles et les balance sauvagement sur le lustre. Je donne un coup de pied dans le pétard qui traîne à terre. J’ouvre la porte. Le chef est là, dans l’encadrement. Il a sur le front une belle estafilade ; probablement le pare-brise qu’il a dû embrasser tout à l’heure ; et ce con ne trouve rien d’autre à nous dire que :
- Bravo, les petits ! C’est ça, des tireurs d’élite. Je vous félicite en privé avant de faire mon rapport qui ne sera pas qu’un peu salé. Si ça peut vous consoler, sachez que ces deux filles-là étaient fichées par nos confrères italiens comme appartenant aux brigades rouges. J’espère pour les deux truands qu’elles ont refroidis qu’ils ont pu au moins se payer un peu de bon temps avec elles. Il paraît qu’elles étaient super-jolies. Vous qui les avez vues du temps de leur splendeur, c’est vrai, ça ?

J’ai l’intention de lui dire son fait, au chef. Je vais parler mais c’est Jérôme qui questionne :
- Et le pilote ?
- Le pilote ? On ne l’a pas encore identifié. On aura du mal. On n’a pas pu retrouver sa tête. C’est un mec plutôt ventripotent. Ce dont on est sûr, et c’est vraiment marrant, c’est qu’il était nu comme un ver. Piloter un hélico en tenue d’Adam, faut le faire, non ? Le seul vêtement masculin qu’on ait pu retrouver dans cet amas de tôles tordues, c’est un caleçon de bain à moitié calciné qui se trouvait d’ailleurs à quatre bons mètres du corps. Un caleçon de bain comme dans les films d’Hollywood de la belle époque. Vous savez… de grosses fleurs.

C’est Jérôme qui a ri le premier. Moi, j’ai suivi. Le chef, ravi de notre soudaine bonne humeur apparente, s’est mis à rire aussi. Puis nous sommes sortis de la carrée, avons descendu l’escalier et nous sommes retrouvés sur l’étroit trottoir de la petite rue. Nous sommes montés dans la bagnole. En passant près des décombres noircis de l’hélicoptère, Jérôme et moi nous nous sommes regardés. Et on n’a rien dit.