AVERTISSEMENT
Si tu n’as jamais, lecteur, passé des après-midi entiers à jeter des cailloux dans l’eau pour voir bouger ton visage entre les ronds, si tu n’as jamais parcouru de grève en songeant sérieusement aux raisons qui te feront bientôt fuir la marée montante, si tu ne connais pas la tristesse qui s’appesantit sur les épaules quand tout chante en soi et le bonheur sauvage et négatif de mesurer ta faiblesse devant l’obstacle que nul ne te pousse à franchir, si tu désires parfois ne plus te concevoir et refuses toujours de ne pas te sentir, si tu aimes la vie au point de t’enivrer et la bois doucement pour mieux la digérer, et si tu crains la mort au point de frissonner tout en pouvant danser sur l’humble éternité de ceux qui ne sont plus et qui ont tout été ; si tu es estomac-anus-je-remets-ça et te moques de l’homme, qui n’a jamais été, au cerveau douloureux à force de prier, si tu n’as jamais lu que des bandes dessinées, alors n’ouvre donc pas ce livre et laisse-moi en paix.
3 Décembre
Je me suis mis en quarantaine. Pendant quarante jours je ne sortirai pas de la sale baraque où je vis. Je l’ai dit à Denise. Elle n’a pas pleuré. Elle m’a dit simplement : « Ainsi ça te reprend ? » et une ombre est passée sur son visage enduit de lait d’amande. Ça me reprend ! Comme si ça m’avait seulement lâché un seul moment dans ma vie… Mais la pauvre Denise ne saura jamais exactement le degré du mal ; comme tous d’ailleurs. Non, je me trompe : Laurent, lui, sait. Il sait parce qu’il est comme moi. Sacré Laurent ! Il vient toujours m’embêter avec ses jérémiades aux moments où je fais semblant d’oublier ; et pour une fois qu’il m’était nécessaire, il n’est pas venu. Je l’aurais reçu à bras ouverts et je lui aurais dit : « Mon cher Laurent, je vais me mettre en quarantaine, reste à la maison, j’ai un excellent lit de camp, et mets-toi en quarantaine avec moi ». Je lui aurais montré le papier, ce papier que Denise voulait bouffer, hier, quand je le lui ai exhibé d’un air triomphant. La pauvre, elle a crâné, elle a dit : « Mais tu sais bien que ces types-là racontent en général des salades ; et puis, il fallait bien trouver un bon motif ! ». Elle a dit ça mais je voyais bien dans ses yeux qu’elle avait peur et que toutes mes salades à moi lui montaient brusquement à la mémoire. Oh ! Elle s’est vite reprise. Elle m’a dit : « Eh bien ! Puisque tu prétends que tu ne peux plus maintenant entrer dans aucun ministère, montre-leur à tous ce que tu vaux : lance-toi carrément dans ce que tu aimes, écris-le ce livre ! Ils verront bien. Les vaches ! Avoir écrit ça, sachant que tu ne pourrais jamais avec ça… Ils l’ont fait exprès, je suis sûre qu’ils l’ont fait exprès ! ». Et là je crois bien qu’elle se tenait à quatre pour ne pas pleurer ; mais c’est moi qui ai pleuré. Quand Monique est arrivée, elle m’a vu tout en larmes. Elle a préféré repartir. Pourtant, Monique, d’elle aussi j’aurais eu besoin… C’est alors que j’ai décidé de me mettre en quarantaine. Pour réfléchir. Pour réfléchir encore. J’ai passé ma vie à réfléchir. Toute une vie à tourner en rond dans une chambre, gesticulant, sombrant dans la mélancolie et l’irrésolution. À quoi me servira-t-il de réfléchir encore pendant quarante jours ? Si seulement… Mais non, je sais bien que rien de solide ne sortira de ma réclusion. Alors ! Me foutre à l’eau immédiatement, comme ça, sans réfléchir ? J’en suis absolument incapable. La vie d’un être humain en dépendrait-elle, je ne pourrais pas me foutre à l’eau sans réfléchir. Je sais pourtant que c’est le seul moyen d’apprendre à nager. Je sais beaucoup de choses, trop de choses ; et c’est ça d’ailleurs qui m’empêche de prendre la moindre décision. Quand je pense ! Quand je pense à ce qu’a été ma vie jusqu’à l’âge de dix ans, je vois le paradis ; mais après… Clac ! Quelque chose a dû se casser. Quelque chose… Mais quoi ? QUOI ? Allons ! Ne t’énerve donc pas, tu as quarante jours, ne l’oublie pas ; quarante jours pour te créer une personnalité, un bloc, une unité ; pour balayer les innombrables fantoches que tu as été et te retrouver toi-même ; ou bien pour trouver un autre fantoche qui partira avec fanfaronnade pour une vie entière et sombrera piteusement dans six mois, peut-être dans deux mois. Que dis-je ! Dans une semaine, dans une nouvelle crise. Voilà mon lot : errer de fantoche en fantoche. Pauvre Denise ! Elle a épousé une collection de fantoches. Si seulement j’étais capable de rester semblable à celui qu’elle a connu au début, à celui qui l’a fait m’aimer. Qu’étais-je, au juste, à ce moment ? Ah oui ! L’étudiant en fiscalité, le futur homme d’affaires. Non, à ce moment, elle ne m’a pas vu ainsi. Elle me l’a souvent dit : « Je savais bien que tu ne pourrais jamais faire un pareil métier ; ça se voyait dans la façon de fumer ta cigarette, de tendre la main, de marcher. On voyait bien que tu étais poète ». Oui ! Autant dire que ça se voyait que j’étais un pauvre con. Non, c’est injuste : Denise ne méritait pas de tomber amoureuse d’un con. D’ailleurs, après tout, je n’en suis pas un. Je suis un inadapté, ce qui n’est pas pareil, heureusement ; et je suis secrètement très content d’être un inadapté. C’est exactement le contraire d’un con. Je me souviens, quand j’étais au Val de Grâce, au service de psychiatrie nous autres, les demi-fous, on se demandait souvent si nous n’étions pas les seuls hommes vraiment équilibrés et si ce n’était pas le monde entier qui était fou. Qu’est-ce qu’on pouvait bien rigoler… Enfin, « eux » rigolaient, car moi je me rendais compte que ça irait pour moi de mal en pis. Le docteur me l’avait dit : « Il faudra te mettre immédiatement au boulot. Ce n’est pas normal une telle situation ». Mais je me suis laissé faire. Tout le monde me disait : « C’est dommage, il te suffirait d’une année pour être docteur en droit. Une année, c’est si vite passé ». Je savais nettement que j’agissais mal ; mais je me suis laissé faire, par lâcheté. Seule Monique connaissait le danger. Seule Monique savait que je faisais l’idiot. Elle me l’a dit. Je ne l’ai pas écoutée. Si seulement elle savait s’y prendre ! Mais elle me le fait toujours au mépris. Je la giflerais. Elle a une façon de me regarder qu’elle ne s’y prendrait pas autrement en disant : « Pauvre type ! ». D’ailleurs, elle ne se gêne pas pour me dire de Laurent qu’il est un pauvre type. Elle doit dire à Laurent la même chose de moi. Elle y voit clair, la petite. Si je ne savais pas qu’elle m’aime, elle me dégoûterait.
Laurent est enfin venu nous voir. Je ne l’ai pas laissé souffler. Je lui ai fourré illico presto le papier sous le nez. Il n’a rien caché, lui. Il a siffloté doucement et il m’a dit : « C’est donc si grave que ça ? ». Denise voulait le bouffer. C’est juste si elle ne l’a pas mis à la porte. Le résultat c’est qu’il est devenu sombre. Il a dû penser que les mots « psychose obsessionnelle évoluant depuis l’enfance, inaptitude socio-professionnelle importante » pouvaient aussi bien s’appliquer à lui. Mon papier l’a complètement démoralisé, lui qui venait tout gaiement m’annoncer qu’il avait trouvé une place et qu’il commençait demain. Du coup, j’ai compris que j’étais non seulement un idiot mais aussi un méchant. Je n’ai pas insisté sur mes malheurs. J’avais bougrement envie d’en finir en allant au cinéma ; mais Denise était lasse et il y avait la quarantaine. Je n’ai pas dit à Laurent de dormir à la maison. Nous avons soupé tristement tous les trois, en feignant la légèreté d’esprit et le contentement se soi ; ça avait triste mine. Personne n’y croyait. Quand Laurent est parti, il m’a dit doucement, sur le palier : « Tu as plutôt du culot ». Je venais de l’exhorter au courage. Il commence demain.
Denise ne pouvait plus tenir davantage : elle s’est mise à pleurer. Elle m’a supplié de faire tous mes efforts pour essayer de remonter la pente. Je l’ai engueulée ! Pauvre Denise, le jour où elle me quittera, je serai un type foutu. Je ne menacerai plus personne de me suicider, je le ferai ; et on n’en parlera plus.
Nous n’avons pas fait l’amour. Elle s’est endormie pesamment. Moi, j’ai fait semblant de dormir, mais je suis resté toute la nuit avec mes réflexions stériles, mes épouvantes et mes sueurs imaginaires, tout seul avec moi, avec ma bêtise, ma faiblesse et ma folie ; avec mon orgueil ! J’ai beau me fustiger, je sais bien dans le fond que c’est avec ma peur que je prends rendez-vous. Mon Dieu ! Qu’allons-nous devenir ? Il me reste trente-neuf jours… Trente-neuf jours qui seront perdus, comme aujourd’hui. Trente-neuf jours que j’aimerais vivre, intensivement, et que je vais gâcher par lâcheté ; lâcheté devant la mort, lâcheté devant la vie. Trente-neuf jours à faire l’âne de Buridan, entre l’eau et l’avoine, entre la résignation et le culot, entre la peur de la médiocrité et le dégoût du succès, entre deux peurs lentes et raffinées. Oui, parfois, j’en arrive à souhaiter le départ de Denise. Je serais bien obligé alors de m’y mettre et d’apprendre, de condescendre, de pleurer en sang les larmes de tout le monde ; mais ça, ce sont encore des histoires : le monde ne passe pas son temps à pleurer. Il le passe à se battre, à prendre, à s’augmenter. Il le passe ensuite à se reposer, à perdre, à ripailler ; et il se moque bien des plumes qu’il peut laisser. On ne réforme pas dans le civil.
4 Décembre
Beau temps froid aujourd’hui, beau temps fait pour l’action. C’est d’autant plus triste que j’ai raté mon entrée : je me suis levé tard ; peu étonnant après une nuit d’insomnie ; et quand je me lève tard, je rate toujours mon entrée dans la journée. C’est à peine si j’ai entendu Denise partir à son travail. Ça fait rudement moche de rester au lit pendant que sa femme s’active pour aller gagner de quoi vivre. Ça fait proxénète, presque ; proxénète ridicule car sans vice, proxénète de pacotille. J’attends avec délice le moment où elle claque la porte. Alors je me lève car je suis seul pour exercer mon activité préférée : déambuler dans la chambre en gesticulant, une cigarette nerveuse au bec. Je me regarde dans la glace. Je me contemple soigneusement. Je joue le timide, l’innocent génial, ou bien – rarement – l’homme dur, insensible, sûr de lui. Je joue à Valéry, au professeur toussoteux, au savant illuminé, à l’artiste rêveur ; et je finis toujours par me cracher au visage. Alors, après ça, pour oublier, je m’absorbe béatement dans la contemplation de ma peau dont j’extirpe un à un, et voluptueusement, les moindres points noirs ; ou bien je me nettoie les oreilles avec une épingle jusqu’à en avoir mal aux tympans. Puis je donne brusquement un coup de poing en l’air en gueulant à voix étouffée : « Il faut que je trouve la solution ! » ; et je recommence de déambuler ; ainsi jusqu’au soir. Quand Denise rentre, je suis plus fatigué qu’elle. J’ai parcouru des kilomètres ; et mon cerveau a tricoté lui aussi des kilomètres de rêveries stériles.
Quand Denise rentre, la première chose qu’elle me demande c’est : « As-tu écrit aujourd’hui, mon chéri ? ». Si c’est oui, elle se précipite sur les pauvres feuillets et les lit lentement, si lentement que ça me met les nerfs en boule. Ses yeux s’emplissent de larmes et elle finit toujours par : « Si seulement tu voulais consentir à écrire… ». Si c’est non, et en ce moment c’est toujours non, elle est triste, tout simplement. Quand c’est oui et qu’elle me lance son admiration au visage, je m’endors sur des monceaux d’ouvrages couronnés, entassés sur un magnifique bureau situé dans un cabinet de travail plein de livres, le tout dans une belle petite maison de campagne entourée d’un petit jardin où Denise se consacre à la peinture ; une vraie vie d’écrivain, quoi ! Quand c’est non, c’est comme hier : je fais semblant de m’endormir et je rumine les plus noirs desseins. Dans le fond, Denise a bien raison : temps perdu pour temps perdu, autant le passer à écrire. Au moins ça me rend heureux et ça conserve ma santé. Mais, parfois, un doute horrible me prend et je me dis : « Si elle me parle comme ça, c’est qu’elle me considère comme irrécupérable et qu’elle veut me rendre la vie la plus douce possible : une sorte de maison de santé pour obsédé en quelque sorte. ».
À peine l’ai-je commencé que je me demande pourquoi je tiens ce journal secret. À quoi peut-il me servir, sinon à m’empoisonner davantage ? Ah ! J’y suis ! J’ai lu celui d’Amiel et je joue au petit Amiel, la quarantaine aidant. C’est drôle tout de même ! Si mes souvenirs sont exacts, Amiel prétendait que ça venait de son célibat, et même je crois de sa virginité ou quasi-virginité. À chaque page il répète que, s’il était marié, il n’aurait pas raté sa vie. Pauvre Amiel, ce que tu as pu te gourer : j’ai une femme, moi, qui m’aime et que j’aime, et c’est pas pour ça que ça marche, crois-le bien. Je sais, c’est un havre, une halte, un abri, où il fait bien chaud se cacher, pendant un certain temps, à soi-même ; mais après, il faut repartir. Ce n’est pas un médicament pour battre la folie, c’est un calmant. Ça retarde les effets du mal, mais le mal finit toujours par gagner. Je l’ai d’ailleurs dit à Denise, elle en a convenu : « Amiel s’est trompé, mon chéri ; ce qu’il te manque, c’est le succès littéraire ». J’en suis bien sûr secrètement, mais non moins secrètement j’ai peur du succès : je me vois bousculé par tout un monde étrange, je crains pour mon œuvre, pour ma personnalité de génie méconnu. Oui, c’est du masochisme, au sens vulgaire du terme.
Cet après-midi, le Docteur est venu me rendre visite. Il m’a trouvé en pyjama et en robe de chambre trouée, dans une pièce sordide de vieillesse et de désordre ; mais le Docteur est tombé si bas, sa tenue vestimentaire est si négligée que je n’en ai pas eu honte une minute. Je me demande parfois si ça ne lui fait pas mal qu’on continue de l’appeler le Docteur. Je me souviens de l’avoir une fois entretenu à voix haute et passionnée à la sortie d’une bouche de métro. Je lui donnais à tout bout de champ du « docteur » gros comme le bras ; pas un passant qui ne se soit retourné en se demandant à quelle diable de comédie nous pouvions jouer tous les deux. Il avait l’air guilleret, aujourd’hui, le Docteur. Il venait me voir pour solliciter de ma haute bienveillance un petit concours en argent ; une affaire internationale ! Une nouvelle revue patronnée par les plus grands noms de la littérature… du Brésil. Son accent portugais est inimitable. Je lui ai donné ses quinze francs, naturellement sur l’argent de Denise, et je n’ai pas été étonné d’apprendre que j’étais parmi les premiers abonnés. Une escroquerie ? Certes, mais pas du Docteur. Il a l’âme trop simple pour percevoir seulement l’ombre d’une escroquerie, le Docteur. Il a simplement la spécialité d’aller toujours s’enflammer pour des escroqueurs. Comment pourrait-il en être autrement, vu qu’il éprouve sans cesse le besoin de s’enflammer pour quelqu’un, avec son veston râpé, sa barbe de quatre jours, son pantalon de zouave et, pour couronner le tout, qui passerait sans ça inaperçu, son fameux titre de docteur ? En fait de docteur, il est plutôt du genre empoisonneur ; comme la plupart de ses confrères d’ailleurs ; mais lui, c’est particulier, c’est un empoisonneur déguisé en empoisonneur. Alors, forcément, ça se voit, et on fiche vite le camp de son cabinet avec ça. Le malheureux Docteur, s’il savait combien ça fait du bien d’avoir pitié de lui… Quand il est parti, Denise venait de rentrer. Nous nous sommes esclaffé à nous en rendre malades ; nous nous aidions mutuellement à nous souvenir de ses questions et de ses réponses, de ses gestes grandiloquents et affectés, de sa façon surtout de lever le bras droit comme un sénateur romain, découvrant par la même occasion une belle pièce sur sa manche. C’est ça le genre humain : s’humilier pour mieux de venger. Si le Docteur venait un jour à tomber sur ces pages, qu’il sache que nous l’aimons beaucoup, Denise et moi, et que nous nous sommes sottement et méchamment moqués de lui, un soir, à cause de sa manche rapiécée ; mais si bon soit-il, et si généreux dans le pardon qu’il soit, je suis sûr qu’il se moquera de moi. C’est justice, et c’est triste, comme les sires de mon espèce. Je ne suis pas russe, ce n’est donc pas une autocritique.
5 Décembre
Denise va rester tout un long week-end à la maison. Inutile de dire que ma quarantaine, à peine commencée, est déjà compromise. Ne m’a-t-elle pas parlé d’aller visiter la salle du Jeu de Paume pour revoir les Impressionnistes ? Ils peuvent aller se faire foutre les Impressionnistes, ils appartiennent à une époque où c’était facile après tout, où on pouvait réussir sans pour autant se déclasser, avoir honte de soi-même et s’ennuyer. Il vaudrait mieux que je l’emmène, tout bien pesé. Elle va encore s’imaginer que je ne l’aime plus. Elle est sans cesse en train de me répéter qu’il me faudrait telle ou telle fille. C’est beaucoup de sollicitude. C’est ça qui s’appelle aimer, jusqu’à me fourrer Monique entre les pattes.
J’ai commencé un livre ce matin, mais déjà je sens que je vais tout brûler. J’ai eu la malencontreuse idée de parcourir un quotidien, véritable journal pour aliénés, et j’y ai trouvé en bonne page la publicité rentable du dernier film de X… Non, jamais je ne pourrai parvenir à autant de saloperie. J’ai beau me forcer, je n’y arrive pas. Ce que j’écris sera toujours de l’eau de rose. C’est comme ça et ce ne peut être autrement. Ce qui me fait le plus marrer, c’est la critique prude et scandalisée de certains animaux empaillés du cirque sorbonnard. À les croire, on trouve encore des gens pour lire des livres pour adultes bien constitués. N’empêche que, pour avoir l’avantage de continuer de signer des feuilles hypocrites, il faut qu’ils y mettent un sacré coup dans le genre enfant vicieux. Sinon, ils se tairaient, puisque dire du mal d’un auteur c’est la meilleure façon de faire accourir son public. Ils ont raison ! Qu’est-ce que c’est le PUBLIC ? Une immense cohorte d’imbéciles assoiffés de scandales libidineux. Pourquoi continuer de tourner en rond dans une chambre pour respecter le public ? Je n’ai pas à me plaindre, et surtout pas à me vanter. Je suis tarte et le resterai, pour le plus grand malheur de ceux que je martyrise. Laurent ne cesse de me houspiller. Quand je lui lis quelque chose, il me rit carrément au nez : « Mais, mon vieux, c’est trop faible, ça ne marchera pas, c’est pas vendable. Tu en es resté au chaste baiser. C’est beau, c’est bien, mais si tu veux vendre il faut offrir une femme en train de se faire baiser ; et fais gaffe, il faut que tu y mettes de l’originalité. Il faut qu’elle se fasse baiser à la manière perverse, précise comment il s’y prend ; et cette scène d’œil poché est totalement insipide : il ne le blesse pas à l’œil, il le lui fend en deux avec une lame de rasoir. Il y a un film de Bunuel sur cette scène, va le voir et décris-la. Il faut que le lecteur sente l’œil couler, le blanc d’un côté, bien épais, avec beaucoup de sang qui s’y mêle, et la teinte de l’autre, en mince filet aqueux. Bon Dieu ! C’est quand même pas si terrible que ça d’être odieux. De quoi as-tu peur ? De t’évanouir en écrivant ? Non ? Eh bien ! Alors ! vas y et puis c’est tout. » ; et Denise renchérit : « Mais oui, mon chéri, il faut bien te le mettre dans la tête, c’est à ce prix qu’on réussit. Les gens aiment ça pour la plupart. Ceux qui ne sont pas de leur avis ne font pas le poids. Ils sont trop peu nombreux et ce n’est plus rentable de faire un livre pour eux. ». Quant à Monique, elle, elle ne condescend même pas à justifier cette prise de position pour calmer mes doutes et ma délicatesse. Pour elle, la délicatesse, c’est le nom et l’argent. Elle s’est toujours moquée des souffre-douleurs et des martyrs. La conscience est le luxe des pauvres et des crétins, ce qui est faire un pléonasme. Ils ont tous sataniquement raison dans l’Enfer, et moi je continue à tourner en rond au Purgatoire.
Travailler et écrire ce qui me chante, comme un héros ? Vivre de ma plume et donc écrire ce qui se lit ? Le dilemme est cornélien, mais nous ne sommes plus au temps du roi Ferdinand. D’ailleurs, je me sens peu l’âme de Rodrigue.
Tout ça ne serait rien sans ma psychasthénie ; ça ferait même sourire, ou plutôt ça donnerait une de ces colères ! Car tout ça ressemble étrangement à l’histoire du poil dans la main. C’est ça le drame : les malades de mon espèce n’ont rien de sympathique, un peu comme les pestiférés du Moyen-Âge. Combien de fois n’ai-je pas entendu dire que je manquais de volonté (et cette remarque était la plus polie). Allez expliquer à ces gens-là que c’est justement ça le siège de mon mal et qu’on ne dépoussière pas un aspirateur poussiéreux avec ledit aspirateur. Les gens ne vous croient pas. Vous êtes psychasthénique ? Allons donc ! Qu’est-ce que c’est encore que cette maladie ? Dites plutôt que vous vous complaisez à ouvrir la bouche ! Sale psychanalyse ! On s’en prend à toi pour faire semblant d’ignorer ce qui t’a rendue nécessaire. On sourit, on plaisante, et un beau jour on s’épouvante ; un peu comme l’histoire du cancer, quoi ! Je préfèrerais le cancer, d’ailleurs ! C’est un truc qui a du prestige ; ou alors une bonne jambe coupée, avec une pension à la clé, et beaucoup de pitié. Je rirais bien sous cape de toute cette pitié. Je resterais chez moi et j’écrirais, j’écrirais, à m’en paralyser les doigts ; et d’ailleurs ça marcherait très bien les bouquins de l’homme à la jambe coupée !
À relever pour mon prochain roman : fait divers : un homme tombe dans une machine à fabriquer du papier et se transforme en pâte à papier. Où mène la métempsychose !
Reçu un court billet du Docteur : il se sent déprimé et me demande d’aller le voir. Je lui ai répondu que je suis aussi déprimé que lui en ce moment et que ce serait plutôt à lui de venir me voir, vu son métier. Il va peut-être se demander de quoi je veux parler.
Pensé avec tendresse aux révolvers possédés par mon père : un 6,35 de la manufacture de Saint-Étienne et un gros 7,65 de fabrication italienne ; avec tendresse car je les ai tellement manipulés. À cette époque, j’avais quinze ans et je passais mon temps à jouer avec ces porte-la-mort. Je me demande comment j’ai fait pour ne pas me tuer. J’appliquais le joujou sur la tempe et je m’amusais à appuyer délicatement sur la gâchette en comptant jusqu’à dix. Je n’ai jamais osé compter plus loin. C’est pour cela que je suis en vie, à gribouiller bêtement du papier. Quand je pense à ces jours heureux où on attribuait mes idées et mon indolence à l’âge ingrat, j’en ai des frissons de délice et d’épouvante rétrospectifs. On me foutait la paix, alors, grâce à l’âge ingrat. Pas question de gagner sa vie. Tous les rêves étaient permis. J’étais un grand homme alors, un vrai, entièrement désintéressé. Une seule ombre au tableau, une seule peur, mais atroce : la perspective du service militaire. Le mot militaire m’enflammait, le mot service me répugnait. Aujourd’hui, c’est le mot salarié qui me répugne, et aussi le mot carrière. Ils ne me répugnent pas seulement, ils me rendent fou de terreur ; car j’ai l’âge du salariat et de la carrière, je suis en plein service civil et en position de déserteur. Ils finiront bien par me trouver, par me ramener de force au bureau, dans la carrière. Avec mon « inaptitude socio-professionnelle importante », je finirai clochard. Demain, c’est le mot clochard qui m’attend. Il me guette déjà, suivi de tous ses serviteurs qui sont : rue froide, saleté, hôpital, mendicité, agonie de chat crevé. Quand j’en serai arrivé là, le dernier mot, le mot mort, ne me fera plus peur ; et je regretterai beaucoup de ne pas avoir eu le courage de compter jusqu’à onze, à quinze ans.
Denise repasse, lave, cuisine à en perdre haleine. Je sais que ces tâches la rebutent. Elle n’aime pas son métier non plus, mais elle ne souffle mot. Denise est courageuse. Elle sait faire taire sa folie des grandeurs ; sa folie de la peinture. Elle a été jetée très tôt dans le monde du travail, chance inouïe qu’elle ne comprenait pas jusqu’à notre mariage, qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle sentait instinctivement. Elle a appris très tôt à savoir subsister, à pleurer de rage sur des tâches menues, à faire patienter ses doigts de peintre, à garder intact son idéal, c’est-à-dire à ne pas trop essayer de l’approcher. Denise est courageuse malgré sa folie des grandeurs. Qui n’a pas la folie des grandeurs ? Qui n’espère pas ardemment une autre vie, plus conséquente, plus belle, plus pleine ? Qui n’a pas envie de s’épanouir véritablement par une passion satisfaite ? Mais on se rue toute son existence dans une avenue uniformément droite où la mort apparaît vraiment comme une injustice. On se rue sans compter ses rides et le temps qui passe, le temps poudreux et impalpable qui tombe comme la neige. Denise n’est pas heureuse. La pauvre, elle n’a même pas les joies de l’épouse rangée dans ses meubles bourgeois. Elle attendait beaucoup de moi et elle s’est aperçue depuis bien longtemps que tout dépendait d’elle ; tout, c’est-à-dire non pas le paradis, mais la cessation de l’enfer. Denise est restée une petite fille rêveuse, comme toutes ces bonnes et braves petites bonnes-femmes qui font leurs commissions chaque jour. Le mariage, c’est pour elles la chance de la fuite devant la médiocrité. Écoutons les jeunes filles de dix-huit ans. Malgré leurs airs « yé-yé » et dévergondés, elles parlent toutes au fond de leur cœur d’un amour passionné pour un homme passionné ; passionné de guitare ou de violon, de sport ou de boîtes d’allumettes, qu’importe pourvu qu’il soit passionné, qu’il soit une force de la nature, qu’il ait du « punch », qu’il ait envie de réussir dans des entreprises bien déterminées. On ne trouve plus guère de ces garçons-là que parmi les gangsters et les « blousons noirs ». Voilà pourquoi ils ont tant de succès, avec leurs airs et leurs mœurs rudes, sur des jeunes filles restées bien secrètement romanesques. Oh ! Bien secrètement ! Quand je vois Denise sous cet aspect, je suis comme un puissant voilier à l’appareillage. Hélas ! C’est un rêve de barque sans mât et sans voile ; et parce que Denise doit se contenter du type que je suis, j’en prends Dieu à témoin : je souffre plus que n’en dira jamais ce papier.
6 Décembre
Les poules sont réapparues ; toute la nuit. Elles font un bruit d’enfer. Elles s’acharnent après mon sexe qu’elles picorent et mettent en lambeaux. Denise a passé une nuit blanche à m’appliquer compresse sur compresse. Ce matin nous en avons ri ensemble : des poules ! On ne saurait mieux choisir pour un tel cauchemar… N’empêche que nous sommes inquiets. Il faudra faire venir un docteur, un vrai, pas un charlatan. C’est pourtant le charlatan qui est venu le premier. Je suis méchant d’appeler le Docteur « charlatan ». Un charlatan, c’est un bonhomme qui exerce sans respecter les règles de la médecine. Le Docteur n’est pas un charlatan. Il a peut-être oublié les règles de la médecine, mais il n’exerce plus. Il m’a quand même ausculté ; sans sa trousse. Il ne pouvait pas savoir. D’ailleurs, il ne la trouve jamais aux rares moments voulus. N’empêche qu’il s’est montré inquiet. Il faut dire que ma fièvre et mes cauchemars m’ont bien affaibli. « C’est un psychiatre qu’il faut voir » a-t-il dit à Denise. « Ne faites pas venir un médecin » a-t-il ajouté en souriant gauchement, « ça ne servirait à rien. Il serait capable de le mettre à la diète, alors que ce garçon aurait plutôt besoin d’une bonne indigestion de mets chers et délicats. Un collègue n’y verrait que du feu. Ils ne sont pas obligés de connaître par cœur la vie des gens. ». « Que vient voir la psychasthénie avec un simple complexe de frustration ? » lui ai-je demandé. « Mon ami, ne négligez pas le complexe de frustration : il est à la base de la plupart des maladies mentales. ». « Alors, à votre avis, je suis frustré de caviar ? C’est ça qui expliquerait tous les ennuis qui ont été les miens ? ». « Qui sait ?... Si ce n’est pas de caviar, c’est peut-être d’autre chose… De lecteurs par exemple. ». Il paraît qu’il a touché juste parce que je n’ai pas répondu. Ce que je ne comprends pas, c’est la relation qui existe entre le besoin de lecteurs et les poules picotant mon sexe. Le Docteur prétend que j’ai dû subir dans ma tendre enfance une offense honteuse à mon corps et que cette honte me porte à un désir de vengeance, celle-ci en l’occurrence consistant à devenir un homme célèbre. J’aurais l’obsession de la célébrité. Autre obsession : celle que, pour y parvenir, il me soit indispensable d’écrire des cochonneries, des cochonneries sexuelles auxquelles je me refuse. J’y réfléchirai.
Nous avons gardé le Docteur à déjeuner. Il n’y avait pas de caviar mais il a dévoré. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? Ça doit être dur, pour lui, la dèche, avec son titre de docteur. Un titre pareil, ça a de l’appétit. Nous avons reparlé de son diagnostic psychiatrique. « Ainsi, d’après vous, lui ai-je dit, les films actuels, les derniers prix Goncourt et les affiches publicitaires ne sont faits que par des êtres qui, dans leur tendre enfance, se sont fait plus ou moins peloter ? Vous allez un peu loin ! ». « Et pourquoi pas ? Savez-vous que la plupart des gens qui font partie de ce qu’on appelle le Tout-Paris sont des homosexuels notoires ? ». « Vous confondez peut-être un peu vite, cher Docteur, la vérité et les murmures populaires. ». « Il n’y a pas de fumée sans feu. ». « La fumée sert peut-être souvent, dans l’esprit des public-relations, à faire croire à l’existence du feu. Le PUBLIC en raffole tellement. ». « Admettons ! Admettons ! Mais, pour en revenir à nos moutons, quelle est, selon vous, l’explication de votre… psychasthénie ? ». « Je cherche, Docteur, je cherche ; mais, croyez-moi, c’est déjà dur de la subir. ».
J’avais envie de lui crier : AIDEZ-MOI ! Mais j’ai réussi à me taire, à ravaler mes larmes et à faire semblant d’avoir comme lui un immense appétit. C’est peut-être mieux ainsi : à force de faire semblant d’être gai et normal, la tristesse finira sans doute par s’en aller pour de bon ; et il vaudrait peut-être mieux jeter ce stupide journal, qui à moi me fait mal, et qui, de toutes façons, ne peut prêter qu’à sourire ; et puis, c’est si marrant et si ridicule l’histoire d’un psychasthénique ; et si inutile, sinon nuisible.
C’est après cette pensée que j’ai décidé de briser ma quarantaine en allant au cinéma avec Denise et le Docteur. Mal m’en a pris : c’était un film dit commercial, dans le genre « Et Dieu créa la femme ». Ce qui m’a fait plaisir, c’est d’entendre un spectateur dire en sortant à ceux qui faisaient la queue : « N’y allez pas, c’est de la bouillie pour les cons. » ; et ledit spectateur, par surcroît, ressemblait en tout point au plus minable des Français moyens, à celui pour qui est faite, justement, à grande échelle industrielle, cette bouillie pour les cons. Ainsi, parfois, ça se rebiffe ; et de qui vient-elle la rebuffade ? De l’académicien ? Du professeur célèbre ? De la « haute autorité » ? Pensez-vous ! Ces gens sont trop habitués à être polis pour dire : « C’est de la bouillie pour les cons. ». Ils s’en foutent, d’ailleurs, éperdument, de ces cons. Bouillie ou pas bouillie, cons ou pas cons, ils poursuivent leur petit train d’académicien, de professeur célèbre et de « haute autorité » ; et, quand il leur manque un peu de fric, ils condescendent à trouver un tantinet de génie à une petite salope. En tout cas, ils sont bien incapables de sortir tout de go et à la cantonade : « Ça, c’est de la bouillie pour les cons ! ». Simple spectateur d’un film libidineux, tu m’as redonné du courage et m’as permis d’écrire un poème aujourd’hui. Reste à savoir ce qu’il vaut. La critique est aisée mais l’art est difficile ; et j’entends parfois une voix intérieure qui me dit : « Mais pour qui te prends-tu, toi qui ne veux pas souffrir ? » ; et cette voix, je la connais bien, c’est celle de cette partie de mon moi qui est demeurée saine, intacte et régulière, et qui me conseille vivement de savoir réussir ou de savoir me résigner raisonnablement, et, en tout cas, d’abandonner vraiment ma quarantaine.
7 Décembre
Je me suis réveillé ce matin à regret car j’avais passé une bonne nuit. Il y a un bout de temps que ça ne m’arrivait pas. Sentiment de malaise au souvenir de ma sortie d’hier avec Denise et le Docteur : c’est comme si j’avais fauté gravement. Pourquoi être sorti sinon pour me reposer ? Et le repos devrait-il m’être permis alors que je suis improductif ? Et improductif pour improductif, ne devrais-je pas plutôt ce temps à réfléchir convenablement, sérieusement, aux moyens de devenir productif, sain, normal ? Ne devrais-je pas mettre un point d’honneur à utiliser pour cela chaque petite minute de veille ? Car perdre la plus petite minute, n’est-ce pas étayer la thèse du poil dans la main ? Autour de moi, on pense le contraire. On me conseille de sortir à tout bout de champ, de faire un long voyage si j’en avais les moyens, d’oublier mes petits problèmes, de me pencher sur ceux des autres, et, pour commencer, sur celui de Denise qui a besoin de me sentir fort et qui en a certainement marre d’être la seule à travailler. Ils ont raison, mais combien ils ignorent ce que c’est. C’est si facile de jeter la pierre à un ivrogne, comme ça, de l’extérieur, quand on en est resté sagement au petit verre qu’on boit avec plaisir ; et seul peut guérir un ivrogne celui qui le prend de l’intérieur, en se mettant en imagination à sa place et en regardant le problème, non pas sous l’angle du plaisir mais sous celui de la nécessité ; savoir que ce verre n’est pas un vice moral, mais un vice physique ; que s’il ne boit pas ce verre, il va se rouler à terre à force de souffrance. Mais ça, peu de gens le savent. Ils ne pensent pas le problème comme ça pour la plupart ; et quand ça leur arrive, c’est leur imagination qui fait défaut. Il faut être un artiste pour comprendre les ivrognes. Il faut aimer la déchéance humaine pour pouvoir prétendre au titre d’humanitaire. Aimer les hommes, ce n’est pas toujours se trouver bien en leur compagnie. Ceux qui aiment les hommes de cette manière-là finissent toujours par leur préférer les chiens et les chats.
Après-midi morne et silencieux. Mais j’aurais tort de me plaindre : c’est moi qui provoque le silence, qui le recherche et le cultive comme une plante rare. Denise, elle, ne demanderait pas mieux que de le rompre. Elle n’est pas allée à son boulot, aujourd’hui. Elle a prétexté une grande lassitude, mais en réalité elle est restée auprès de moi pour me faire digression. Je ne souffle pas mot et elle a l’impression que ça n’a servi à rien de rester à la maison. Elle se trompe : quand elle est là, je n’arrive pas à approfondir longtemps mes recherches. Je fais semblant mais je n’arrive pas. Alors j’en ai marre de ma souffrance égoïste et stérile (ou plutôt j’en ai marre de faire semblant d’être un souffre-douleur égoïste et stérile) et je prends un ton enjoué, et je dis, histoire de la tranquilliser : « Tu sais, chérie, j’ai bien réfléchi. Je crois que ce qu’il me faut en définitive c’est une bonne place ; ça sera dur au début sans doute, mais à force de courage et de patience je pourrai certainement tenir le coup. On aura ainsi un double salaire et on pourra rapidement changer cette affreuse baraque contre un beau logement. À Sarcelles, c’est pas cher et propre comme un bijou. ». En général, neuf fois sur dix, elle m’arrête sur un détail comme : « Ah non ! Pas à Sarcelles, je ne veux pas aller à Sarcelles ! Si tu crois que tu vas te plaire dans ces affreuses boîtes de conserve… ». Ça fiche tout par terre parce que je me rends compte en un éclair que ce que je lui propose c’est une adorable petite vie médiocre que je n’admets que par peur et lâcheté ; mais ce n’est rien à côté de la réponse, celle d’une fois sur dix, qui parle ainsi : « Oui ! Et avec ça tu vas écrire beaucoup ! Si tu t’imagines que tu auras envie d’écrire après toute une journée de turbin, tu te mets drôlement le doigt dans l’œil ! ». Cette réponse-là, c’est un bain de jouvence empoisonnée : ça me donne simultanément un grand espoir doublé d’une grande amertume ; et l’espoir fond très vite, comme un morceau de sucre, tandis que l’amertume grandit doucement, insidieusement, jusqu’à prendre les proportions d’un monstre qui m’étreint, tel un étau qui se refermerait tout seul, mécaniquement, d’une bêtise mécanique, la pire des bêtises car elle n’a pas de remords et de comparaison. Je vois en un clin d’œil tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Je vois défiler, comme un agonisant sa vie, tout mon pauvre petit passé littéraire : cette nouvelle idiote, d’abord, qui se voulait comique ; puis la première œuvre voulue, ce court récit qui symbolisait bien ma naïveté impuissante ; et ce roman dont le titre, à lui seul, parlait déjà de lyrisme tombant à plat ; et ces réflexions enfin, qui se prenaient pour Alain, mais un Alain grave, écrivant ex cathedra. Je revois tout ça en un clin d’œil, comme autant de justes causes perdues par la naïveté, c’est-à-dire l’inadaptation aux roueries du monde, le fait de ne pas « coller », de n’être pas dans le coup ; et Sarcelles alors m’apparaît comme un rêve irréalisable, par moi qui écris si mal et qui ne sais qu’écrire. Alors je rage contre Denise, intérieurement : « Ah ! Tu l’as voulu poète ? Eh bien ! Ma petite, tu sauras à tes dépens ce qu’il en coûte d’épouser un poète et de le choisir mauvais. ». Je m’en prends toujours à quelqu’un, en définitive ; et ça, ce n’est pas par lâcheté, c’est parce qu’à force de m’en prendre à moi, jadis, je me suis tout usé, et qu’il serait bien ridicule et bien bête de s’en prendre à cette loque sans défense.
Laurent et Monique sont venus nous voir. Ils sont arrivés en même temps, Monique fatiguée par son cours de danse, Laurent heureux comme un pinson. Quand il commence dans une boîte, il est toujours heureux comme un pinson. Au bout de six mois, il est malade comme un drogué. Au début, tout va bien : les collègues sont gentils, le chef de service est poli et respectueux, un type bien, la boîte est propre, sérieuse, organisée. Tout se résume par : « Ils sont gentils. ». Ce doit être ce que pensent peut-être les animaux sauvages qui débutent en cage, au zoo. « Ils sont gentils. » : c’est-à-dire ce n’est pas si terrible qu’on le présumait, le zoo ; mais après viendront les premiers gestes nerveux, les premières rebuffades inutiles, les premières rages passées contre les barreaux, les premiers signes prémonitoires du désespoir et de la vitalité impuissante et râleuse : la ruade dans les brancards. Un jour, tout cela passe et on devient un lion bien doux, bien épuisé, bien rassasié de pensées vengeresses, un lion à la coule qui manifestement ne se casse plus la tête à penser à son destin et aux moyens d’en sortir ; un de ces lions de zoo pacifiques que les petits enfants innocents et les adultes vicieux viennent contempler avec un air étonné : « C’est donc ça un lion ? ». On les croyait plus agités et, surtout, plus dignes. On est tellement dépité qu’on serait tenté de les apostropher, comme ces femmes corses habiles à fortifier le bras vengeur du mâle déshonoré. Laurent, lui, n’a jamais atteint le degré du lion amorphe à force d’avoir rué. Il est toujours parti avant, juste avant, au plus fort de la crise précédant l’épuisement. C’est pourquoi il a à son actif des dizaines de métiers. Il les a tous essayés, ou presque, sans jamais avoir pu s’accrocher à l’un ou à l’autre. C’est un lion qui change de zoo, d’où un lion qui ne décolère jamais. Comme les lions, il ne sait pas faire le point de l’expérience ; ou peut-être se donne-t-il du courage, à chaque internement, en disant des gardiens et des prisonniers : « Ils sont gentils. ». Ils sont gentils, ouais… Il a de la chance, dans le fond, Laurent, d’avoir la mémoire si courte. Peut-être tout simplement a-t-il la chance de ne pas être le mari d’une Denise. C’est une mégère qu’il me faudrait. Je me demande bien souvent si, dans ce cas, je finirais par me faire au travail ou par aller en prison pour meurtre ; les deux, je suppose, et le deuxième à cause du premier. Il a de la chance, Laurent. Moi, j’ai travaillé treize jours et je n’oublierai jamais l’état dans lequel je me suis trouvé. Encore deux jours comme ça et je devenais fou, à ne plus écrire quoi que ce soit et à troquer ma chambre contre le cabanon. À quoi bon en parler ? C’est si peu intéressant, sauf pour un psychiatre en mal de patients.
Denise vient de planter son chevalet au milieu de la pièce. Ses yeux brillent-ils du même éclat entre les quatre murs de son gagne-pain ? J’en doute. Monique reprise sa combinaison en jetant de temps en temps un œil poli mais inculte sur la toile. Laurent me parle de sa dernière symphonie et des quelques bricoles (des chansons) qu’il a en chantier. Paroles que tout cela ! Rien que des paroles quand il n’y a pas grand-chose à manger. La guérison ! De grâce ! Et tout cela sera le paradis et non pas un lent empoisonnement. Cette maudite pièce deviendra un merveilleux taudis de poète besogneux recevant des amis. Denise quittera son rôle d’infirmière vigilante et deviendra une égérie. Monique me redeviendra sympathique et je l-m’occuperai alors de Laurent. Non, Laurent n’a pas besoin qu’on s’occupe de lui. La guérison ! De quoi ! De QUOI ! Il n’y a pas de guérison, il n’y a pas de maladie pouvant être soignée et peut-être aucune maladie du tout. Il n’y a qu’une série de petits efforts à faire, peut-être à la rigueur quelques larmes à verser, quelques nuits blanches à passer, à cause de ma timidité ; et puis ce sera tout. Le lion sans panache rentrera dans l’ordre des choses et cessera de rugir, de gémir. Il se couchera au fond de sa cage et supportera très bien son exiguïté. Il n’aura même plus envie de la quitter si, par un miraculeux hasard, les barreaux pourrissaient. Il n’y a pas de guérison dans ces maladies-là, il n’y a que des efforts a faire et quelques larmes à verser. Pourquoi faire un drame pour quelques larmes à verser ? En fait-on pour les souffrances du cul-de-jatte et du soldat blessé ? En fait-on pour le mari trompé et la petite fille atteinte de poliomyélite ? C’est quand même pas sorcier que diable ! C’est quand même pas sorcier mais c’est ; et ça suffit pour vous empoisonner si par hasard, par un extrême hasard, par un drôle de hasard, un hasard comique à force d’être hasard, le sang de vos veines n’est pas rouge ou bien votre cerveau n’a qu’un seul hémisphère, ou bien encore vous n’êtes pas capable de manger dans un restaurant pour une raison tout aussi mystérieuse. Un truc comme ça, ça suffit pour vous empoisonner la vie, en secret. Rien de comparable avec l’homme à deux têtes ou la femme sans pieds. Ça, ça se montre dans un cirque, ça vous donne un métier, un nom, une famille, un abri. Ça se voit, ça apitoie, ça excuse. Ça ne se passe pas en secret ; et ça n’emmerde personne quand on le raconte ! Se reporter à l’histoire des quintuplés… Pauvre berger des montagnes désertes, qui a donc bien pu te contaminer si ce n’est les balles de papier qui ont gravi tous les sentiers, donnant à chaque pierre, à chaque vipère qui dormait sous la pierre, à chaque motte de terre où s’écrasait la vipère, le goût de la grenouille pour la taille du bœuf, le goût d’une médiocre célébrité ? Pauvre berger, tu ne sais même pas être « yé-yé » car tu es un psychasthénique.
Au diable l’avarice et les avaricieux, au diable les grands mots vides et les petites choses impalpables qui agacent les nerfs sans avoir l’air d’y toucher. Je n’y toucherai plus, fois même d’irrésolu !
Il ne se passe rien dans ce journal, rien qui puisse venir le supprimer. Quelqu’un ne pourrait-il pas venir me ficeler, me jeter dans une voiture et m’emporter en une course folle vers des dangers physiques et des impératifs vitaux ? Je souhaiterais même avoir la visite d’une petite gouape de voleur venant me dévaliser, un couteau à la main ; une petite lutte, une belle blessure, des démarches, un séjour dans la crasse d’un hôpital ; ou Denise ne pourrait-elle pas avoir une forte fièvre ou tout simplement un enfant ? Mais Denise se refuse obstinément à vouloir un enfant. C’est moi qui lui ai peut-être mis cette idée dans la tête, au début. Il y a un mot pour expliquer cela. Je ne me le rappelle plus. Je l’ai vu une fois, dans un article de critique littéraire parlant d’un roman où le couple en question se refusait à avoir un enfant. L’auteur de l’article levait les épaules au ciel avec mépris. Il devait certainement avoir une gueule de crétin ; ou alors il devait avoir des enfants. Là, je lui pardonnerais. Peut-on être père et fulminer contre la conception des enfants ? Autant être chef d’État et ne jamais vouloir s’occuper de politique. Donc Denise ne veut pas d’enfant et il y a un mot, que je ne connais pas, pour expliquer ce refus. Moi, je me demande parfois si ce n’est pas du bidon ses arguments métaphysiques. Denise a peur d’avoir un enfant parce qu’elle a peur de son mari père d’un enfant. Cette image lui donne peut-être des frissons. Heureusement ! Il ne manquerait plus que ça, un enfant ! Un enfant pour l’atome ou pour la névrose, un enfant serviteur de demain ou un enfant boulet, comme son père ; dans un degré moindre, comme sa mère ; avec un père et une mère pareils, un enfant ! J’aurais moins peur d’être alcoolique, dans ce cas. Il ne se passe rien dans ce journal. Il ne peut rien s’y passer : j’en ai fermé la porte solidement au moment où j’en posais la première brique. Il faudrait un gros orage, et encore ! Il ne s’y passerait pas grand-chose puisqu’il s’écroulerait au même moment. Laurent et Denise ne sont pas êtres à apporter l’orage dévastateur. Le Docteur encore moins, pauvre homme bien doux et timide dans la vase épaisse et amère de sa déchéance physique et morale. Le pauvre Docteur, castré impitoyablement par un malheureux accident d’automobile. Il ressemble à ces chats que des enfants vicieux ont abîmés pour la vie avec un morceau d’élastique noué au bon endroit. Il ne s’agit plus pour eux de pratiquer la pensée que recouvre ce fameux mot, dont je ne me souviens plus, pour ne pas avoir d’enfant. Le Docteur s’est mis à boire, après ça ; mais ce n’est pas ça qui l’a descendu. Ce n’est pas sa femme non plus, sa femme devenue stérile à cause de sa vertu. C’est sa bonne ; oui, parfaitement, sa bonne… Elle est allée raconter sur tous les toits, Dieu sait comment elle l’a appris, que le Docteur était stérile pour la bonne raison que… Les clients ne sont plus revenus. Le Docteur ne s’en est jamais remis. Il aurait pu changer de quartier, il aurait pu s’expatrier, il aurait même pu, que diable ! adopter un bébé et le faire passer pour celui de sa femme. Il n’a rien fait de tout cela. Il s’est mis à boire. Il s’est mis à peindre aussi, après avoir enterré sa brave femme. Il s’est mis à sculpter, à composer de la musique ; et ça, ça ne pardonne pas, c’est pire que l’alcool, ça vous casse les bras, ça fait de vous officiellement un fainéant, même quand vous y passez des nuits blanches. C’est pire que l’alcool quand on a connu un peu de désœuvrement. C’est le mal de Gauguin, dont on ne revient pas, dont on meurt la plupart du temps sur une paillasse hélas traditionnelle, à la Montmartre, comme dans les histoires de Monsieur Dorgelès ; talent ou pas talent.
Sans son organe coupé, le Docteur aurait continué son métier de docteur. Sans sa bonne sournoise, il aurait continué son métier de docteur. Sans la bêtise ignoble de ses pauvres clients, il aurait… Malgré l’alcool, il aurait… Sans tout ça, il n’aurait certainement jamais peint, et sculpté, et composé de la musique. Il n’en aurait pas eu le temps. Il en a eu le temps. Il en a usé et abusé. Il est fichu. Demain, il aurait de la Providence un organe tout neuf, une femme ressuscitée, des clients à la pelle, une bonne sourde et muette, pas une minute à perdre, il serait quand même fichu le Docteur. Il a goûté. Ne jetons pas des pierres sans les avoir pesées.
Denise est allée faire les courses. Nous allons souper tous les quatre et ensuite nous irons au cinéma. Pauvre quarantaine, tu as du mal à t’imposer.
« Les neiges du Kilimandjaro » : sans doute la vie d’Hemingway. Demain je sens que je vais jouer à Hemingway toute la journée. Denise ne sera pas là, j’espère qu’aucun visiteur ne viendra me troubler. Hemingway s’est suicidé. Ne serait-il pas logique que j’en fasse autant si je veux jouer à Hemingway ? Hemingway ne va sans doute pas beaucoup m’absorber… Même pas deux ou trois jours. Il est de la race sportive et j’appartiens aux constipés. Ce qui me plaît dans sa vie, ce sont ses voyages. Quel heureux homme ! Écrire et voyager, voyager et écrire, écrire en voyageant. Hemingway s’est suicidé… Pourquoi ?
8 Décembre
Sainte Mère ! Pa moyen d’être un seul jour tranquille ! On dirait vraiment qu’ils se sont donnés le mot, ma parole ! De quoi ont-ils peur ? Que j’avale des barbituriques ? Je n’en ai pas. J’en aurais que je ne les utiliserais pas. Pas de barbituriques, pas de poison. Si un jour je faisais le grand saut, ça serait en m’ouvrant une veine, pour mourir doucement, en réfléchissant, pour ne pas changer. Mourir comme j’aurai vécu. On dirait des corbeaux attendant que je meure. Pourquoi sont-ils venus ? Que je suis bête ! Personne ne peut les avoir prévenus. Pierrot est là, le cousin Pierrot ; avec sa femme, son horrible petite femme desséchée, aux genoux cagneux. Si jamais elle s’assoit sur le lit et qu’elle croise ses jambes, je vais avoir un haut-le-cœur. Non, elle ne croise pas ses jambes, tant mieux, tant mieux. Elle sait qu’elle n’a pas avantage à croiser les guibolles, la femme à Pierrot. Et ce gosse ! Pourquoi ont-ils emmené ce gosse ? Comment a-t-il pu lui faire un gosse, Pierrot ? Quand elle doit relever sa robe pour ajuster ses bas, ça doit être terrible de vivre, terrible d’en être à la désirer. À qui a-t-il pensé, Pierrot, en lui faisant ce gosse ? À un mannequin célèbre ? À une courtisane de l’écran ? Ça a toujours été un vicieux, Pierrot. Il collectionnait les revues spécialisées. Qu’est-ce qu’il a dû en baiser des jolies filles, en pensée ! Pourquoi ont-ils emmené ce gosse ? Ils savent bien dans la famille que je n’aime pas les gosses. Et pourquoi d’abord sont-ils venus ? « Heureusement que tu es là ! » qu’il a dit. « On pensait trouver personne… ». Alors pourquoi sont-ils montés ? « Mais comme on passait dans le quartier, on s’est dit… Il y a tellement longtemps qu’on se voit pas. ». Que faire devant ce dadais ? Il ne me comprendrait pas si je restais naturel. Il faut, ou que je fasse le demi fou complet, ou que je me compose le rôle de l’homme parfaitement naturel, de l’homme qui ne dérange personne, de l’homme pacifique, sans histoires. Composons, composons, ça vaudra mieux : « Eh bien voilà, je cherche une place en ce moment, une bonne place. Je ne veux pas me précipiter sur n’importe quoi. ». « Et depuis l’an dernier, qu’est-ce que tu as fait de beau ? ». « Oh ! Laisse-moi tranquille ! J’ai perdu une année. Je voulais faire le doctorat et ça n’a pas marché. ». Là, les quatre yeux qui s’ouvrent d’horreur. Pensez donc ! Une année de perdue à ne rien faire de positif alors que je ne travaillais pas. Ils me soupèsent tous les deux, ils font un calcul rapide, ils se disent : « Un licencié, ça gagne au moins huit cents francs ; il a donc perdu neuf mille six cents francs. ». Et dans le fond, ça leur fait bien plaisir, aux cousins. « Pauvre Claude ! C’est pas de chance ! » en chœur. Alors je détourne : « Et le petit, ça va en classe ? ». Et je me penche vers le petit avec un sourire et beaucoup d’intérêt, un énorme intérêt, un intérêt monstrueux quand on considère ce qu’il est, le petit, ce qu’il deviendra, le petit, une crotte. La crotte se dandine, et les parents de la crotte : « Ça marche, il promet ; mais il est indiscipliné, il faut le tenir. ». C’est atroce et je regarde la pendule avec angoisse. Dans une heure Denise sera là, il faut tenir une heure. Ah merde ! Elle croise les jambes. Je me détourne à temps, j’offre symboliquement une cigarette. Je sais qu’ils ne fument jamais de tabac blond. J’en prends une, je vais pour l’allumer, et bang ! sur la tête : c’est elle qui a lancé la sale petite question insidieuse : « Alors, Claude ! Vous écrivez toujours ? ». Allons bon ! Il fallait que ça vienne. Alors j’allume ma cigarette pour me donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de m’humilier. « Oh oui ! De temps en temps ; mais, vous savez, ça passe après beaucoup de choses, et c’est si peu important. ». « Oui, sûrement, tu ne veux pas en faire un métier. D’ailleurs, je te comprends, c’est si difficile de percer là-dedans. ». Alors moi, je fais le con ; je les satisfais sans le savoir : « Enfin, j’ai quand même réussi à écrire un recueil d’essais. ». « Vous l’avez présenté à des éditeurs ? ». « Oui… Mais ça n’a pas marché. ». Alors ça s’illumine, ça devient insolent. Ils comprennent maintenant pourquoi j’ai perdu une année. Ils commencent à comprendre beaucoup de choses, juste de quoi ricaner : « Oh ! Tu sais, faut pas te frapper, de nos jours la Littérature… Il faut vraiment vouloir percer. ILS écrivent n’importe quoi ! ». Alors, que c’est doux d’abandonner ; et qu’il est préférable de les entendre eux, sur leur propre terrain : l’histoire du rôti qu’on a raté, l’histoire du collègue qu’on a maté, du voisin qu’on a engueulé, et les dernières de la petite crotte, promue au rang de génie précoce. « À notre époque, il n’y a plus d’enfants ! ». Quand Denise est enfin arrivée, on parlait de notre baraque, et la jupe noire s’était un peu trop relevée ; et elle la rabaissait sous mon regard, qu’elle devait prendre pour celui d’un obsédé sexuel. Je l’entends dire ce soir, au coucher, à l’horrible couchage : « Ton cousin, alors, quel cochon ! ». La pauvre, elle ne va même pas se douter que Pierrot pensera à Denise, et moi je vais penser bêtement, cher Pierrot, à ta situation à la Poste. Oui, c’est ça le pire, Pierrot, je t’envie. Ta femme est moche, ton gosse est bête et laid, tes cigarettes puent, tu n’as jamais écrit de livre, tu n’as aucun diplôme, tu as besoin de me détruire pour reposer en paix, et moi je t’envie farouchement à cause de ton poste à la Poste, parce que tu es capable d’engueuler un voisin et de mater un collègue, parce que l’eau où tu nages est faite pour tes nageoires, parce que tu es heureux, simplement heureux, et que les jambes de ta femme te font tout oublier, ou presque. Je suis méchant pour Pierrot. Après tout, il doit aussi avoir ses problèmes. Il faudrait que j’écrive un livre sur les problèmes de Pierrot.
Ils sont partis. Dieu soit loué !
« Le train qui roule n’amasse pas la mousse des arbres verts à force de figurer sur la robe de Marie. Les gens ignorent tout de la robe de Marie, hippocampe stérile à force de balafrer les oignons des passants. Hippocampe stérile à force d’ignorer le champ des coquelicots issus de la manie qu’ont les hommes de feindre l’ennui. J’aime ces gens pourtant. Ils sont beaux malgré leur col roulé. Et je leur dis : pardonnez-moi, petites poulettes adorables, roses comme les blés, gentilles comme les herbes. ». C’est de la bouillie pour les chats et c’est signé Laurent : encore un canular de sa façon pour me rappeler les mérites de la vraie littérature. Je vais garder ce billet. Il me servira un jour, peut-être. Le tiroir du Mont de Piété fera très bien l’affaire. C’est le tiroir où je cèle amoureusement toutes le bizarreries qui me tombent sous la main ou bien les souvenirs qui font trop mal pour trôner sur les meubles. La pipe ! Il a raté sa vocation, Laurent… Elle est restée là, dans ce tiroir, bien au chaud dans sa poussière calcinée. Elle est là depuis deux ans et elle n’a pas changé. Elle ne comprend pas pourquoi, la pipe. Une pipe, ça ne se parle pas. La pipe ! Deux ans en arrière, une petite route de campagne, en Charente, un soir d’été. Denise avait une robe évasée, jaune de loin, plus compliquée de près, comme un tableau impressionniste. Il faudra que j’emmène Denise au Louvre, comme je le lui ai promis. Une robe bien décolletée, sans bretelles, avec un jupon dessous. C’est qui la lui avais achetée. Nous marchions tous les deux. Je me souviens : j’avais le derrière mouillé pour m’être assis dans l’herbe. J’avais évité de peu de m’asseoir sur une plaque de bouse de vase séchée. Il faisait doux. Les gens installés devant les rares maisons nous regardaient passer en rêvant. Les gens de la campagne donnent toujours l’impression de rêver. Les hommes lourds et figés regardaient Denise. Ils la dévoraient en silence, comme au cinéma. C’était un peu comme du cinéma cette jeune femme aux épaules dénudées qui passait là, sur cette route qui n’en revenait pas. Nous marchions, Denise grave et la tête penchée, moi gesticulant sur des fantômes. Je vitupérais contre l’humanité au nom de l’humanité, contre la foule dense et vivante au nom des grands morts, des figures bien dessinées des hommes à postérité. Je démontrais à Denise que je voulais être de cette humanité-là et au grand jamais de l’autre. Je disais, et les femmes et les enfants et les bêtes m’observaient. Les hommes n’avaient d’yeux que pour Denise. Je disais en gesticulant et Denise paraissait crispée. Au bout de la route, là où coulait la large nationale, là où le charme, sans doute, avait été rompu, elle s’est arrêtée, Denise, et elle m’a dit, avec un air angoissé et une grosse boule dans la gorge : « Claude, c’est effrayant ton ambition. ». C’est à ce moment que ma pipe s’est éteinte, définitivement, car je ne l’ai plus rallumée. C’est depuis ce moment que le fossé a grandi entre ma maladie et ce qu’en croit Denise. Un jour, peut-être, pourrai-je dater de ce moment précis la perte de son amour. « C’est effrayant ton ambition » : ce n’était pas de l’ambition, Denise, ni moyenne, ni petite, ni grande, ni effrayante ; ce n’était pas parole de Napoléon. C’était du vent pour cacher la pluie triste de mon âme, qui ne rêve que d’un petit trou ; bien difficile à creuser, le trou de la médiocrité, quand on a pas tous ses esprits. Si tu avais dit, Denise : « C’est effrayant comme tu veux te noyer dans un lac parce que tu as peur de ne pas même savoir nager dans un verre d’eau », tu n’aurais peut-être pas inutilement perdu tout ce temps-là auprès du vent cachant la paralysie totale, auprès du nain si petit, si petit, qu’il préférait, sans le savoir, se faire passer pour un géant, histoire de justifier ses échecs et d’avoir à souffrir en pensées ses souffrances de l’action ; l’action la plus banale : celle de ces paysans lourds et figés qui, au même moment, se demandaient comment je pouvais bien m’y être pris pour marcher à côté de Denise, la femme qui vient de Paris et qui montre ses seins. Elle est restée là, la pipe, et elle n’a pas changé. Moi, je n’ai fait qu’empirer.
As-tu songé seulement à écrire une œuvre durable, une œuvre qui ait un sens, une raison d’être, une foi ? As-tu défendu une cause ? As-tu décrit une souffrance digne d’attention ? Tu perds ton temps à écrire ce journal où il n’est question que de toi, de toi seul, de ton égoïsme stérile et rabâcheur. Tu devrais avoir honte. Passe encore pour ta mégalomanie ; mais qu’elle serve à quelque chose, bon Dieu ! Le bol de riz par jour et pas plus, sais-tu ce que c’est à la fin ? Tu t’attardes béatement sur la graisse qui engourdit ton âme, sur les poids qui alourdissent ta marche vers les nuages, mais sais-tu seulement ce que c’est qu’une véritable souffrance ? Sais-tu ce que c’est qu’un blessé qui gémit, grand enfant qui regrette d’avoir voulu jouer à l’homme et qui découvre les pleurs de l’adulte ? Sais-tu ce que c’est qu’une foule mitraillée par les fusils de l’engrenage stupide et la froideur de la raison politique ? Sais-tu ce que c’est la douleur muette et recluse qui se cache au fond de maint taudis et de mainte villa luxueuse quand les flonflons de la musique célèbrent la joie maudite à force d’être épaisse de crimes ? Sais-tu ce que c’est, dis, l’homme calfeutré qui ressasse ses peines de modèle réduit ? As-tu songé seulement à donner ta vie pour fendre la grossièreté en deux et en extirper la délicatesse ? As-tu seulement eu l’ombre de l’idée de donner ta vie pour une juste cause ? Ou bien désires-tu simplement te préparer du bon temps et rages-tu de ne pouvoir pas même te payer une minute d’oubli ? Ouais… Tu rougis sans fard et tu te caches le visage entre ces mains, ces mains qui n’ont jamais servi qu’à saisir en voleur, ces mains qui te servent à manger, à fumer, à caresser, à ripailler de toute la force de ton esprit cupide ; de ton esprit cupide qui joue au désintéressé et qui n’y parvient pas. Tu me fais honte plutôt avec ton air guindé des bons jours et désespéré des mauvais. Tu ne mérites pas l’encre qui sert à te raconter. Tu n’es qu’un faux jeton qui fait le louis d’or. Tu n’es que FIEL ! Tu tartines tes tranches de fiel, de fiel liquide de nausée. Tu n’es que nausée et ton journal que transcription de nausée. Tu donnes envie de vomir quand on t’a cajolé. Malade ? Eh bien oui ! Tu l’es ; mais à faire vomir le meilleur infirmier.
9 Décembre
Grande discussion avec Monique, aujourd’hui, sur l’ambition. Elle me demande si l’ambition existe en chaque humain. Elle croit que non. Elle prétend ressentir en elle une différence, sur ce plan, avec certains êtres. Elle dit que certains êtres lui paraissent apathiques, satisfaits de leur sort, qu’ils n’ont pas d’ambition, qu’elle les envie beaucoup. Je lui réponds que c’est faux, que tout être humain est ambitieux, que chez certains, seulement, ça ne se voit pas ; et je m’explique : chez ceux chez qui ça se voit, il y a sans doute un décalage entre les aptitudes et le but et c’est pour ça que ça se voit. On peut dire du grand homme politique qu’il est ambitieux s’il rêve sans cesse de quelque chose qui se trouve au-delà de ses facultés présentes. On peut dire cela aussi du petit ouvrier. Mais alors, me dit-elle, chez l’homme qui se trouve satisfait , il n’y a plus d’ambition ? Est ambitieux celui qui n’a pas cessé de l’être ! Discussion stérile parce que menée par deux êtres qui ne parlent pas d’une manière décontractée, par deux êtres qui essaient de se justifier. L’un d’eux finit par en ressentir un grand vide ; ou peut-être les deux. Je suis toujours l’un d’entre eux. Je suis trop sensible, trop désarmé, ce qui explique mes errements de fantoche en fantoche. Je n’arrive pas facilement à me retrouver après un film, un roman, un geste, une pensée, une discussion. Il me faut des semaines, il me faut de véritables quarantaines quand la piqûre a été un peu forte. Ainsi, le 2 Décembre passé, il y a eu l’affaire de l’annonce. C’est cette affaire qui m’a si abîmé. Le 2 Décembre passé, je suis allé à un rendez-vous, au siège social d’une société industrielle qui voulait me voir, me soupeser, me jauger et, éventuellement, m’embaucher. Pour gratter du papier sans doute. À quoi se résout le travail de bureau ? À gratter du papier ! Ça, tout le monde le sait. Je m’y étais préparé, longuement. Je me disais : « Je suis Valéry, j’ai besoin de croûter, je vais voir un Monsieur qui va m’engager pour gratter du papier. Je vais bientôt gratter du papier dans une pièce spéciale, avec des collègues gratte-papier. C’est normal, ça se fait tous les jours, ce n’est pas un destin exceptionnel. Je suis Valéry, mais je supporterai. Valéry, il a mangé, dormi, il s’est lavé les dents, il a couché, vomi, il est allé aux toilettes, il a dû aussi gratter du papier ; et c’est pas ça qui l’a empêché de créer, d’être Valéry, de se faire respecter, envier, de vivre spirituellement, de dominer la matière rebelle, de sortir parfois de la vase, et notamment du grattage de papier. » Mais j’avais négligé un aspect : l’aspect de l’homme avec qui j’avais rendez-vous. Son aspect, sa voix, ses mains, ses vêtements, son regard, ses paroles, sa philosophie. D’emblée, il m’a méprisé, à cause de mon aspect, de ma voix, de mes mains, de mes vêtements, de mon regard, de mes paroles et de ma philosophie qu’il n’a d’ailleurs pas comprise, trop compliquée pour lui ; et il a baissé son salaire ; et ça m’a humilié. J’ai accepté, à cause de mon aspect. Parce que d’après mon aspect, je ne pouvais qu’accepter. L’homme s’attendait à rencontrer un frère. Il s’attendait sans doute à faire des concessions de son côté, car un frère aurait demandé quelques concessions. Il est tombé sur moi et je voyais nettement ses mains se frotter dans sa pensée. Il a baissé son salaire. Je ne suis pas allé travailler. J’ai marché très longtemps dans Paris, sans prendre garde aux voitures. Valéry était tombé par terre, à cause de mon aspect et à cause de son aspect à lui. J’ai rêvé : rêvé d’un employeur dont je serais par miracle le frère ; d’un employeur qui n’aurait pas baissé son salaire. Parce que ce n’est pas bien, parce que ça ne se fait pas, même devant un frère de l’autre. J’ai longtemps erré dans Paris. Sans trouver. Ni le passant puissant qui aurait pu m’accrocher à la vie, ni la voiture qui aurait pu me la faire quitter ; et je me suis enfermé, comme l’autruche cache sa tête entre ses ailes pour échapper aux dangers. Il y en a qui sont atteints de lycanthropie. Moi, j’ai le mal de l’autruche ! Le mal des animaux qui ne savent pas se défendre et que l’on attaque pour le plaisir, quand il en tombe un sous la main, histoire de se reposer des attaques nécessaires, vitales, des attaques de travail. Je suis un gibier du plaisir, de la lutte facile, de la victoire certaine, de l’étude sans danger, à la défense grotesque et dont la défaite est attendue avant qu’on ait commencé. Le tir aux pigeons, quoi ! Alors je préfère me cacher, me terrer ; et si Denise ne me donnait pas à manger dans ma cage volontaire, je me laisserais mourir de faim ; car on ne réforme pas dans le civil.
Ai dit tout ça à Monique. Elle m’a répondu en substance et en langage imagé : « Allons donc ! Ce qu’il te faudrait, c’est un bon coup de pied au cul ; et ouste ! Dans la mare. Tu serais bien forcé d’y nager. Ils t’ont rendu un très mauvais service, les psychiatres, en te réformant au service militaire. Tu aurais appris à faire comme tout le monde, à te défendre, à cogner ; et puis, je t’en prie ! Faut pas en faire des histoires. On passe quand même pas tout son temps à se cogner. Les gens ne sont pas tous des S.S. Et pour qui te prends-tu, toi ? Tu n’as donc jamais fait de mal ? C’est à toi à ne pas dramatiser, à ne pas te noyer dans un verre d’eau. Moi aussi j’ai des ennuis à mon boulot, et Denise aussi j’imagine. On en passe tous par là ; et pourquoi Monsieur ne serait-il pas comme les autres ? Je ne peux pas dire que tu me fais penser à une femme parce que les femmes les plus timides savent au moins marchander et que toi tu fais un véritable roman d’acheter un kilo de pommes de terre. Oui, ce qu’il te faut, c’est un bon coup de pied où je pense. Ton mal, c’est Denise. Ton mal, c’est de te nourrir d’illusions et de miel. Le monde n’est pas doux, j’en conviens, mais personne n’est parfait. À commencer par toi ! Prends en ton parti, comme les autres prennent leur parti de toi. »
Elle a du bon sens, Monique, pour les choses sensées.
Mais qu’est-ce que je raconte ? Je n’ai jamais vu cet homme-là ! Je l’ai imaginé, mais je ne l’ai jamais vu… Je me mens à moi-même ; oui, même à moi. Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux dans ce que je raconte ? Puisque je me mens à moi-même… Je n’ai jamais vu cet homme-là. J’ai rencontré un individu, un homme d’affaires, à proximité de l’entrée, alors que j’avais déjà décidé de ne pas entrer. C’est ça qui est important : j’avais déjà décidé de tout laisser tomber, en partant de chez moi. La preuve, c’est que j’ai refusé à Denise son escorte. J’ai fait semblant d’y aller, et, en réalité, je me demandais simplement si j’allais aller dans le quartier du rendez-vous ou bien n’importe où ailleurs pour me promener. Denise n’était pas dupe. Elle est fine mouche, Denise. Elle a beaucoup insisté pour m’accompagner. Je suis allé jusqu’à la porte d’entrée ; et je suis passé devant, sans trop regarder. J’ai pris la première rue à droite, tout près, et c’est là que j’ai rencontré mon homme d’affaires. Je me suis dit : « IL doit être comme lui, c’est le même gabarit. » C’était peut-être lui dans le fond. Peu importe. Ce qui est important, ce n’est pas tant que je n’y sois pas allé et que je prétends le contraire ; ce qui est important, c’est d’avoir poussé le mensonge à moi-même au point d’imaginer l’entretien avec lui. L’histoire du salaire, du bidon ! Pourquoi ces mensonges ? Par réaction de la partie saine de mon esprit malade ? Par pudeur de la conscience ? Par lâcheté ? Mais peut-on être si lâche envers soi-même au point de croire à de purs mensonges racontés par soi-même ? Ça existe, paraît-il, cette véritable maladie mentale ; dont j’ignore le nom. Ça ignore les trois quarts des mots du dictionnaire et ça prétend au titre d’écrivain.
Notre pauvre voisine est venue frapper à la porte. C’est une vieille négresse, une illettrée ; frondeuse, agressive et révolutionnaire ; mais si faible. Elle est venue vers moi pour me demander de l’aider. On veut la voler. Une compagnie d’assurances et un sale petit fonctionnaire sont en train de la posséder. Il faudrait faire un procès. Comment lui expliquer qu’elle a raison, que c’est un crime de la voler, elle, que ce sont des salauds, mais qu’il lui faut quand même intenter un procès. Ce mot me fait aussi peur qu’à elle. Un procès ! Ça représente des frais, des démarches, des soucis si peu poétiques qu’il faut être riche pour ne pas avoir peur d’un procès ; pour en désirer ardemment un, même. Je pourrais l’aider, peut-être, si je le voulais. Je pourrais aider beaucoup de monde, même, dans cette sacrée baraque, belle à force de noir, de pourriture et de délabrement. Ne sommes-nous pas tous inquiétés d’expulsion à cause de son insalubrité et du plan parisien d’urbanisme ? Je pourrais, moi qui fais ici figure de lettré, fonder une association de défense, emmerder beaucoup de monde, beaucoup de sales petits bonshommes, en défendant ces malheureux. Voilà une bonne cause ! Ne vaut-elle pas une bonne guerre ? Un beau dépaysement. Sur cette baraque belle à force d’être pauvre et sale plane un grand mystère de menaces et d’iniquité. C’est l’Administration qui s’apprête à nous expulser sans vouloir condescendre à nous dire si nous serons relogés et quel sera le montant de la bouchée de pain qui nous sera allouée ; l’Administration qui cependant nous intente un procès parce que nos pauvres ruines risquent, paraît-il, de blesser des passants. C’est la cohorte rampante et noire, comme des vers hideux, des agents immobiliers qui rôdent et nous assaillent pour acheter à vil prix ce qu’ils revendront pour de l’or. Ces agents immobiliers, aux faces atroces à force de s’inquiéter, de s’enquérir des pauvres et des délicats qu’ils pourraient posséder, pour l’argent, et aussi pour le plaisir. N’est-ce pas là une chance, bien petite, bien anodine, de sortir du marasme et de faire œuvre utile ? La pauvre vieille négresse, elle attendait beaucoup de moi. Je n’ai fait que la consoler. Elle doit trouver cela très rare, la consolation d’une pauvre négresse, puisqu’elle est venue m’apporter quelques fruits et légumes ; des fruits et légumes piteux, comme elle, tout noirs à force d’être délaissés. Elle les a ramassés sans doute dans le ruisseau, aux Halles, là où elle vend des fleurs ; des fleurs pour embellir les yeux et le nez de ceux qui ont le droit d’en acheter. Je l’ai aperçue une fois, dans son travail. Il faisait chaud. C’était le printemps. Elle dodelinait de la tête et marmonnait entre ses dents, remuant ses grosses lèvres grisâtres et plissées. Elle avait trop de fleurs pour être heureuse, trop de fleurs invendues ; ça se meurt vite les fleurs ; ça vieilli vite et personne alors n’en veut plus. Elles sont chez moi les fleurs invendues de la négresse ma voisine. Quand je l’entends le soir qui s’arrête devant notre porte, je dis à Denise : « Ce soir elle n’a pas tout vendu. » Et notre chambre se tapisse en un clin d’œil de fleurs qui ont mal fini ; de fleurs mortuaires à force de vouloir crâner ; et c’est pour ça que Denise a toujours si mal à la tête ; mais nous n’avons jamais pu refuser : ça lui ferait si mal, à la pauvre négresse, qu’on lui refuse ce qu’elle donne, quand elle a passé toute une journée à se voir refuser ce qu’elle voulait troquer. Nous les gardons le plus longtemps possible et, quand elles commencent à pourrir, nous les jetons discrètement à la poubelle en espérant qu’elle ne les verra pas gésir dans les grandes boîtes de fer où les chats et les chiffonniers, ces collègues d’un jour, se font des crocs-en-jambe.
10-11 Décembre
Je tiens quand même ce journal ; malgré la mort de mon grand-père ; malgré le voyage, malgré la fatigue, la digression devant la mort, l’envahissement de la famille ; peut-être à cause de cet envahissement même. Ils sont tous là ; tous ces Pierrot, Pierrot y compris. Ils me fatiguent, dans leurs manteaux acquis à force de sérieux, dans leurs intérieurs bien rangés, dans leurs voitures achetées avec gravité, entretenues avec soin, défendues avec jalousie. Ils me donnent mal à la tête avec leurs préoccupations sordides, leurs histoires de convenances et d’hypocrisie. Moi je pense au grand-père. Je ne veux pas me flatter mais c’est moi qui pense le plus au grand-père. Non ! J’oublie mon père. Ils me fatiguent tous devant ce pauvre grand-père étendu dans sa rigidité. Ils me font penser à mes condisciples de l’université quand ils disaient : « J’ai perdu mon grand-père. » C’était avec un sourire et sans trop appuyer. C’est si peu important de perdre son grand-père et si ridicule d’en parler. C’est une corvée plutôt, un moment de vacances forcées, avec beaucoup de fatigue à la clé. C’est un repas où on se retrouve tous, un peu gênés, mais très rengorgés, très suffisants, avec juste ce qu’il faut de curiosité pour ne pas donner l’impression que l’on a peur d’avoir été dépassés. On compare les vêtements, les autos, les rides, les enfants, les fleurs et les hôtels. On s’enquiert des santés, des impôts, des notes de gaz et d’électricité. On feint l’aisance, la légèreté, l’esprit tranquille. On parle de tout quand on enterre un grand-père. On l’enterre vite parce qu’en général, il pleut, il vente ou il sent mauvais. On se dépêche en baillant et en ayant l’esprit ailleurs. On mage peu de hors-d’œuvre, par convenance, un peu plus de viande ou de poisson, beaucoup de fromage et de dessert. On boit pour faire impression, pour se fortifier sous le regard du cousin. On s’emmerde à la mort du grand-père. C’est triste comme un vrai enterrement, un vrai car celui-là il y a longtemps qu’il a eu lieu, en pensée ; à moins qu’il ne laisse de l’argent, le grand-père : là, on ne s’ennuie plus du tout, on est au casino.
Ils l’ont donc enterré exactement comme on enterre un grand-père qui, lui, n’a rien laissé. On s’est un peu occupé de grand-mère : on lui a fait ses comptes, on lui a donné la facture et puis on l’a laissée ; et puis on est parti et c’était de justesse car déjà on ne pouvait plus se supporter.
Il était anticlérical, le grand-père ; mais on n’a pas oublié de s’arranger pour le confesser et le faire communier. On s’en est félicité, goupillon en main et main au porte-monnaie.
Il était très frileux, le grand-père ; mais on avait autre chose à faire que de l’empêcher de se mouiller.
Il n’aimait pas les fleurs, le grand-père ; mais on en achetées. Il faut bien : pas d’enterrement sans fleurs. Je n’en ai pas achetées. Personne n’a voulu me parler et on a critiqué Denise à en perdre la respiration. Denise, personne de ma famille ne l’a vue se marier. Alors !... Un seul tort, le grand-père : c’est d’avoir procréé. À quoi ça lui a servi ? Il est mort dans une maison de retraite et les larmes étaient rares et n’étaient pas salées. Mourir seul, dignement, sans tous ces étrangers, ça l’aurait pas gêné. Grand-mère est restée à la maison de retraite. Personne n’a voulu l’emmener. Elle y est tellement bien ! Paraît-il.
J’ai repris le train avec mon père et Denise ; et ce qui m’a le plus étonné, c’est d’avoir continué, en rentrant, à tenir ce journal ; malgré la mort, la fatigue, le voyage ; à cause de la famille. Ai regretté de ne pas les voir photographiés dans leurs tenues de croque-morts pour les montrer à Monique. Le coup de pied au cul, je l’accepterais, mais pas de ces gens-là ; de ces gens-là jamais !
12 Décembre
Denise a été renvoyée par cet enfant de salaud d’employeur. Dans notre départ précipité, elle a complètement oublié d’avertir de son absence. La présentation du télégramme n’a rien fait. Ce Monsieur a argué des retards importants au cours des deux mois précédents. Ces quarante-huit heures d’absence sans avoir prévenu sont, paraît-il, une goutte qui fait déborder le vase de sa juste colère. Ce Monsieur si magnanime a compté chaque petit retard, une minute par ci, deux minutes par là. La machine à pointer, l’horloge des bagnards, en fait foi ; alors, renvoi sans préavis, renvoi comme une malpropre. « Allez vous plaindre aux Prud’hommes ! » a-t-il gueulé. Sommes allés aux Prud’hommes. On n’a pas voulu nous renseigner. « Nous ne sommes pas un conseil judiciaire ! » nous a-t-on répondu, manifestement comme on parle à des chiens. « Nous sommes un tribunal ! Allez donc voir un avocat. » Ça se termine toujours comme ça, par l’avocat ; l’exclusivité dans la poursuite de l’iniquité. Irons-nous voir un avocat ? Lequel ? Nous n’en connaissons pas. Nous n’avons jamais eu d’histoire. Nous n’avons pas d’économies non plus. Le dernier salaire de Denise va fondre petit à petit. Et après ? Mon impuissance me revient à la bouche, avec un goût plus amer et plus violent que jamais. J’ai sorti mes bouquins de Droit poussiéreux. Je m’étais juré pourtant de ne plus les toucher. Denise a raison mais, hélas, il faut le démontrer. La société a tellement peur de se tromper, comme autrefois, n’est-ce pas, comme au temps de la féodalité ; elle a tellement peur de faire des iniquités de trop peser, d’être trop rude, qu’il faut tout démontrer, même la vérité ; surtout la vérité ; car le mensonge, la bêtise et la méchanceté, l’iniquité, c’est tellement gros, n’est-ce pas, ça se voit tellement que ce n’est pas la peine de trop les démontrer ; et puis on n’a pas tellement de temps pour tout démontrer à la fois. Pourquoi ce malaise perpétuel ? Pourquoi les pauvres gens doivent-ils encore en être à se frotter les mains quand ils lisent dans leur journal qu’un puissant a été condamné ? Pourquoi doivent-ils encore en être à se frotter les mains et à dire, un peu étonnés : « Quand même, on a beau dire, mais existe dans le fond la Justice. » ? C’est-à-dire : on a beau dire, mais l’appareil judiciaire ce n’est pas entièrement une mascarade, ça fonctionne quand même assez bien malgré les traitements dérisoires des juges et la moralité douteuse des clients de l’avocat.
Le peuple a perdu ses tribuns. Enrichissez-vous et vous serez défendus. À quoi bon tous ces mots inutiles ?... Monique se moquerait de moi si elle les lisait ; comme la plupart des femmes, d’ailleurs. Ce qu’elles peuvent s’en foutre des problèmes de la société, les femmes ! Et elles ont bien raison. À moi, des trucs pareils, des coups comme il en est arrivé à Denise, et à la pauvre négresse ma voisine, ça me fait des piqûres douloureuses comme on peut pas savoir. J’oublie d’y parer parce que ça s’amplifie et que ça devint un problème de la société. Je crois que, si demain un voleur me citait en justice, au lieu de me défendre avec des oh ! d’indignation, et des papiers timbrés, et des procédures horrifiées, je sombrerais longuement dans la mélancolie et écrirais un livre ; un livre d’homme, c’est-à-dire un livre qui veut changer la société, un livre bête.
J’entends le cousin Pierrot qui me fait : « Ouais !... » On ne peut pas changer les cousins Pierrot. On ne peut pas forcer leur imagination. Pour eux, les pigeons, ce sont de faux pigeons, des sortes de Tartuffe, plus vicieux que les vrais Tartuffe ; et peut-être, en un certain sens, ont-ils raison. En tout cas, cette dernière réflexion est celle d’un vrai pigeon ; comme quoi qu’il en existe.
Il a fait ceci, il a fait cela. Il a gémi, il a pensé, il a dit, il a souri, il a souscrit, il a nié. Il souffre, il se réjouit, il, il… Comme c’est bon d’employer le IL et d’oublier un instant le JE ; même si c’est pour parler de soi-même ; et ce je et ce il, n’est-ce pas aussi ILS ? Ne sont-ils pas nombreux les gens qui blâment le cousin Pierrot ? N’ont-ils pas tous ces mêmes problèmes ? Et les cousins Pierrot, en quoi diffèrent-ils, après tout ? En quoi suis-je, en quoi sommes-nous étrangers par rapport aux cousins Pierrot ? En peut-être pas grand-chose ; peut-être ces derniers ne sont-ils que des moi durcis ; oui, c’est ça, durcis ; durcis par la vie, ou par une chimère, une obligation, même chimérique ; ou durcis héréditairement. Je suis peut-être le cousin Pierrot qui ne s’est pas encore durci. Pierrot, mon frère. Perspective peu aimable. Encore moins belle et poétique ; mais terriblement nécessaire ; en tout cas horriblement impossible. Alors ! Pourquoi l’envisager ? Pourquoi, au contraire, et logiquement, ne pas la rejeter ? Ça ferait au moins une vengeance et ça me permettrait au moins de me réaliser, de m’affirmer. Par un superbe a contrario. Je suis l’anti-Pierrot, le méchant anti-Pierrot. J’exècre les Pierrot. Je les pourchasse et je les vilipende. Je les ridiculise et je les empoisonne à force de venin. Je les dépasse et je les emmerde ; c’est fou ce que je puis les emmerder.
Oui, ce chant me va bien mieux. Il ne me fausse pas la voix et me libère. L’humilité, c’est bon pour eux, quand ils sont en public. Quand ils sont en public ! Pour nous, les vrais psychasthéniques, c’est quand nous sommes en privé, avec nous-mêmes, devant un miroir, que nous consentons à être humbles. Pour nous… Ce nous me donne de la force, miraculeusement. Il me donne de la force pour dire : oui, parfaitement, je suis un génie, et vous m’emmerdez ; et je suis certain que Baudelaire, pour cette fois au moins, m’aurait approuvé, lui qui s’y entendait dans le ton qu’il faut prendre.
Imbécile ! Ne vois-tu pas que tu es seul ? Ne vois-tu pas que ce journal est un long monologue ? Or, tu l’as dit : on ne triche pas dans un monologue quand on a du talent.
14 Décembre
Je suis resté vingt-quatre heures sans écrire une ligne, d’abord parce que je n’en ai pas eu le temps et, ensuite, parce que j’ai connu hier une joie inaccoutumée. Nous recevions nos amies, nos vieux amis de la vieille. Seul le Docteur n’était pas là. Et Laurent, au dessert, m’a fait une proposition qui m’a positivement emballé. Il a l’intention d’écrire un opéra et a distribué généreusement les offres d’aide. Il aimerait que je fasse le livret, que Monique s’occupe de la chorégraphie et que Denise assume les costumes et les décors. Son histoire est passionnante. Il faut imaginer un groupe de clochards et un de blousons noirs. Entre ces deux chœurs, que tout sépare, mais qu’unit le ciment antisocial, plane une fée, une adorable fée de soutien, de consolation et d’inspiration. Un jeune homme, un « bourgeois » bien de son temps, bien de la société, s’éprend de cette fée qui ne reste pas insensible ; mais ça fait mal aux clochards et aux blousons noirs qui se révoltent et finissent même, unis qu’ils sont devant un danger commun, par oublier leur belle indifférence réciproque. Les bourgeois s’en mêlent et, aidés par les forces de la matière, obligent la petite fée à quitter la terre. Le jeune homme ne s’en console pas et se suicide. Clochards et blousons noirs, ivres de fureur, dressent des barricades. Une guerre étrange va commencer.
Ce sujet me passionne. Au fur et à mesure que Laurent me l’exposait, je me sentais revivre : un truc à en oublier d’un seul coup dix jours de quarantaine. Ces chœurs me fascinent. Pourquoi ? Parce qu’ils sont des chœurs de rebuts ; les vieux rogatons déjà froids de notre plat social : les clochards ; les jeunes copeaux turbulents de notre menuiserie sociale : les blousons noirs. Les vieux : résignés, crottés, avilis par la crasse, la misère, sujets de la moquerie, du dégoût et, chose étrange, de la colère des bourgeois de tout poil (de l’administrateur de société au petit ouvrier, en passant par le haut fonctionnaire et la bonne à tout faire) ; les jeunes : révoltés, terrifiants, sublimes de colère, d’alcool et d’union dévastatrice, inspirateurs de crainte, de remords et de précautions, retournés à la rue à cause de la boue. Le chœur du dégoût et celui de la révolte. D’une société qui a mal accouché à cause des sales spermes qui l’ont mise enceinte. D’une société commerçante et industrieuse qui a vendu son corps au plus offrant. D’une putain qui veut se faire respecter des monstres qu’elle a enfantés : l’ennui et la médiocrité. Des vieux clochards et des jeunes blousons noirs, magnifiques d’ennui et de médiocrité, voilà un bon sujet, un grand sujet. Chaînes de vélos et barbes souillées de gros rouge, vous êtes sublimes dans les miroirs que vous dressez devant la « bourgeoisie » ; c’est-à-dire, non pas la bourgeoisie politique, mais la bourgeoisie au sens étymologique : la bourgeoisie des habitants des bourgs, puant la peste du profit bien tranquille quelle que soit la saison, suintant, comme des cachots humides, de pourriture des âmes et d’odeur de cuisines avariées, de cette bourgeoisie qui enferme dans des musées les larmes de maint artiste, qui enfouit dans des bibliothèques les âmes torturées des poètes, qui met un peu d’eau de Cologne dans ses culottes sales pour aller profaner, le dimanche, maint temple de beauté, de foi, de vérité, de justice, de bonté, dans ses culottes sales à force d’avoir servi ; à l’utile. Quand la fortune vous enlève en naissant ces culottes de bourgeois, il faut être bien fort et bien doué pour devenir penseur ou artiste ; sous peine de finir clochard ou de débuter en blouson noir.
Mais voilà : les bien-pensants se vengent toujours. Ils ont les commandes. Ils ont donc inventé le mythe du poil dans la main. Quand ils vous ont collé dans la main le poil de la fainéantise, il n’y a plus rien à faire. Il n’y a qu’une bonne bouteille pour croire encore à votre vertu, ou une pipe d’opium, ou alors un bon couteau bien aiguisé, pour faire peur ou pour se trancher la gorge. Alors l’égoïsme oublie de se transformer en injustice : il s’occupe du « cas », il emprisonne ou il enterre le corps, ce qui revient au même, le problème de l’éternité de l’âme en moins.
15 Décembre
Denise s’en va chercher du travail. Monique est là, entre deux cours de danse. C’est dangereux de me laisser ainsi seul avec Monique. Aussi celle-ci a compris. Elle n’est pas restée bien longtemps avec moi et elle est partie. Elle est partie se replonger dans son monde, dans ses projets et ses ambitions ; ambitions raisonnables : elle arrivera. Elle n’est pas du genre à se dégoûter très vite de quelque chose quand elle l’a entreprise. Même l’injustice flagrante du piston n’est pas assez forte pour l’effrayer. Moi, j’en suis à mon treizième jour de quarantaine et je n’ai encore rien résolu. Les gens vont et viennent dans mon ermitage. Ils parlent, se racontent, philosophent, justifient, attaquent, défendent, vivent en un mot. Les événements roulent, implacables, à la une des journaux que je me refuse obstinément à lire. Le temps se couvre, puis fait toilette, assure sa fonction temporelle, et moi je reste là avec moi, replié près de mon feu, comme un lézard coupable dont un crime affreux troublerait la méditation, comme un boa gourmand qui aurait avalé une trop grosse biche et qui en aurait une pénible digestion. Il le faut une histoire belle et absurde comme celle de Laurent pour me sortir un instant de mon apathie mélancolique et pensive, de mon apathie impuissante ; mais le décor achevé, les personnages rentrés dans leurs boîtes de carton, je retombe dans cette apathie, dans ce lac un instant ridé par une pierre fugitive et sans mémoire. Alors je lis Baudelaire ; Baudelaire dont je prétends me réclamer son ami et qui pourtant ne m’aurait pas aimé. Il aimait, lui, les âmes fortes et puissantes, libres et sauvages. Il demandait des âmes fortes pour faire pendant à tout ce qu’il exécrait, à tout ce qui est puissant et non spirituel. Non, je n’aurais pas été son ami. Il m’aurait vomi comme inutile et encombrant, comme mauvaise troupe justifiant les attaques et appelant les victoires de l’ennemi commun : notre ennemi l’ennui ; l’ennui du vulgaire qui se hausse au rang de majesté tranquille et sereine, l’ennui des petites gens médiocres qui ont peur de la pauvreté et des excès moraux. Contre ces petites gens-là, il faut effectivement des forces de la nature, des êtres que ne font pas trembler la crainte d’une vie ratée et de longs jours sans pain beurré, pourvu que le feu demeure ; le feu du courage hors des sentiers battus, le feu de l’aventure biographique et spirituelle. Mon feu à moi est une cendre tiède qui lance parfois deux ou trois étincelles, insuffisantes même pour faire croire à l’existence d’un feu ; qui va bientôt s’éteindre par manque de souffle, le souffle du génie.
Je suis malade mais je suis lucide. Je vois tout, étrangement, mais les jambes me font atrocement mal et il m’est difficile de me laisser guider par mon piètre destin. Je vois ma résignation, ma défaite sans morts, sans même un coup de feu, mon Valmy à rebours. Je vois mon étouffement lent et sûr dans les casemates du travail abrutissant et stérile. Je vois mes rides venir assaillir mon corps et mon âme. Je sens déjà monter en moi la gangrène de l’âme. Je vois ma vieillesse, une longue vieillesse de moribond, une longue agonie spirituelle et affective. Elle existe depuis que je suis né ; mais patience ! Elle ne s’est pas encore manifestée à plein intégralement. Je n’en ai senti que les touches prémonitoires. Je sens le cancer de mon cerveau replié sur lui-même, prêt à bondir sur sa proie. Il va bondir. C’est une question de jours peut-être. Alors il étendra ses griffes, autant de tentacules visqueuses et terminées par des lames de rasoir coupées en dents de scie. Elles de développeront lentement, imperceptiblement, puis se rétracteront sauvagement. Elles remettront ça, m’arrachant à chaque passe un lambeau d’énergie et de clairvoyance. Elles charcuteront mon pauvre cerveau et en feront une bouillie infâme et grisâtre. Personne ne se doutera de rien. C’est ça qui est atroce. Je continuerai de sourire et de me moucher ; et les gens hausseront les épaules et diront : « Il n’aime pas trop se casser la tête et puis c’est tout ! » Et mon cerveau, de bouillie deviendra liquide ; et quand on m’enterrera, un jour, chrétiennement, comme tout un chacun, les croque-morts seront épouvantés de voir ce liquide rouge et gris me sortir par les oreilles et par le nez ; et ils diront : « C’est un damné ! C’est le corps d’un damné. » Et ils auront raison, les croque-morts. Allons ! Baudelaire ! Toi qui aimais l’infini du ciel et les mystères de l’océan, n’aurais-tu pas su reconnaître un damné ? Il faudrait que j’aille sur ta tombe et que je te questionne : « Qui suis-je ? Et m’aimes-tu ? » Hélas ! Je sais que tu n’aimerais pas cela, même de la part d’un damné ; surtout de mon espèce.
Et toi, le passant, m’aimes-tu ? Et toi, compagnon, dis : te suis-je utile ? Puis-je survivre ? Et toi, Monsieur le ministre, dis : me prends-tu pour un pauvre fou ? Un pauvre fou de douce folie ? Je ne connais pas les secrets de la folie furieuse. En grattant le fiel de ma bave, c’est du miel qu’on retrouve ; et ça fait pas sérieux. Du miel de malheureux ? Du miel de pauvre type ? Ou du miel d’hypocrite ? Ou bien d’enfant gâté ? Mon Dieu ! Je ne sais plus ! Mais je sais que le fiel qui recouvre le tout est amer à ma bouche ; et ça, personne ne peut exactement le savoir, combien ce fiel est amer à ma bouche.
De toutes façons, qu’importe ! Il ne fait pas le poids, à côté des mille souffrances officielles de ma vieille mère l’Humanité.
Quand la fièvre me quitte et que ma tête s’incline de nouveau, je sens une petite sueur médiocre qui me coule dans le dos et qui me donne des frissons, des frissons de tombeau. Quand la fièvre me prend, je dis à la vieille mère :
Arrache-moi ces fleurs ! Retourne-moi ces tombes !
Délivre-moi du mal de ces horribles morts !
Rends la vie aux charognes ! Inverse l’hécatombe !
Expulse de mon sang le charroi du remords !
Quand la fièvre me quitte, la vieille mère me répond :
Il ne fait pas si froid sous nos pierres, ô mon fils !
Rappelle-toi ce vers, ne ronge pas ton cœur.
Nous ignorons du jour le sombre maléfice,
Ici n’existe plus l’effroi, ni la rancœur.
Dépouillés du souci de l’injuste tourment,
Allégés de la fin qui a grevé nos heures,
Nous goûtons sans répit le Grand Infiniment
Dont nos jours, vainement, se voulaient les faiseurs.
L’aube noire éternelle n’a point de crépuscule.
Nous ne commençons rien, mais tout est achevé.
Nos crânes éphémères, modestes réticules,
Ne se baisseront plus devant l’inachevé.
Denise est rentrée bredouille. Elle n’arrive pas à trouver du travail. Elle était lasse, fatiguée d’avoir trop marché, découragée et cafardeuse. Je sais qu’en ce cas, elle aime me voir gai ; ça la remonte ; mais moi, je ne puis pas. D’ailleurs, je trouve que ça serait répugnant de ma part, la gaîté. Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai bercée comme une petite fille. Elle s’est remise : ça lui fait tellement drôle quand je la berce ainsi que, pour un peu, elle s’imagine que je suis fort, très fort, et que je vais bientôt nous sortir de là. Elle lit mes poèmes et, tout d’un coup, elle perd son pauvre réalisme de souffrance, elle entre dans le doux rêve de l’utopie : elle s’imagine, non seulement que mes vers sont beaux, durables comme le bronze, sonores comme le cristal qui chante sous un choc léger, elle s’imagine non seulement cela, la pauvre, mais aussi, comble de l’utopie, que notre monde est resté amoureux fou de la poésie, que, dans notre monde qui vent et achète tout, on marchande aussi, et quand même, des vers, comme autrefois. Elle s’imagine qu’un vers bien ciselé rapporte des fortunes d’argent et de respect. Elle entend des millions de gens réciter des vers, des vers de son mari. Pauvre Denise, comment peux-tu faire semblant d’oublier que la poésie, cette muse autrefois si charmante, si éternellement jeune, si coquette, si fière et si tumultueuse, si grosse de bonne misère suivie de bonne fortune, comment peux-tu faire semblant de croire que cette muse de musée vit encore dans nos livres et dans nos cœurs essoufflés ? Dans nos cœurs énervés à force de battre la chamade de Babel. Si c’est le poète que tu aimes en moi, Denise, sache alors que tu aimes un atavique, un arriéré, un primitif, un rebut historique. Sache que notre amour même est un anachronisme. Un grand amour est un anachronisme là où les engins savants vont si haut, si haut, et où les hommes du même coup deviennent si petits, si petits. Nous sommes, ma chère Denise, parmi ces lilliputiens efficients, de grands géants lourds et maladroits. Nous ressemblons à ces animaux antédiluviens qui se laissaient manger la queue par gigantisme et inertie. Amen.
Pourquoi amen ? Pourquoi de l’ironie ? Parce que je ne sors pas facilement du labyrinthe de mon esprit. Je ne peux que m’en moquer. D’ailleurs, si j’en sortais un jour, par miracle, ce serait déchirant ; quelque chose, en plus grave, comme le déchirement qui m’attendra lorsque je quitterai cette sacrée baraque où je vis, que j’aime tant : lames de parquet disjointes et gémissantes, poutre de pierre flagellée de mitraille, trous de cavernes multiples où les souris disparaissent pour une étrange spéléologie, murs suintant d’humide historicité, plafond taché et fissuré où vit un monde singulier de figures dantesques, fenêtre aveugle et sourde aux batailles des chats de gouttière, vieilles choses gâteuses et mal logées, mobilier disparate de marin singulier, je vous aime. Je vous aime autant que Denise, autant que vieille mère Humanité ; qui a mal accouché, d’enfants propres et laids. Civilisation de la cuvette et de la ligne droite, je te hais.
16 Décembre
Les soucis d’argent deviennent pressants et tendent à rivaliser avec « le reste » ; mais « le reste » est puissant. Il lui en faudra davantage pour l’ébranler. Il faudra une catastrophe pour le chasser, provisoirement. Pour le chasser provisoirement… plutôt pour lui donner un sens ! Pour le justifier. Je me rappellerai toujours le cri de la voisine : « Quel cœur sec ! » C’était le jour de la mort de ma mère ; mort soudaine que rien ne laissait prévoir ; mort mécanisée qui me fait haïr depuis l’automobile et son esclave servile, l’homme au volant, le singe devant la manivelle ; mort d’un être indomptable qui ne pouvait être domptée que par la broyeuse de piétons. Je n’ai pas versé une larme ; en public, naturellement. Je n’ai pas versé un seul pleur public, moi qu’on voyait si souvent la larme à l’œil pour un rien, le gosse extra-sensible ; le cri du cœur de la voisine qui aimait beaucoup ma mère : « Quel cœur sec ! » On s’attendait tellement à me voir me rouler à terre de douleur. On s’attendait tellement au spectacle de la pleureuse corse ou sicilienne ; et pas une larme publique ; au contraire : de la réserve, de l’énergie morale, la tête restée sur les épaules, le souci de n’oublier personne à l’enterrement, de tout bien faire en règle, comme il faut ; mon front haut et digne, à l’église et au cimetière, ma dignité de gosse blessé et ma sollicitude pour les reste de la famille : pour mes sœurs et mon père, effondrés, vidés, défaits, et pour ma voisine, la gentille voisine qui, à force de pleurer et d’assister en même temps au spectacle de ma sollicitude et de ma dignité, a fini par blasphémer sur mon compte.
Étrange esprit de contradiction : dans les moments de catastrophe où tout est permis, où les plus lâches abandons sont non seulement tolérés mais attendus, naturels et louables, je me contracte et me sens sûr de moi, de mon devoir, de ma souffrance. Dans la trame quotidienne des jours heureux parce que sans histoire, je me laisse entraîner aux gouffres amers de l’ennui, de l’irrésolution et de la déchéance. Je me laisse entier en proie à la psychasthénie, c’est-à-dire, selon les psychologues, à la confusion de mes tendances et à mon manque absolu d’énergie morale. Il me faut des catastrophes, de bonnes catastrophes, pas de celles, insipides et insidieuses, qui se prolongent longtemps et s’aggravent imperceptiblement au fil des jours, comme la pénurie financière par exemple ; la pénurie financière qui entre doucement, aujourd’hui, dans ma maison. Ce n’est pas de ces catastrophes imperceptibles qu’il me faut. D’ailleurs, sont-elles vraiment des catastrophes ? Ne sont-elles pas plutôt le produit d’une négligence voulue, bien en rapport avec mon mal ? Non ! Ce qui nourrit et revigore mon cerveau, c’est la vraie catastrophe, celle qui tombe brusquement, un jour, sur les épaules, venue d’on ne sait où, du destin, du cosmos, de la nature divine, de Dieu, le typhon dévastateur qui déracine sauvagement plus d’un opiniâtre guerrier de la vie, plus d’un amasseur de joies concrètes et régulières, plus d’un fort. Je suis l’homme de ces catastrophes-là. Je les appelle à moi, je les désire ardemment, je les conçois en rêve. Je les veux bien puissantes et bien imprévues, à ma mesure : la maison qui s’effondre ou la mort d’un proche, ou ma jambe arrachée, ou la guerre atomique, c’est-à-dire la guerre sans papiers, sans départ, sans permissions, sans monotonie, sans habitudes, la guerre où on n’a pas le temps de s’installer, d’avoir à s’installer le plus confortablement possible. J’ai besoin du drame. Je suis un dramaturge-né. Là je tiens correctement mon rôle, sans défaillance et sans à-coups, pourvu que le drame ne soit pas trop long. Là je sais trouver les gestes et les dits qui empêchent de faire penser à la larve, qui soulèvent la contradiction : « Quel cœur sec ! » cela veut dire aussi « Quel homme ! ». Je n’aime pas la monotonie journalière parce que j’aime aplanir. J’aime paraître normal quand tous les débordements sont permis. C’est idem pour les grandes joies, pour les miracles : là où il est permis de s’ébaudir, je préfère aplanir, me réduire, me concentrer. Je n’aime pas la monotonie parce qu’il n’y a rien à rendre monotone. Comment aplanir le fait de se laver les dents, de faire le fonctionnaire, de manger une bonne soupe, de ne pas oublier de tirer la chasse, de penser aux factures et aux mondanités de fin d’année ? Une bonne tempête soudaine sur un transatlantique, une bonne peste noire dans le quartier, une bonne sueur de peur dans un lieu mal famé, où le sang coule pour un rien, comme ça, subitement, quand les gens terrorisés lèvent les bras au ciel et se sauvent à toutes jambes, là il y a à aplanir, à rendre la phrase plate et monotone, à n’y mettre que des a ; ou alors, et ce sont aussi des catastrophes, une grosse fortune qui tombe sur la tête, par l’effet de l’hérédité et de l’avarice réunies, la gloire qui vient frapper brutalement à la porte alors qu’on n’y pensait pas un instant à la gloire, l’annonce soudaine d’un miracle de Lourdes : là il y a à se contenir, à faire le journalier, à donner le sens de l’ennui ; là il n’y a pas d’ennui, car il faut le créer et que c’est difficile, il y faut de l’effort et du mérite ; ennui de supporter l’ennui, de ne pas avoir à le créer ; ennui d’avoir à sortir de l’ennui pour ne pas y périr ; ennui d’avoir à faire quelque chose de positif pour ne pas périr d’ennui ; ennui d’ennuyer autrui.
Denise peint. Les vacances forcées lui permettent d’être elle-même. Elle parle toute seule devant son chevalet. Elle se morigène, elle se bafoue, elle s’engueule et se traite de faiseuse de croûtes. Elle souffre, mais elle est heureuse. Elle souffre de bonne et loyale souffrance. Elle est heureuse de vrai bonheur ; parce qu’il vient d’elle-même, un bonheur sur mesure ; à la mesure de son talent et de son être intime qui est de peindre. Quand elle me dit, et ça lui arrive souvent : « Crois-tu que ce n’est pas bête de peindre ? » elle veut dire simplement, sans s’en douter : « Crois-tu que je ne suis pas bête ? ». Elle, c’est peindre, comme moi c’est écrire, génie ou pas génie, tous les jours, le plus possible, avec juste ce qu’il faut de repos pour ne pas s’en dégoûter. Je regarde les gens dans la foule et je me dis : « Lui, c’est bâtir des édifices, celui-là c’est chanter, comme un rossignol ; c’est un rossignol ; celui-là, c’est cuisiner, pas plus, mais respectable, car on doit respecter tout le monde : il n’y a pas de sots, il n’y a que des faux ; celui-là est faux : il est chasseur et il fait le bureaucrate. » Beaucoup de gens sont ainsi faux, la grande majorité. Il y en a qui sont rien : combien y a-t-il de clochards parmi eux ? Combien y en a-t-il de sincères ? Enfin, le gros lot, ce sont les lycanthropes, ceux qui se prennent pour des loups, et qui sont loups. Combien y a-t-il de dévoreurs parmi eux ? Combien y a-t-il de totalement loups ? Bien peu : la plupart ont tous une petite crise de douceur, de temps en temps. De temps en temps la plupart font un instant l’agneau. Voit-on les vrais loups faire bêtement l’agneau ? Même pas chez La Fontaine. Ce sont de faux loups, en somme, des hypocrites et des faibles, des Tartuffe ; par nécessité ; comme Denise est fausse par nécessité : dure nécessité qui contraint à vivre en hypocrite et donc en raté. Quand Denise peint, elle est Denise, la grande Denise, la seule, la vraie.
17 Décembre
Sortie dans Paris, aujourd’hui, avec Denise. Je l’accompagne lamentablement dans ses recherches, comme un proxénète conduit sa belle au trottoir. Foule dense et stupide, affairée : ruée humaine vers les cadeaux de fin d’année. Tout y passe : les économies, les primes et les surprimes. Le treizième mois est dans le fond une belle malice des commerçants ; ils échangent un peu plus d’argent entre eux et voilà tout ; en dupant la masse des crétins. Paris avant Noël : un moment de débauche justifiant les pires révolutions ; mais le peuple se saoule de lumière et d’achats désordonnés, il ne pense pas à la révolution. Il s’en moque, au contraire, de la révolution puisqu’il a en ce moment la pire mentalité capitaliste ; à ses dépens. Nous nous sommes fait cogner par des gens chargés de paquets, nous avons descendu et remonté maint courant de la marée humaine bariolée de rubans ; et le peuple me dégoûtait ; dégoût de la sottise. Les marchands de jouets sont cousins des marchands de canons et de perversité. Les clients des marchands de jouets sont aussi cons que ceux des marchands de canons ; encore plus cons même, car la mitraille, on les oblige à l’avaler, on les oblige légalement et physiquement ; ils ont donc cette excuse de la contrainte. Il est vrai que les enfants sont aussi des tyrans. Ils s’y entendent aussi bien que les hommes d’État dans la tyrannie. Ne pas plaindre surtout les tyrannisés : ce sont presque toujours des tyrans qui ont mal tourné, qui n’ont pas eu assez de chance, ou de force. Les adultes et les contribuables sont des tyrans impuissants, jusqu’au jour de la fessée et de la révolution ; mais Paris en ce moment fait comme tout le monde : Paris oublie les fessées et les révolutions et ne songe qu’à servir, vilement, jusqu’au dernier sou. Jésus Christ a fait long feu. Il termine ses jours comme public relations. Il ne prêche plus la charité, il prêche la consommation. C’est un homme de publicité. Karl Marx, lui, est bien au chaud sur sa paille. Il n’en veut plus à Jésus Christ. Au contraire, il lui achète ses chocolats glacés et ses chaudes liqueurs et passe son temps à se goinfrer. Noël, jour de trêve : le monde entier arrête les combats, la race commerçante embauche des extras, les employés des Postes ne songent pas un instant à faire grève ; par amour de la philatélie ; comme c’est beau la passion. Tout va bien ! Le monde fait des paquets et des ganses dorées ; pour fêter une année de plus, une année de plus où il n’a pas sauté. Quel dommage !
Denise commence à être inquiète. L’argent diminue. Ce journal va bientôt prendre l’allure d’un récit de naufrage. Je préfèrerais un véritable naufrage. Je n’aime pas ce long glissement vers le gouffre. On a trop le temps de penser ; et, dans mon cas, penser c’est se paralyser. Bientôt il ne me restera même plus la force d’écrire. Les bras en croix, sur mon lit, j’attendrai. QUOI ? Il va falloir que je fasse appeler le Docteur. Je sens que je ne vais pas tarder à avoir besoin de la charlatanerie.
18 Décembre
Parce que Denise recherche une place, les journaux envahissent la chambre, étalent sur le lit le linge sale et les sueurs intimes des petites filles et des vieillards qui se négligent. J’avais tenu deux ans, deux ans pendants lesquels je n’y jetais même pas un coup d’œil ; mais il faut croire que ce sacré opium de la perversité est tenace : maintenant je les dévore, comme tout le monde ; mentalité de petite bonne qui regarde par la serrure le strip-tease de ses patrons. Aujourd’hui, plusieurs événements mondiaux. Je passe la politique ! J’ai fais comme le Français moyen : je l’ai lue mais n’y ai rien compris ; inaptitude bien excusable : c’est un métier ésotérique, qui rapporte beaucoup, mais qui est très complexe, exprès, pour le profane, comme la médecine, cette épicerie pour analphabètes. Je passe les faits divers : ils sont trop pâles à côté des ragots et des campagnes de renommée ; un homme qui se jette par la fenêtre, c’est tellement commun que ça ne pourrait même pas passer dans un film. J’ai vu une seule fois, durant ces quelques jours, une mort épicée : celle d’un pauvre type tombé dans un concasseur. Elle ne valait pourtant pas celle de l’homme tombé dans une machine à faire du papier : un cadavre débité en feuilles, ça, ça peut donner un peu la chair de poule ; mais l’histoire de la fifille qui se fait emmener à Dakar pour faire jouir un négro, ou celle du père qui déforme sa fille, ou bien du bonhomme qui jette des grenades dans une classe de mioches, c’est plus que déjà vu, c’est rassis. À part la politique et les faits qui ne divertissent plus, il reste la sacrée marmelade du Tout Paris d’un peu partout : une grande actrice française s’envole pour l’Amérique comparer ses cuisses à celles d’Outre-Atlantique, un chanteur d’onomatopées dernier cri va les pousser en Afrique du Sud, un académicien se fait recevoir par le portier de service, une danseuse se fait sauter par un fumeur de cigares de luxe, un pédéraste se marie avec une virago, un homme politique distribue des éloges aux putains du cinématographe, un metteur en scènes scabreuses fait de la métaphysique sur les mœurs politiques, un vieillard scrofuleux épouse les plus gros seins du monde, un critique célèbre dégueule sur Shakespeare et se nourrit consciencieusement de la géniale merde sortant d’un trou du cul, lequel trou du cul s’étonne urbi et orbi qu’on l’ait oublié dans la distribution des prix de vertu décernés par le syndicat des huissiers habillés en vert, un écrivain fait son autocritique en s’en prenant après dame Publicité, un autre avoue en souriant qu’il a mystifié le public et s’achète une coupe en or pour boire à sa santé, une vieille catin écrit ses mémoires et les dédie à la nouvelle vague, laquelle nouvelle vague paie très cher ses idoles en proclamant partout qu’il faut tuer les mythes, un sage moraliste tire sa couvertures et crache son dégoût en termes de sucrerie pour bébés arriérés, un général entre à l’Académie et se brise les reins avec son épée, laquelle épée vient d’un grand joaillier qui a taillé un diamant pour le nombril bien-aimé d’une grande coquette dont on cite les mots, un célèbre pianiste de marie avec la fille d’un faiseur de saucisses, un peintre en renom donne son premier concert de piano et un ancien ministre fait des affaires d’or en vendant ses tableaux volés un peu partout. La renommée n’a pas d’odeur, sauf peut-être derrière les barreaux, les barreaux de l’asile ou bien de la prison. Le peuple, lui, a une odeur, celle du papier imprimé, qui le suit partout, même dans ses cabinets. L’âme du peuple n’a-t-elle donc point un pli amer ? N’a-t-elle point le regret d’une série de révolutions ratées ? Les grands de l’époque royale n’avaient pas cette impudence des grands d’aujourd’hui. L’homme de la rue n’était pas obligé d’aller admirer Louis XIV dans ses gloutonneries publiques. Aujourd’hui, l’homme de la rue ne dort plus tranquille. Les grands de son époque, certes, se montrent peu en ville, il est vrai ; mais il n’est que d’ouvrir un journal – et peut-on ne jamais ouvrir un journal ? – pour les voir se dandiner dans leurs responsabilités et leur bonheur agressif. Qu’ils appartiennent à la politique, au clergé, à la littérature, aux arts, aux sous-produits nombreux de ces corps, ou simplement aux derniers scandales publics ou intimes, ils posent, ils parlent, ils réfléchissent, ils mangent, ils dorment, ils se reposent, ils travaillent, ils couchent, ils découchent, ils vont, ils viennent, ils s’en vont, ils arrivent, ils se blessent, ils agonisent, ils naissent, ils grandissent, ils se marient, ils divorcent, ils se raccommodent, ils se disputent, ils meurent avec une telle impudence, une telle afféterie, une telle désinvolture et une telle vanité de bonheur argenté et puissant qu’ils finissent par troubler la tête et les sens du petit homme le plus simple, le plus borné, le plus sage et le plus timide.
Pauvre petit homme qui pousse des cris de jalousie impuissante et de dégoût stérile, pauvre petit refoulé qui arpente sa chambre comme un automate en scandant la folie de ses lèvres délicates et passionnées, tu me fais pitié. Tu mettrais d’autres en colère, crois-le bien, note-le bien ; en colère ou en éclats de rire moqueur ; mais à moi, c’est de la pitié que tu inspires. Tu es timide et on LES présente toujours comme des êtres éminemment timides ; mais toi, tu sais parfaitement que, pour arriver là où ils sont, pour arriver seulement là où on te foutrait la paix, il faut être très sûr de soi, et très ambitieux, et très vantard. Il faut être une chose, une âme sans conscience, un corps avide de jouir et de saisir, d’attraper, de happer ; à moins d’avoir du génie. Ils en ont tous peut-être, qui sait ? Le génie excuse n’importe quoi, même les pires bassesses ; mais toi, ce n’est ni de génie, ni de fortune, ni de gloire que tu veux : tu veux seulement une chambre de malade à qui ont fiche la paix, la paix royale. Tu veux une petite chambre proprette dans un désert, une petite chambre bien tranquille et bien gaie dont nul souci ne vient ternir la lumière. C’est un cercle vicieux : pour obtenir cette oasis, il te faut construire un empire. Les bâtisseurs d’empires sont des aventuriers, des conquistadores sans scrupules. Tu as des scrupules. Tu n’auras pas d’oasis parce que tu ne peux pas bâtir un palais. Alors suicide-toi ou sors de ta chambre et va apprendre à souffrir l’esclavage. Retombe sur la terre et fais-toi mal. Allons ! Ouste ! Seizième jour de quarantaine et le petit homme tournait encore en rond dans sa chambre ; le petit homme que le monde effrayait et qui voulait comprendre le monde. Le petit homme est fou, est fou à lier ; mais le petit homme n’est pas mort. Il espère. Il est curieux de voir comment tout cela va finir. Dans le fond, il a du courage. Il est si mal parti, sans armes et avec une belle blessure. Il ira en s’affaiblissant, c’est certain ; et puis, un jour, il mourra, comme tout le monde, génie ou pas génie, vie réussie ou vie gâchée, heureux ou malheureux, affectionné ou délaissé, avec pompe ou sans pompe, avec une œuvre ou sans œuvre derrière lui. Il mourra, c’est certain. Il ira rejoindre les innombrables peuples entassés, et les grands de ces peuples, et leurs vestiges, leurs servitudes intimes et leurs grandeurs publiques ; tout cela entassé, poudreux, et nourrissant comme l’humus ; et ça, ce sera un peu la revanche du petit homme : la mort ne connaît pas les catégories de la vie, les petits hommes n’ont rien à perdre et tout à gagner. C’est pourquoi on en voit beaucoup sur les champs de bataille se faire tuer allègrement, comme pour aller au paradis de Mahomet, comme pour se faire ramasser par les walkyries. On ne croit pas facilement à la mort du grand homme ; mais celle du petit homme est si simple, si naturelle, car il n’a rien à y perdre, il y a intérêt, ça l’arrange ; et on ne croit jamais facilement qu’un homme puisse agir contre ses intérêts.
Laurent est venu me réchauffer. « Il ne faut pas gémir, m’a-t-il dit, il faut travailler, inlassablement. Crois-tu qu’ILS n’ont pas connu de passe noire ? Crois-tu qu’ILS sont arrivés comme ça, du premier coup ? Sans trimer et sans pâlir de misère et de reproches sociaux ? ILS ont fini par triompher à force de patience, de persévérance, et ILS ont été à la fin légitimement récompensés. Pourquoi ne le serais-tu pas, toi aussi ? Je sais bien que c’est un fameux coup de dé, qu’on a de bonnes chances de s’ensabler et de terminer en épave sans espoir. Je sais bien qu’il faut être un véritable héros pour jouer à cette loterie du diable sa totale minable existence morose mais sûre ; mais c’est aussi en rapport avec la grosseur du lot. Qui ne mise rien n’a rien. D’ailleurs, tu n’as rien à perdre puisque toi-même tu prétends ne pas pouvoir t’assurer une autre existence. Alors ! Pas de problème : ou tu continues à tourner en rond dans ta chambre, ou tu fais le grand jeu et tu écris inlassablement, jusqu’à ce que tu en aies les doigts raides et douloureux. » Laurent me réchauffe et me glace en même temps. Tout ça est beau à condition d’avoir du talent, primo, et, secundo, d’avoir confiance en son talent. Il est vrai que je hais d’avance une petite existence morose mais sûre ; mais comment ne pas hésiter aussi devant le gouffre noir de la déchéance qui m’attend si la littérature me perd au lieu de me sauver ? Et d’abord, qui me dit que mon salut ne peut venir que de la littérature ? Et je continue inlassablement à tourner en rond ; parce que j’ai peur, peur de gémir toute ma vie durant, quelle que soit la solution finalement adoptée, sur les mérites de « l’autre solution ». Il me manque le courage d’abandonner définitivement mes rêves d’écrivain ou alors de me couper les ponts et de gagner les rives de l’aventure ; et le temps passe et je ne suis véritablement aucun des deux chemins. Comment s’étonner alors des échecs qui m’ont frappé, fouetté en plein visage ? Si seulement j’étais sain et complet, le problème ne serait pas cornélien ; mais il y a moi cette horreur de toute action, de tout engagement déterminé, de tout tunnel où il faut sans cesse creuser en refusant de voir à la surface ce qui peut bien s’y passer. Il y a aussi cet atavisme, ce goût des siècles passés, cette incompréhension totale et cette antipathie pour l’époque où je vis. Avec de tels boulets, je sais que je n’ai aucune chance comme écrivain. Je sais que ce couloir ne sera qu’un long couloir de solitude, d’incompréhension, de pauvreté, d’inutilité. Je sais aussi que l’abandon de cette religion, de ce sacerdoce qu’est la littérature, cela signifie pour moi des souffrances inouïes dans le monde du travail pour lequel, je puis le dire, sans honte et sans vantardise, je ne suis pas fait, preuves médicales à l’appui. Je suis devant deux tunnels sans retour, avec souffrance garantie pour leur éternité. Voilà pourquoi j’hésite sempiternellement, les revenus de Denise me permettant d’hésiter, en attendant de souffrir le martyre. Seul un miracle pourrait me sauver. Ce miracle, c’est un public qui seul pourrait me l’apporter ; mais il paraît que je n’intéresse personne. Alors ce public, par redoublement d’atavisme, je le prends en haine, je lui en veux, comme à une maîtresse par qui on a été froidement repoussé. Je l’aime sans le connaître, parce qu’il ne peut être composé que d’humains et que j’aime les humains ; mais eux n’aiment pas, paraît-il, ce que j’écris pour eux. Peut-être tout cela est-il dû à un orgueil démesuré. Je crache sur les productions de mon époque. Peut-être ai-je tort de cracher ainsi, ou peut-être est-ce dû à un amour immodéré de la perfection humaine. Je voudrais tant que les hommes se haussent aux niveaux supérieurs du passé ; du passé récent : pourquoi n’y a-t-il plus de Valéry et pourquoi y a-t-il tant de… (Je ne veux nommer personne). Pourquoi n’y a-t-il plus de Van Gogh et de Monet et y a-t-il tant de (je ne veux nommer personne) ? J’en ai assez d’insulter éternellement le commerce et le public, et l’époque, et le machinisme, et la fatalité ! Et, d’autre part, j’en ai assez d’entendre des minus se vanter publiquement d’être des génies quand chacun se dit tout bas que ce sont des crétins. J’en ai assez de gémir à m’en rendre malade ; parce que mon pauvre cœur est rongé d’idéal, que mon pauvre caractère est rongé de douceur, et que mes moyens psychiques sont si pauvres. Je veux qu’on m’explique, qu’on me dise ce qui ne va pas chez moi ou dans le monde ; et je veux qu’on remédie à ce qui ne va pas. Si c’est moi, qu’on me supprime ou qu’on me prenne en charge. Si c’est le monde, eh bien ! n’y aurait-il plus d’hommes et de femmes pour le remettre sur pieds ? N’y a-t-il plus d’âmes fortes et pures ? Où êtes-vous, les purs et les âmes bien nées ? Où êtes-vous ? Je vous supplie de répondre. Je vous somme de répondre. Où êtes-vous ?
« Que ce refrain ne vous remmène,
Mais où sont les neiges d’antan ? »
19 Décembre
Grand colloque à la maison avec Denise, Laurent et Monique : je soutenais que, pour devenir un nom dans l’éternité du firmament humain, il faut croire à ce que l’on fait, il faut avoir une fois sauvage ; mais que, pour faire trois petits tours et puis s’en va sur les planches de la célébrité, il faut au contraire ne pas croire une seconde au domaine où l’on s’est engagé et exploiter son talent comme une marchandise. Laurent me donnait raison. Denise restait circonspecte ; mais Monique se portait carrément en faux. Pour elle, le succès est un gage de grandeur ; ou, du moins, pour être totalement fidèle à sa pensée, la grandeur et le succès ne sont pas incompatibles. Monique croit à sa danse, mais elle donne l’impression d’y croire comme à un père Noël distributeur de respect, de richesse et de supériorité. Or, la danse, comme tout art, et plus largement comme tout sacerdoce (n’est-ce pas, Messieurs les médecins et les curés, et les hommes politiques ?), la danse est une religion, un autel sacré, qui brûle plus d’encens qu’il ne donne de fumée. Monique n’aime pas qu’on touche aux gens qui ont réussi socialement. Elle prétend que le faire c’est se montrer sottement envieux et avouer son impuissance. Elle agace parce qu’elle veut appartenir à la caste des artistes, qu’elle distingue soigneusement de celle des bourgeois ; et les artistes, pour elle, c’est ce tas de fumiers qui sont plus bourgeois que les bourgeois dont ils prétendent se séparer par des préoccupations plus élevées. Elle ignore sans doute les critères du véritable art, de l’art autel et sacrifice. C’est un peu une confusion comparable à celle qui fait ignorer les véritables détenteurs du spiritualisme religieux. On ne découvre généralement les saints qu’après leur mort. Les gras curés aux gestes ostensiblement charitables et illuminés sont des pharisiens ignobles, ignobles de graisse, de cette graisse qu’ils voient partout chez les autres, par profession de foi et par métier, de cette graisse qui n’existe bien souvent que chez eux. Les artistes sont des gens qui se prennent pour des individus supérieurs au bougnat du coin ou au riche marchand de ferraille ; mais leurs rots de satisfaction en disent long sur leurs vœux de spiritualité. Ce sont des hommes, bien sûr ; mais il faut être un peu plus qu’un homme pour prétendre à la sainteté ; et la plupart des saints, les vrais, sont ceux qui avouent le plus leurs péchés.
20 Décembre
Avons retenu le Docteur à déjeuner. Il vient très souvent le Dimanche. Il s’amène vers onze heures, pose son chapeau sur le lit et le reprend vers midi, au moment où il serait inconcevable, de la part d’amis polis, de ne pas l’inviter à déjeuner. Toujours un aussi solide appétit de naufragé solitaire. Je lui ai parlé de l’opéra imaginé par Laurent : enthousiasme dévastateur. Le Docteur, c’est le saint sans talent, l’homme de Dieu sans embauche. Le Docteur, il nous remue les sangs par sa grandeur à vide. Il faut imaginer Napoléon sans le moindre sou de génie pour s’en faire une idée. Il a expédié son repas, est resté quelques instants en notre compagnie et s’est retiré vers les seize heures. Il avait, paraît-il, un rendez-vous important avec un éditeur de musique, rendez-vous dont nous n’entendrons probablement plus jamais parler. Nous sommes restés bien tristes, tous les deux, après son départ, tous les deux dans ce dimanche maussade et désertique. La baraque nous paraissait encore plus épouvantable que d’habitude. Nous avons bu un autre café pour réagir un peu. Nous n’osions pas aller au cinéma, par crainte de la dépense. Nous avons écouté de la musique, la neuvième de Beethoven. Il n’y a pas de meilleur stimulant.
21 Décembre
J’ai la tête vide depuis deux ou trois jours. Parfois, je me fais penser à René contemplant mélancoliquement l’ombre de l’Empereur. De Gaulle remplit l’office de Napoléon. On peut le haïr ou l’aimer, mais il est grand, il est théâtral. Il projette son ombre sur la France et noircit les pensées de maint jeune homme ardent et dévoré d’ambition. Vie extraordinaire. Nuages glacés où l’air est irrespirable pour qui n’a pas le sens de la grandeur, pour qui barbote et piétine dans la boue quotidienne du petit réalisme sans épopée, pour qui limite l’existence à quelques misérables décades d’une vie humaine. Il donne l’exemple à partir duquel toute réussite est pire que l’échec, toute tentative pire que la timidité. Indépassable. Stérilité dans la course et orgueil de ne pas l’imiter dans la foulée. De Gaulle aura rendu au moins un mauvais service à la France : celui d’avoir étouffé une pléiade de petits génies qui eussent peut-être créé un siècle de lumières françaises. Il a tout pris, tout concentré. Qu’il ait été conçu pour le mal ou pour le bien, il n’était pas à la taille des hommes. Il fait partie des siècles. Seul un Victor Hugo pourrait le dénigrer. Seul un géant pourra le juger. Personne en son temps, en France, n’a le droit d’en parler. On ne mélange pas les torchons et les serviettes. Chose que les Français n’auront jamais comprise : il y a une aristocratie des génies qui ne peuvent être jugés que par la postérité, qui ne peuvent être jugés que par le tribunal de leurs pairs.
La grandeur excuse la supériorité ; mais, sans grandeur, aucun homme ne peut se prétendre supérieur au petit épicier. Là, c’est le petit qui l’emporte au contraire sur ceux qui le méprisent, car la vie d’un petit homme est une incroyable aventure faite de courage et même d’héroïsme devant les mille et un tracas de la vie à tout prix. Voilà pourquoi les Napoléon aiment leur peuple et n’aiment pas les célébrités. Voilà pourquoi les peuples aiment leur Napoléon et n’aiment pas l’écran des célébrités, car lesdites célébrités n’ont pas de sainteté, et ça, les peuples le sentent ; car lesdites célébrités n’aiment pas la sainteté, et ça, les Napoléon ne le leur pardonneront jamais. Le petit homme anonyme dans le peuple n’a pas la sainteté, mais il l’aime ! Et il l’attend de ceux qui se proclament ses prêtres. Quand de la masse innombrable de ceux qui se prétendent ses prêtres, et qui ripaillent au lieu de jeûner, et qui négocient au lieu de trancher, et qui composent au lieu de créer, quand de cette masse-là sort par miracle un Gandhi, alors le petit homme applaudit et l’homme petit à force de parodie n’a plus qu’à se cacher et à cacher sa mauvaise humeur.
22 Décembre
Serait-ce le signe annonçant la fin de ma quarantaine ? Je m’aperçois que mes pensées se détachent progressivement de leur cours et vont se fixer dans diverses directions, diminuant ainsi l’obsession habituelle. Je vais jusqu’à penser au destin de De Gaulle… Non, réflexion faite, je connais bien ma maladie : il arrive un moment où ça se généralise, où ça devient sublime dans ma pauvre tête. Parti de mon dilemme bien prosaïque, j’en arrive aux considérations générales sur le génie, le destin, la fatalité historique, les siècles. Dans quelques jours je redescendrai bien bas. J’enverrai dinguer ce fatras digressif et je me replanterai devant ma glace, et je dirai : « Que vas-tu faire ? Que faire ? » Et je sombrerai de nouveau dans la mélancolie. Je tiens ce journal un peu à la façon de Montaigne, pour me scruter, pour m’analyser fidèlement et crûment. En réalité, ce journal n’est même pas une expérience, il n’est que la transcription de ce qui m’arrive généralement dans mes crises. Or, je sais à peu près comment elles se déroulent. Dans quelques jours, je donnerai un coup de poing dans la gueule de Madame Postérité et dans celle de Monsieur Destin et je retomberai à plat ventre sur le granit temporel. Il y aura certainement un minuscule événement, une toute petite obligation, qui fera déborder le vase et provoquera la chute : probablement l’affolement devant les derniers billets restants. Mauvais. Il vaudrait mieux terminer par un nouveau fantoche. Ils tiennent ce qu’ils tiennent et ils sont bien utiles. Le délai imposé par la quarantaine se double donc d’une autre échéance : celle des derniers sous. Il faut donc que je trouve une personnalité avant de recevoir la tuile financière sur la tête ; car elle arrivera certainement en avance sur le délai de la quarantaine. Il faut que je m’affole, c’est-à-dire que je cesse de divaguer et que j’emploie le peu de temps qui me reste à arpenter la chambre en cherchant solidement la solution.
Je me suis jeté sur le lit et je m’abandonne à la stupidité. Denise ne s’en aperçoit pas. Elle peint. Si j’étais riche et puissant, que ferais-je ? Si j’étais roi… La littérature ? Oui, la vraie, la calme, celle de celui qui n’a rien en attendre, de celui qui n’a pas faim et qui n’a rien d’autre à faire. La politique ne m’intéresse pas. Je ne suis pas artiste, pas homme d’action. Que reste-t-il ? La Pensée ! Je laisserais couler le temps dans le sablier, le grand sablier de la vie, et j’écrirais. Je prendrais connaissance de la pensée des anciens et je figerais la mienne sur le papier. Noble conversation à trois : les anciens, moi et les successeurs ; moi écoutant les anciens, moi interrogeant moi, moi répondant aux futurs ; conversation intemporelle ; conversation temporelle aussi, avec les hommes de lettres et les artistes de mon temps ; les vrais, ceux qui pensent ; pas ceux qui s’adonnent à leur art comme des putains s’adonnent à leur métier ; pas ceux qui peignent ou sculptent parce qu’ils jouissent de leur occupation ; non, les vrais, ceux qui pensent, qui s’inquiètent, qui souffrent, qui interrogent l’invisible ; pas les joyeux de vivre et d’exercer, les bons fonctionnaires à primes et à dossiers ; non, les pessimistes, les insatisfaits, les incorrigibles questionnaires, les froids et passionnés ; les vrais. Comment les contacter ? Les anciens, c’est facile : il suffit d’être studieux. Ils sont bonshommes, ils se laissent fréquenter par qui veut ; mais les actuels… Ils ne se montrent pas. Ils sont inabordables par définition. Ils sont rangés, ils ne font pas de fredaines, par tempérament. Ils sont même bourgeois car ce ne sont pas de faux maîtres. Ils vivent comme tout un chacun. Ils vivent comme tout un chacun. Ils n’aiment pas voltiger sur de nombreuses lèvres. Ils n’aiment pas ça car ça les empêcherait d’être libres ; libres avec leur souffrance, leur bonheur de souffrance ; pas de salons, pas de colonne à la une, pas de télévision, par d’interview, pas de bottin mondain, pas d’adresse, pas de visage.
En reste-t-il ?
Un bon petit boulot bien peinard ; la souffrance à l’atelier ou au bureau, mais, en dehors, la liberté absolue ; la grandeur solitaire et grincheuse, fière de son encre et sa plume ; virginité totale de la pensée ; situation rejoignant la précédente ; Valéry travaillant son content puis écrivant ce que bon lui semble ; Mallarmé la même chose ; idem pour Huysmans, idem pour tant d’autres ; mais souffrance éternelle devant la tâche idiote et rebutante de vulgarité ; collègues vulgaires. Alors ! La grande carrière ? Pouah ! Mille fois mieux le bagne ; grandes carrières et petits hommes suffisants d’orgueil, encore plus cons que les précédents parce qu’instruits ; petits hommes éminemment blâmables parce que possédant, eux, la culture, acquise sur le dos du petit ouvrier et du petit boutiquier ; lui-même bourreau sans s’en rendre compte ; bourreau au grand cœur, mais bourreau. Alors ! La plume rageuse : tout envoyer dinguer et gagner son pain par la plume, uniquement par la plume ; mais prostitution par le métier, par les nécessités du pain et de la sérénité.
Mon Dieu ! Pourquoi ai-je commencé à écrire ? Pourquoi ai-je pris cet opium infect ? J’aurais pu faire mille choses. Que sais-je ! Un bon professeur, un bon fonctionnaire bien sage, un bon magistrat, un bon n’importe quoi… Non ! Mon esprit n’aurait pas trouvé le repos. Un idéal de pureté et d’intransigeance me ronge et me pourrit, me liquéfie. C’est lui qui m’ôte déjà les possibilités de l’action. Ira-t-il, la faim aidant, jusqu’à m’ôter les possibilités d’écriture et de pensée ? Avec un idéal si aiguisé, n’importe qui tracerait un sillon inaltérable sur la surface de son siècle et des siècles futurs. Parce que l’énergie mentale me fait défaut et parce que mes tendances sont confuses, cet idéal ne servira qu’à me tuer. Nicole Lamiraille ! L’histoire de cette jeune fille se suicidant pour ne pas chuter dans son talent, pour ne pas démériter de son talent, m’obsède jour et nuit.
Denise a détruit son tableau et s’est mise à pleurer. J’ai envie de détruire ce journal et de m’abîmer dans le désespoir. À quoi bon ? Denise en repeindra un autre. Moi, je reprendrais la plume, un jour ou l’autre. Nous en sommes arrivés tous deux à un point où la création ne peut plus nous lâcher, où elle empoisonne le reste de nos activités sans nous satisfaire, où elle ne veut pas encore être joie et où elle ne cesse de nous tenailler de douleur. Heureux celui qui rêve et n’a jamais rien entrepris. Heureux celui qui a entrepris et qui sait depuis longtemps marcher. Heureux les profanes, heureux les initiés. Souffrance de l’amateur, de l’élève. Il me tarde d’être plus vieux et j’ai peur d’être plus vieux. L’élève qui abandonne, essoufflé et sans diplôme, n’est plus qu’une épave, qu’un fantôme, un mort-vivant. Il me tarde d’être diplômé. J’ai peur de finir en épave. Je n’aurais jamais dû commencer. Maintenant c’est fini, je ne peux plus reculer. Je ne peux pas encore reculer ; c’est parce qu’il me reste de l’espoir. Maudits soient l’espoir et les désespérés. Il y aura toujours de l’espoir et des désespérés. Heureusement ! L’homme satisfait de lui, l’homme heureux, c’est le cochon à l’engrais.
25 Décembre
La fête est finie. Denise, sa sœur Lucienne venue de Lyon et Monique se sont entassées sur le lit. Laurent gît béatement sur un lit de camp. Le Docteur est allé se coucher, son domicile étant proche du nôtre. J’ai allumé une minuscule lampe et, en m’arrangeant pour que chacun ait son content d’ombre, j’écris les mots de l’homme ensommeillé, fatigué de fumée, de rires, d’alcool et d’air confiné. Réfléchir dans un coin est mon opium. Après le bain d’insouciance affectée, après l’inconscient momentané d’une soirée perdue bien que vécue, réfléchir est pour moi un besoin effréné, atroce. C’est un peu comme si j’éprouvais le « manque ». Retrouvé, je revis, je respire, je suis sauvé. Ce poison m’est indispensable, vital ; vital comme l’eau, la terre, le feu, l’air ; poison comme la drogue, le tabac, l’alcool, et tous les vives têtus jusqu’à la mort. Lucienne m’a conseillé d’écrire un roman humoristique ; sans doute à cause de quelques lignes ajoutées à une lettre que lui a envoyée sa sœur, quelques lignes se voulant spirituelles pour cacher ma tempête sous le crâne. Curieux comme les gens qui souffrent feignent souvent la légèreté ; surtout quand celle-ci est de mise ; mais on aperçoit bien cependant, quand on a la vue perçante, que cette légèreté n’est pas normale, habituelle, qu’elle cache un drame : masque du clown. C’est une légèreté brillante de clown. Tous les clowns sont tristes ; pas les clowns de profession : ceux-là, leur tristesse est une artificielle anormalité ; une anormalité des spectateurs leurrés par la profession de clown. Les clowns vraiment tristes sont ceux d’un soir, d’une société : les clowns occasionnels, les clowns de réveillon par exemple. Le Docteur est de ceux-là. Pour un œil exercé, on sent qu’il est un gai luron de théâtre ; ça trouble et on se demande pourquoi il est clown, quelle pièce il peut bien jouer, quelle pièce sombre il peut bien interpréter en sourdine. Quand on sait, quand on sait par exemple que le clown est un universitaire castré, castré physiquement et moralement, ça fait étrangement mal ; un malaise semblable à l’envie de vomir, un malaise de femme enceinte ; sans doute ; rumeurs incertaines de passants éméchés. Y a-t-il des clowns parmi eux ? C’est possible. On ne peut jamais imaginer de clowns parmi les passants éméchés que l’on entend sans même les voir. On a toujours l’impression qu’ils sont indubitablement des gens gais, des gens habituellement gais un peu plus gais que d’habitude ; erreur profonde, sans doute. C’est si difficile de percer la masse anonyme de tout ce qui n’est pas soi et ne se manifeste pas individuellement ; individuellement et avec énergie. Comme le monde serait plus clair s’il était composé d’êtres personnalisés à l’extrême. Le Tout-Paris du monde entier des célébrités ignore peut-être sa chance de pouvoir s’opposer aux « masses », au mur de l’anonymat et du collectif ; à moins que ce collectif ne soit nettement précisé, une fois pour toutes, et classé en catégories où on est sûr et certain de trouver des êtres interchangeables ; pouvoir dire sans sourciller : un tel est comme ceci et comme cela car il appartient au prolétariat russe ou à la corporation des artisans français. On y tend, on y arrive tout doucement ; bien la peine d’avoir ensanglanté les corps et les esprits pour en revenir aux bonnes vieilles corporations. On y arrive mais y est-on tout à fait ? Puis-je dire que le passant éméché est un être infailliblement gai d’habitude et non pas un clown grotesque qui joue en sourdine un petit drame bien à lui ? Une couille en plus ou en moins, ou un chagrin d’amour bien prosaïque et bien profond, ou simplement ce goût d’amertume que donne le poids du collectif, cette glu puante dont on ne peut sortir que par un orgueil plus puant encore ; hyène solitaire et hautaine, détrousseuse d’originalité. Laurent sourit. Rêve-t-il à l’originalité ? Ou bien rêve-t-il au commun bonheur bien sage et bien fini du commun des mortels ? De ces mortels qui ne se voient pas mourir. Laurent sourit : peut-être pense-t-il à la première de gala de son opéra sur la fée ; la fée des clochards et des blousons noirs. Le ciel éteint déjà ses lampadaires d’administration méticuleuse. J’entends déjà les éboueurs à l’horaire imparfait ramasser les ordures des hommes appesantis de sommeil ; de ces gosses éternels qui savent si bien s’amuser, si bien croire au père Noël, même dans les tranchées de la mort, quand les bombes et les obus viennent exprès, méchamment, exploser d’un ricanement macabre pour rappeler qu’il n’y a pas de miracle, que tout est volonté, effort, libre arbitre, qu’il ne faut compter que sur soi et apprendre à ne pas supputer les tendances des autres ; jamais ; quand les bombes et les obus viennent parmi les chairs rappeler aux hommes que leur mentalité diffère très peu de celle du chenil. Des chiens ! Tous des chiens ! À quoi bon tirer de la métaphysique d’un paquet d’excréments ? Il faut respecter la bêtise humaine et ne jamais l’analyser. Il faut dormir et quitter le laboratoire où s’étudient la facétie et l’ignominie. Dans le fond, je ne suis peut-être qu’un clown de métier ; et ma tristesse n’est-elle peut-être qu’une tristesse de métier. Dans dix-sept jours j’aurai rendu mon tablier.
26 Décembre
La gueule de bois prend chez moi des proportions immenses. Les envies de vomir et les élancements du crâne me rappellent le dégoût de moi-même si j’avais tendance à l’oublier ; dégoût de m’être dégradé, de mettre laissé aller. L’alcool bu en famille ou entre amis forcés m’est une corvée amère, une corvée de service militaire. Ne pas boire et ne pas manger c’est, paraît-il, faire la gueule. Alors j’ai bu et j’ai mangé, attentif à bien digérer et supporter ; une journée de perdue à contrôler mon appareil d’absorption et de rejet poli ; la merde fêtant l’esprit. Tout est prétexte à goinfrerie chez les sots et les indigents. Ces jours de fête me révoltent ; parce qu’ils viennent mettre en bouillie ma quarantaine, saccager mes plates-bandes, éplucher mes oignons. Mon esprit erre, tempête désolée, dans la fumée des cigarettes et les relents des estomacs trop pleins, dans le brouhaha des idioties et des paroles faciles, dans la chaleur sèche de l’air confiné ou dans le chahut béat de la foule désœuvrée. Mon Dieu ! Vivement le retour aux lentes méditations énervées. Mon mal ! Je t’adore et j’ai hâte de t’entretenir avec foi et religiosité. Curés ! Soyez maudits !
Denise est sortie avec Lucienne. Enfin un moment seul ! J’ai eu beaucoup de mal à décider les deux sœurs à sortir ensemble. Elles voulaient d’abord mon avis, car Lucienne voulait faire les magasins de chaussures et prétendait que j’étais indispensable pour le choix d’une paire de bottes. Beaucoup d’honneur. Ensuite, elles avaient l’intention d’aller au cinéma et Denise insistait pour que je sois de la partie. Enfin, elles ont fini par partir sans moi. « Peut-être, ont-elles dit, nous irons voir « West side story » et nous rentrerons tard. » J’ai dit à Denise qu’elle devait au contraire en profiter pour aller voir ce film. Lucienne s’est étonnée de savoir que je ne veuille pas voir ce film. A fallu tout lui expliquer : que je ne veux pas le voir parce que tout le monde l’a vu, que tout le monde a crié au chef-d’œuvre (y compris Lucienne), que je veux être le seul à ne pas me laisser impressionner, etc. Si elle avait osé, elle m’aurait certainement traité de crétin. J’ai peur que Denise n’ose pas y aller sans moi et qu’elles rentrent donc assez tôt. Tant pis, profitons au moins des quelques instants de solitude que cet achat d’une bienheureuse paire de bottes peut m’offrir. Réfléchissons. Cette quarantaine commence à me peser ; elle est lente à s’écouler, pendant que l’argent fuit à bonne allure en ce moment de fêtes. J’ai de plus en plus l’impression d’être un fou, positivement. Lucienne ne comprend pas très bien pourquoi je reste les bras croisés alors que sa sœur s’affole et cherche du travail. Il faudrait tout planquer là et s’y mettre. Je n’en ai pas le courage, surtout dans cette situation d’indétermination. Il faut que je trouve d’abord une personnalité, une contenance ; d’où nécessité de poursuivre la quarantaine ; mais le fil ne va-t-il pas casser ? Encore seize jours. Dans le fond cette histoire va très bientôt se terminer. Encore seize jours et ça y est. J’aspire à cette échéance brutale et je la crains comme l’Enfer. J’y aspire autant qu’un moribond qui souffre aspire à la mort, sa délivrance prochaine ; mais je la crains bien davantage que celle de la mort elle-même. La mort, c’est le grand repos : rien de positif à faire dans l’au-delà, aucun souci ; mais cette mort-là, c’est le véritable début d’une vie atroce ; une nouvelle naissance en somme car en ce moment je vis au ralenti, d’une vie végétative de hérisson hivernant. Fini le chaud sommeil peuplé de beaux rêves et de magnifiques cauchemars. À moi la réalité mesquine et misérable. À quoi bon désormais feuilleter ce petit livre dont j’ai reçu ce matin le premier exemplaire ? Ce petit recueil de poèmes ne me permettra pas d’échapper à la dure commune réalité. « On ne fait pas toujours ce que l’on veut. » Tu vas apprendre à faire ce que tu n’aimes pas. On ne fait pas toujours ce que l’on veut, cela veut dire sans doute qu’on ne fait pas toujours ce que l’on aime faire car il y a beaucoup de choses à faire et que l’on n’aime pas positivement, pour lesquelles on ne conçoit qu’indifférence ; mais moi, je hais ces choses-là, je les déteste ; et elles me font peur. Pourquoi suis-je condamné désormais à avoir peur ? À souffrir, à avoir peur, et à me priver de tout ce dont je suis éperdument amoureux ? Suis-je bien sûr d’être éperdument amoureux de la littérature ? N’est-ce pas pour moi plutôt une vile échappatoire ? Non ! Le l’aime. Je la respecte tant que ce respect même m’empêche de ne pas avoir à souffrir, à avoir peur, et à me sacrifier pour elle. Picasso ! Picasso ! Tu n’as pas eu à souffrir, mais tu as fait souffrir la peinture. Pourquoi ce dilemme ? Pourquoi devoir choisir entre son amour et soi-même ? N’est-ce pas un faux dilemme ? Pourquoi est-ce un dilemme ? Ce n’en serait pas un pour un être normal. Ce ne serait pas si terrible. Ce serait même rien. Ridiculement rien. Mais qu’attendre d’un être normal ? Rien. Ridiculement rien. Ou si peu. Il y avait un jour un homme qui était né pour souffrir et qui avait peur de la souffrance. Le résultat était qu’il passait son temps à souffrir mais qu’il ne tirait rien de sa souffrance ; qu’il souffrait inutilement. C’est mon histoire. J’ai pour don la souffrance mais je ne sais pas profiter de la souffrance ; comme une femme très belle qui ne tirerait rien de sa beauté et qui en mourrait, tel un fruit sec. Ce qu’un don du ciel peut être embarrassant quand on ne sait pas s’en servir ! C’est parce qu’il m’en manque un autre : j’ai le don de la souffrance, mais je n’ai pas celui de l’expression. Je ne sais pas exprimer ma souffrance, la faire sortir, la montrer, la rendre sublime. Je suis un fruit sec. En tout cas, comme dit Lucienne, je file du mauvais coton.
27 Décembre
J’attends le Docteur. Il m’a fait savoir qu’il viendrait me voir aujourd’hui. Denise est encore sortie avec sa sœur. Les idées et les images se pressent dans ma pauvre tête ; mais aucune ne parvient à supplanter les autres, à concentrer les feux de la rampe. Mon cerveau est vide à force d’être plein ; et cette rage de l’introspection ne veut pas me quitter. Elle m’étouffe à m’en rendre malade. Vivement que le Docteur arrive, que j’aie à lui parler, que je puisse respirer un peu, que je vive un peu normalement, physiquement, sainement ; que j’aie à être poli, hypocrite, tiède, n’importe quoi. Le papotage est au moins un acte quotidien et social. J’en ai marre de moi. J’en ai assez d’être seul avec moi. J’en ai soupé du moi qui interroge sans cesse le moi. Je veux être moi bêtement, sans y penser, moi papotant avec un autre, moi pensant à autre chose qu’à moi, moi jouant au football ou aux échecs, ou à n’importe quoi d’autre ; mais surtout pas moi me passant à tabac, moi bourreau impitoyable de moi. Je veux parler à quelqu’un de la pluie et du beau temps, des difficultés financières de la France, ou des mensurations comparées de l’idéal féminin des Grecs antiques et de celui des friands de strip-tease moderne. Pourquoi le cousin Pierrot vient-il me rendre visite quand je le voue au Diable et pourquoi boude-t-il ma porte quand je voudrais l’embrasser et pleurer à chaudes larmes sur sa bonne joue stupide ? Et pourquoi n’y a-t-il ici que de la musique classique qui me fait monter vers des profondeurs sublimes dont de descends pour me retrouver immanquablement ? Pourquoi ces ouvriers qui passent en riant grassement sous ma fenêtre ne m’emmènent-ils pas boire avec eux le premier coup de la soirée ? Et pourquoi le Docteur tarde-t-il tant, sachant que la solitude peut me coûter la pendaison ? Peut-être est-il en train de se pendre lui-même, n’ayant plus la force de se traîner jusqu’à moi… Si je pense au Docteur, c’est pour plaindre « mes » souffrances. Si je pense aux nombreux contraires du Docteur, c’est pour vitupérer contre « mes » faiblesses. C’est de l’égocentrisme et c’est aussi de la grande humanité. Plût aux forces mystérieuses du cosmos que je devinsse un altruiste et un petit homme sans aucune espèce de grande humanité ; mais les dés ont été depuis bien longtemps jetés. Pipés ou pas pipés, ils ne s’agiteront plus ; et il me faut prendre mon destin en patience, ce destin qui me dicte de ne pas avoir de destin, parce que je suis doué de la plus grande liberté qui se puisse donner : celle de pouvoir tout imaginer mais de ne jamais rien vouloir réaliser ; la liberté suprême de la fatalité, de la fatalité lucide et sans histoires.
28 Décembre
Avons accompagné Lucienne à la gare de Lyon. Elle est partie très souriante mais j’ai bien compris qu’elle partait à cause de moi ; pour ne plus avoir à supporter le climat de la baraque. Je la comprends parfaitement, ça sent trop en ce moment chez nous l’hôpital pour aliénés et le chloroforme mental. Denise avait de la peine. J’ai dû la consoler tant bien que mal. Elle m’a fait quelques reproches : « Tu vois, m’a-t-elle dit, comme Lucienne est déjà un peu neurasthénique, de vivre dans ton ambiance ça l’a complètement retournée. C’est pour ça qu’elle est partie. Tu aurais pu faire quelques petits efforts, mon chéri, pour surmonter ton vague à l’âme ! Lucienne a failli prendre tes silences pour de la désapprobation et ta nervosité pour de l’irritation contre sa présence. » Ce n’est pas souvent que Denise me fait des reproches ; aussi me font-ils mal ; mais que tirer d’un cadavre ? Or, je suis un cadavre ; mort pour le monde depuis ma naissance, je suis un cadavre qui mange et qui boit et qui éprouve de temps en temps le besoin de sortir et de dépenser un peu d’argent. Je suis un cadavre pour le monde, mais, pour mes proches, croque-morts et martyrs, je suis un cadavre épuisant.
Au retour de la gare, je croyais bien trouver un mot du Docteur. Vaine espérance : le Docteur ne me donne pas signe de vie. Il va falloir que je me décide à aller moi-même lui rendre visite dans son capharnaüm. On se sent bien dans ce cabinet coupé lui aussi du monde, dans cet ancien cabinet d’où la médecine et la science ont été bannies ; se sont bannies d’elles-mêmes, remplacées par le délicieux fouillis sans méthode de la peinture et de la musique, de la sculpture et de la littérature. On baigne dans le désordre intellectuel le plus complet, le plus poétique. On plonge littéralement dans des vagues de livres poussiéreux ; et les conversations sont celles des vrais immortels, qui se parlent à voix basse, en dehors du temps, à travers un voile opaque de fumée de tabac et d’opium. On trouve toujours, au ras du sol, une bouteille salvatrice quand les picotements de la gorge se font un peu trop remarquer, et on continue à parler comme des dieux. Quand l’envie d’uriner est devenue trop forte, on se lève péniblement et l’on s’en va pour de bon retrouver les crachats honnêtes et stériles de l’humanité en marche sur les trottoirs de l’existence citadine, de l’existence des chiens de ville, qui est nettement plus confortable et plus chic que celle des chiens de campagne. Denise n’aime pas ce qu’elle nomme « les parties de débauche dans le cabinet du docteur Faust » ; moi non plus ; ou plutôt mon corps non plus qui est ascète par tempérament ; mais mon esprit s’y est souvent reposé des longues marches dans les déserts de la multitude ou des nonchalances trop prolongées dans l’oasis de la solitude. L’opium, l’alcool et le tabac, ça c’est une autre affaire. Je n’ai pas de tare physique, moi, et aucune douleur cuisante à calmer dans l’orgie du gosier. C’est à cause de cette orgie que j’hésite à rendre visite au Docteur et que je préfère l’attendre chez moi, comme le paysan inquiet attend l’averse bienfaisante qui rafraîchira ses sillons.
29 Décembre
Aujourd’hui j’ai franchi un grand pas : j’ai envoyé dinguer tous mes rêves de grandeur et de vie poétique. J’ai décidé d’assumer ma vie comme un médiocre. Un poste de salarié dans une entreprise quelconque suffira. J’ai même fixé une date : le 1er Mars. Pourquoi le 1er Mars ? Parce que c’est la date à laquelle je serais rendu à la vie civile si j’avais dû faire mon service militaire, si je n’avais pas été réformé. Je me suis organisé une belle petite existence héroïque ; héroïque à cause de sa petitesse et des efforts qu’il faudra faire sans cesse pour vaincre mon inaptitude à la vie en société, au travail en société. En attendant je me considère au service militaire, je me considère comme mort, comme n’étant pas encore né à ma nouvelle et définitive vie. En attendant, pendant les soixante et un jours qui me restent, je vais m’entretenir une dernière fois avec quelques génies. Il y a là sur ma table la Bible, les propos d’Alain, les œuvres complètes de Machiavel, celles de Valéry, de Baudelaire, une grande partie de celles de Péguy, quelques pièces de Molière. Je passerai mon temps à lire tout ce monde. Je leur dirai adieu en somme, comme représentants de ceux qui ont cultivé le Beau et la Pensée, l’esthétique et le concept. Dans le fond, ce journal peut se terminer aujourd’hui. La quarantaine est bien finie. Il fallait y penser : l’homme de la rue ! Un bon boulot, des amis sûrs, le cinéma le Dimanche, quelques travaux domestiques et les bras de Denise, n’est-ce pas ça le bonheur ? Il me faudra une immense dose de courage pour réaliser ça ; un courage de chaque jour. J’ai calculé qu’avec les deux salaires réunis, celui de Denise et le mien, nous pourrions, si nous le voulions, réaliser dix mille francs d’économie par an, et sans trop nous priver. Dans quelques années nous sortirons sans doute de cette baraque et nous pourrons même nous payer une petite voiture sans passer par le crédit, le dévoreur des jeunes. Un enfant pourra bien naître. Dans un appartement propre et coquet, nos scrupules disparaîtront certainement. Alors ! Pourquoi s’en faire quand la vie est belle… Quand nous serons vieux tous les deux, quand nous nous retirerons à la campagne, nous laisserons s’écouler le temps sur les fleurs et les légumes ; un grand bonheur tout simple. À la longue, mes idées morbides et mon mental s’amélioreront certainement à force de patience et de ténacité. La fonction crée l’organe. Il n’y a que les premiers pas qui coûtent. Le les franchirai le 1er Mars. En attendant cette date, je vais dire adieu à mes oripeaux et je vais me préparer moralement à mes habits neufs ; mes habits de monoprix, de brave monoprix.
Laurent ! Laurent ! Pourquoi es-tu venir me voir ? Et pourquoi avais-tu juste aujourd’hui ton air de révolte superbe ? Je t’ai parlé de mes nouveaux habits et tu m’as ri au nez. Je t’ai supplié de me laisser tranquille mais tu as impitoyablement démonté mon petit échafaudage. Tu m’as cité, tu as récité mes vers, mes pauvres vers de quatre sous qui m’ont tant fait de mal. Tu m’as parlé de ton opéra et tu m’as réclamé mon livret. Tu as déchiqueté la masse informe des hommes nus et morveux qui se traînent sous le ciel de nos yeux. Tu m’as parlé le langage du succès littéraire et tu m’as fait entrevoir la noblesse de l’héroïsme littéraire. Tu m’as rappelé la vie des sacrifiés pour l’Art, des Beethoven et des Modigliani. Tu m’as houspillé pour ce que tu prétendais être de la pure couardise et de la malpropreté. Tu m’as jeté à la tête mes dix mille francs d’économie par an, mon appartement coquet et ma petite voiture. Tu ne m’as rien épargné : et le rot de satisfaction après un bon repas, et les pas traînants de l’intellectuel désœuvré, et la connerie du métier de bon à tout faire, et les spasmes et les envies de me vomir quand je serai un parfait bureaucrate, et l’enterrement digne et propret après ma retraite, et le grand vide idiot et animalesque que je laisserai derrière moi pour ceux qui ont cru en moi. Laurent ! Laurent ! Pourquoi t’es-tu ainsi moqué de moi ? J’ai essayé de te calmer, de t’expliquer. J’ai essayé de te faire comprendre qu’il me fallait me prouver que je suis capable d’autre chose que de gribouiller vainement du papier, que j’ai une femme, que je vais avoir des enfants, que l’héroïsme consiste au contraire à abandonner mes préoccupations, qui ne sont qu’un violon d’Ingres envahissant et nuisible. J’ai même entrepris de parler de toi, de te persuader qu’il fallait que tu embrasses une carrière, quitte à délaisser un peu ta musique, que d’ailleurs les deux peuvent parfaitement aller de pair. Je t’ai cité des noms, des exemples, des biographies. Je t’ai imaginé marié et aux abois ; mais tu m’as répondu que tu étais trop fier du magnifique poil que tu avais dans la main, que tu le cultiverais amoureusement jusqu’à ta mort, ta famille dût-elle en être malade, et les traîtres comme moi dussent-ils en ricaner publiquement. Là où tu m’as fait le plus mal, Laurent, c’est quand je t’ai dit qu’il fallait de tout pour faire un monde, et que tu m’as répondu que c’était vrai et qu’il fallait aussi des ratés pour persuader le monde du contraire.
À quoi suis-je bon ? Et que vais-je devenir maintenant ? Je ne suis bon qu’à gratter du papier. Mais aurai-je la force de remplir mon destin ? À quoi bon s’en faire ! L’homme est tellement plastique et, quand il n’en peut plus, il lui reste la ressource de se détruire, comme un scorpion. Il y a une liberté de l’opportunisme et il nous reste encore la liberté du suicide quand la première ne donne rien. Nous passons notre temps à naviguer entre ces deux libertés. Nous allons vers l’opportunisme, vers la réalisation, vers l’action, vers la poursuite de la vie, parce que le suicide nous effraye. Quand le dégoût et la lassitude nous ont rendus légers, le suicide, de nouveau, nous attire, comme un aimant puissant. Par un acte d’énergie, nous lui donnons un coupe de pied et nous repartons vers l’opportunisme, la réalisation, l’action, la poursuite de la vie. Pendules inlassables et réglées comme des monstres, la mort vient nous arrêter en chemin dans notre cycle méticuleux ; la mort étrangère, la mort extérieure, extrinsèque, celle qui ne vient pas de nous-mêmes. Nous vivons entre deux libertés mais la mort est notre maîtresse, comme la naissance. Gloire à ceux qui, un jour, se sont suicidés, qui sont morts d’eux-mêmes. Repos à ceux qui, dégoûtés à l’extrême de la vie, n’ont plus eu peur de la grande liberté, celle dont on ne se sert qu’une fois, qu’on garde pour la fin et que, souvent, on n’a même pas le temps de mettre en œuvre.
Denise est rentrée harassée. Elle a fini par trouver du travail, à des conditions plutôt médiocres. Elle a retrouvé son sourire, malgré le trac, car elle a toujours le trac quand elle débute dans une boîte ; c’est-à-dire qu’elle a le trac tous les deux ans, intervalle maximum durant lequel elle peut supporter l’atmosphère des collègues et la férule des chefs. Adieu la peinture, adieu aussi nos repas deux, le midi. Adieu les longues journées de méditations heureusement coupées par sa jolie voix et sa présence douce et chère. Demain je retomberai dans mon tombeau désert et douloureux ; à cause de Laurent, peut-être. Laurent n’aura fait qu’avancer l’échéance. Il l’a tellement fait avancer que ce journal ne s’est même pas tu un seul jour, le temps d’une parodie de fantoche. D’ailleurs, ma détermination n’était qu’une mascarade de méditation ; la preuve : j’avais remis tout ça au 1er Mars, et je n’aurais pas eu le courage, demain, de discuter avec Valéry ou Machiavel. Demain, de penser à Denise en train de travailler et de sacrifier ses talents de peintre cela va me faire passer la journée à me marteler la tête aux quatre coins de la pièce, à exploser d’une rage stérile d’enfant pris en faute et incapable de réparer ses bêtises. Demain sera de fiel ; et les jours suivants ; et toujours. Denise a sagement enveloppé sa toile dans du papier de cellophane. Elle a nettoyé ses pinceaux, rangé ses chiffons et son tablier, casé le chevalet dans la vieille armoire à souvenirs et à chaussures, déchiré quelques mauvaises études de dessins. Elle a dit à tout cela : à samedi prochain. Elle a mis dans des vases les fleurs de la négresse que celle-ci lui a données dans l’escalier quand elles montaient ensemble. J’entends le pas d’un homme. Ce doit être le Docteur. Je vais arrêter mon journal pour recevoir le Docteur. Non, ce n’est pas le Docteur. Que devient-il, le Docteur ?
30 Décembre
Il fait froid aujourd’hui. Les canalisations ont gelé durant la nuit et il n’y a pas d’eau dans toute la baraque. Je n’ai pas entendu partir Denise ; ça a dû lui faire de la peine de s’en aller ainsi sans que je l’embrasse. Pas de lumière non plus : l’unique ampoule de la pièce vient de rendre l’âme. La fenêtre s’ouvre à chaque instant sous la poussée d’un vent glacé. Je la ferme tous les vingt pas ; car je marche, je marche énormément, un véritable marathon. J’ai même flanqué les chaises et la minuscule table contre les murs pour mieux évoluer. Rien dans l’armoire à provisions. Je ne descendrai pas. Tant pis, je me passerai de repas. J’ai des cigarettes, c’est l’essentiel. Le désordre règne en maître : Denise a dû se dépêcher et partir en retard, comme d’habitude ; ça ne me gêne pas. Je n’ai même pas envie de m’habiller, encore moins de me laver. D’ailleurs, il n’y a pas d’eau, c’est vrai, et c’est tant mieux. Denise travaille, Monique travaille, Laurent, même Laurent, travaille. Je suis le seul planqué, là, à ne rien faire, et à ne pas même savoir en profiter. Un moment j’ai eu l’envie d’aller voir le Docteur et sa misère, mais je n’ai pu trouver la force de mettre ce projet à exécution. Maintenant je n’en ai plus envie. D’ailleurs, aujourd’hui, il va sûrement me rendre visite.
Difficile de ne pas hurler avec ma tempête sous le crâne. Je suis condamné à ne rien saisir. Ivre de liberté absolue, je ne veux rien saisir, de peur d’être ravi un seul instant par ma proie. Je ne veux pas vivre pour mieux me regarder vivre ; et mes mains nues me sont une grande douleur. Je suis néant qui attend quelque chose ; mais QUOI ? J’ai la tête lourde ce matin, les yeux qui picotent et la gorge qui racle ; la grippe, il ne manquait que ça. C’est si facile dans le fond : une cuvette pour faire ça proprement, pour ne pas que Denise ait à frotter le parquet, une bonne lame de rasoir et un peu de courage. C’est le plus important, le courage ; ou bien la lâcheté, comme disent les vivants bien portants, bien gras, bien gros et bien blancs, avec des plaques rouges sur les joues et les fesses, chez qui le sang pète et chante la merde et la joie de vivre. C’est bête, mais c’est la lame de rasoir qui me fait surtout défaut : pas une dans la maison. Pour se tuer ici, il n’y a que la corde, ou la chute dans le vide, par la fenêtre ; et encore, avec ma souplesse de chat, je serais capable de m’estropier sans me tuer ; et la corde, où la pendre ? De toutes façons, ça finira bien un jour, ça ne peut pas durer longtemps comme ça. « Psychose obsessionnelle évoluant depuis l’enfance » : il y en a qui ont vécu cent ans avec un truc comme ça. Des trains déraillent tous les jours dans un fracas de poutrelles entremêlées, des avions se cassent la gueule tous les jours ; mais ce sont toujours des gens ivres de vie qui s’en vont. Les faits pour le suicide, quand ça ne se suicide pas, ça a souvent la vie dure. Injustice de plus. Ineptie de plus dans ce monde pourri de contradictions. Ils me font bien rire ces philosophes graves et sentencieux qui prétendent que tout s’enchaîne et qu’il n’y a pas de quoi s’en faire ; et aussi ces perpétuels chercheurs qui fument un bon cigare sans s’en faire ; et pourtant, malgré mes jérémiades et mon bagout de dégoûté distingué, je suis encore là moi aussi ; à marcher. Bientôt mon estomac réclamera autre chose que de la fumée de cigarette et je descendrai me chercher de quoi manger. Il faut manger quand on a un bon rhume, me disait ma mère ; ma mère, qui n’a plus sa tempête sous le crâne, elle ; ma mère, qui m’appelle sous sa tombe et qui me persuade qu’il n’y fait pas si froid. Je l’ai vue mourir en six heures, un jour de Décembre. Il a fallu casser la terre ; elle qui était si frileuse, qui se recroquevillait au soleil d’été comme un gentil lézard. Il a fallu casser la terre ! Il faut décidément que j’aille m’acheter une tranche de jambon.
Je suis descendu en coup de vent, mal peigné, mal vêtu, pas rasé. La concierge m’a lancé un coup d’œil désapprobateur, comme d’habitude. Elle va répétant par le quartier que je suis un sale fainéant qui vivra longtemps encore sur le dos de sa pauvre femme. Elle ne m’aime pas, la concierge. Pourtant, je ne lui ai jamais rien fait. Elle a une drôle de façon de serrer contre elle sa dernière fille quand je passe, comme si elle me prenait pour un satyre, un débauché désœuvré qui n’a rien sous la dent. La rue était fourmillante du petit peuple de Paris. Chaque fois que je l’emprunte, depuis six ans, je pense immanquablement à Zola et à ses boulevards périphériques grouillant de misère saupoudrée sur le pavé ; de misère laborieuse et rangée, de misère bornée. C’est curieux comme les pauvres gens empêchent leur progéniture de s’adonner aux arts ou à la littérature. « Je n’ai pas envie que tu passes ta vie à crever de faim » disent ces parents prévenants ; comme si eux regorgeaient de richesses ; et pourquoi passent-ils, eux aussi, leur vie en crève-la-faim ? Pour blanchir des murs ou déplacer des pavés ; comme si de crever de faim en peignant des tableaux ça pouvait les déshonorer ; mais au moins ils sont utiles à la société, disent-ils. Ils ne vivent pas sur son dos. Sacrés farceurs d’optimistes impénitents. La société les laisse crever de faim à gâcher du plâtre pour ses tours et ses halls luxueux et eux ils ne veulent pas vivre sur son dos. Ils préfèrent la transformer et pour cela ils sont tous plus ou moins communistes. La seule chose qu’ils pourront jamais mettre en commun c’est leur naïveté et leur rage impuissante de perfection égalitaire. Passons, passons sur la concierge. La charcutière aussi n’aimerait pas beaucoup que son fils s’adonnât à la peinture ; mais elle, ça se comprend : elle a tant de tranches de jambon à conserver, tant d’argent volé à défendre honnêtement. Quelle peu bien être la spiritualité d’une charcutière ? Quand je pense qu’elle va certainement s’acheter le dernier prix Goncourt… si elle ne l’a pas déjà lu ! Comment écrire quelque chose de valable et susceptible de plaire en même temps aux charcutières et aux concierges, aux académiciens et aux polytechniciens, aux croque-morts et aux adolescents, aux imbéciles du XVIème et aux sous-alimentés du XIXème ? C’est le problème de la quadrature du cercle.
J’ai rencontré Monique chez mon marchand de tabac. Elle venait me rendre visite et elle était en train de m’acheter un paquet de cigarettes. Elle me connaît bien, Monique : elle sait que je reste enfermé des semaines dans ma baraque pour ne pas avoir à passer devant la concierge ou la charcutière. J’ai fait quelques emplettes en sa compagnie, de quoi manger tous deux, et je l’ai invitée à partager mon repas. Elle se débrouille correctement, à présent, avec ses cours de danse. Pour boucler son budget, elle travaille deux jours par semaine comme vendeuse extra dans un magasin de confection. « J’y fais une véritable étude de l’humanité, sous le double plan moral et physique. » Nous avons causé de choses et d’autres. Elle a elle aussi ses problèmes, Monique : vingt-deux ans et trop seule ; vingt-deux ans et pas l’ombre d’un flirt, d’une amourette, d’une compagnie ; vingt-deux ans et pas l’ombre d’un contrat. « À trente, je serai fichue en tant que danseuse et il ne me reste que huit ans pour réussir. Je joue une course contre la montre. Ce n’est pas comme toi qui as toute ta vie pour écrire. » C’est justement là le problème : j’ai toute ma vie pour la gâcher. Je ne lui ai pas demandé si elle avait des nouvelles du Docteur : elle ne le fréquente guère et me reproche de lui avoir fait faire sa connaissance. Elle ne l’aime pas beaucoup et le méprise un peu pour sa saleté et sa paresse, son manque de volonté. Elle doit sans doute ignorer sa mutilation, sinon elle le jugerait autrement. Quelques cigarettes, une tasse de café, de nombreux soupirs et de longs silences ont meublé notre conversation. Ce qu’il y a de bien avec Monique, c’est que je la comprends d’un regard. Son visage est habituellement glacé ou enthousiaste, mais jamais atone, alors que ses pensées sont d’un calme et d’une mesure antiques. Je regarde son visage et je monte d’un cran sa sévérité ou je descends d’un cran sa chaleur et j’ai sa pensée juste. Elle est née pour le théâtre. C’est une tragédienne, une vraie, celle qui nous fait vivre la tragédie sans mélodrame, simplement à force de noblesse et de simplicité dans l’attitude. D’ailleurs, tard venue à la danse, elle a peu de technique, mais c’est une grande danseuse parce qu’elle exprime ce qu’elle ressent, parce qu’elle ressent ce qu’elle exprime ; rien à voir avec ces petits toutous emplumés et enrubannés qui font mécaniquement leur petit tour sur scène, avec le sourire figé de la bêtise conventionnelle et classique du ballet pour vieux beaux.
Monique m’a quitté pour aller se préparer à passer une excellente soirée. Elle ira voir « Hamlet » ce soir. Quand elle est partie, j’ai recommencé d’arpenter la pièce, comme devait faire Hamlet, cet autre psychasthénique aux prises avec le drame. Hamlet, c’est Shakespeare devenu cornélien. Hamlet se torturait la conscience pour un trône et pour l’honneur d’un roi. Moi, je clapote dans mes petites vagues pour la misère d’une existence entre toutes ; et pour me justifier de clapoter ainsi, je gonfle démesurément, et souvent à mon insu, l’intérêt de cette médiocre existence. Je suis l’âne de Buridan et je joue Hamlet. Je suis un Hamlet d’asile d’aliénés.
Denise est rentrée de son travail et m’a trouvé dans un suprême dégoût du siècle et de la vie. À ses questions j’ai répondu que le noir lui allait très bien. Comme elle ne portait pas le moindre carré de noir sur elle, j’au dû lui expliquer que je l’imaginais très bien en veuve. Elle m’a traité d’imbécile. C’est plutôt de radoteur et d’hypocrite qu’elle aurait dû me traiter. Elle m’a parlé de mon recueil de vers, s’inquiétant des droits éventuels de l’éditeur en cas de nouvelle édition. Je l’ai envoyée dinguer. Je n’ai plus aucune confiance en moi. Je me raccrochais jusqu’à présent à l’idée d’un pauvre talent littéraire. Je vis d’ailleurs uniquement à cause de cette idée, de ce faible espoir. Parfois, et ça m’arrive justement ce soir, quand j’en viens à douter même de l’existence en moi de ce petit résidu de faculté, tout est fichu, et je sombre dans la plus noire et la plus farouche mélancolie rageuse et désespérée. Si ce pauvre talent ne veut pas s’éclore un jour prochain, pauvre reste d’un grand rêve, d’un rêve de grandeur et de génie, alors que m’importe la vie puisque je ne suis capable de rien d’autre, de RIEN ! Le monde me fait si peur qu’il me faut le saisir à pleins bras pour supporter son existence ; le saisir à pleins bras et l’étreindre d’un coup, d’un fameux coup de génie, pour ne pas avoir à y entrer et à m’y faufiler péniblement. J’ai beau fermer ma porte en une quarantaine de désespoir, il m’attend derrière, il se presse autour de la baraque. Il attend ma chair fraîche et mon âme de vieillard peureux et maladif. Quand il m’absorbera, il me tuera. Je peux me jeter la pierre, c’est facile. Je peux me traiter de tous les noms, c’est légitime et c’est facile ; mais si je reste là, lâchement enfermé dans ma propre cellule, c’est pour reculer un peu l’échéance ; et quelque chose me dit que je raterai de toutes façons mon suicide, oui, même mon suicide, même mon coup de grande liberté. À force d’hésiter à me faire cet ultime plaisir en cachette et en homme bien élevé, en gentleman soucieux d’éviter le scandale et les méfaits de la publicité, je finirai sous une rame de métro ou sous les roues d’un camion. On parlera de surmenage, ou d’accident, ou de distraction ; mais avant de mourir, mon ultime pensée sera une pensée de haine pour mon siècle. Je dirai merde au siècle qui m’a vu naître, pour sa bêtise, sa fatuité, son idée de progrès et sa démocratie merdeuse d’entrailles purulentes étalées au grand jour ; pour son abrutissement d’animal repu et de mécanique gorgée de travail et de chaleur. Je dirai merde à ces hommes qui m’auront obligé, moi, à vivre de près avec ces cerveaux creux aux allures provocantes que sont les spécialistes et les techniciens du soit disant progrès ; et merde encore à la démocratie, cette putain de bordel, ivre d’égalité à force d’avoir tout essayé, tout enfanté, hormis l’honneur et la noblesse d’âme.
31 Décembre
Je hais cette date où l’on fait des comptes, où l’on dresse le bilan d’une année généralement perdue, où rien ne s’est passé, désespérément rien. Moi je l’ai utilisée à me creuser une tombe où j’entre un peu plus chaque jour. J’en arrive sottement jusqu’à compulser les horoscopes des quotidiens populaires pour savoir si quelque astre pourra bien m’en faire sortir. Autant compulser le marché du travail ! J’y trouverais plus sûrement mon compte. Je brûle des lettres, des factures, des photographies. Je brûle allègrement les mesquineries d’une mesquine vie. J’y suis toujours, en vie. C’est donc que je garde encore au fond du cœur, enfoui au tréfonds de moi-même, à mon insu, un misérable quelconque espoir ; ou une curiosité tragique et invincible. Je brûle mon agenda vierge et ridicule où personne, pas même la mort, ne s’est donné un rendez-vous. Je brûle des papiers, des mauvais vers que j’espérais pouvoir redresser un jour, avant la fin de l’année ; de mauvais vers qui s’en sont allés, boiteux, en se tordant dans la flamme. Pourquoi ne pas brûler en même temps ce journal maudit ? Pourquoi ne pas profiter du foyer pour détruire aussi ces pages d’hôpital de vaudeville ? N’ai-je pas assez rempli cette coupe de l’expérience couchée par écrit ? Parce que j’ai trop le sentiment d’avoir écrit jusqu’ici les lignes les plus justes, les plus sincères ; peut-être pas les meilleures, les plus belles, mais les plus sincères : « Mon cœur mis à nu ». On ne brûle pas une confession. On évite de l’écrire, mais on ne la brûle pas. On ne détruit pas ses propres soupirs.
J’ai hâte de revoir Laurent, ce soir. Peut-être nous chantera-t-il les premières mesures de son fameux opéra. En attendant, il nous fera bien rire, c’est certain. Il est toujours gai devant un bon rôti, Laurent ; et Denise m’a promis qu’elle en ferait un fameux. Il y aura Monique, naturellement. J’espère que le Docteur ne manquera pas non plus à l’appel. Bizarre qu’il ne m’ait plus donné signe de vie depuis si longtemps. Bizarre, le Docteur. En somme, il fait exactement comme moi : il se met au vert de son cabinet pendant plusieurs semaines, parfois plusieurs mois, et reparaît ensuite brusquement comme si de rien n’était. Il réintègre l’atmosphère et la société comme s’il venait à peine de les quitter et s’étonne, ou s’indigne, des interrogations. J’espère qu’il ne sera pas parti au Groenland, comme il a fait une fois. On le cherchait partout, mais lui s’en était allé au Groenland sans même en avertir sa concierge. Certains le croyaient mort. Un beau jour, il est revenu souriant parmi ses amis et connaissances, l’air étonné de nous voir étonnés. Ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’il voulut bien me confier où il était allé et pourquoi : il voulait savoir si l’on peut mourir de froid et de solitude. Sacré Docteur ! Après tout, peut-être est-il parti cette fois au cœur du centre de l’Afrique… Il s’y entend très bien dans la technique du passager clandestin et serait capable de faire le tour du monde sans qu’aucune autorité nationale ou internationale ne s’aperçoive de ses pérégrinations. Il doit tenir cela d’une curieuse aventure du temps de sa jeunesse dorée : il était allé passer ses vacances en Égypte et, au retour, s’était embarqué sur un petit cargo anglais, un « tramp », lequel cargo avait, pour de prosaïques raisons financières, tellement changé de caps en cours de route que le pauvre Docteur, après plus de deux mois passés en mer, s’était retrouvé sur les lointains rivages du Brésil.
Le réveillon s’est bien passé : bien bu, bien mangé, bien ri et bien ennuyés. Le Docteur n’est pas venu et nous étions tous très inquiets. Je n’avais jamais vu Monique éméchée : elle a le vin triste, avec de brusques explosions de joie effrénée. Il y a du sang slave chez elle, c’est indubitable. Laurent a apprécié le rôti de Denise. Il fallait s’y attendre. Quant à moi, j’ai fait le zèbre toute la soirée et une bonne partie du matin. À minuit nous nous sommes sucé la poire avec frénésie. Depuis longtemps je n’avais autant ri. Triste augure de commencer ainsi l’année. Vers les quatre heures du matin, histoire de nous dégourdir les jambes et de respirer un peu d’air frais, nous sommes allés à pieds chez le Docteur, pour le surprendre et lui souhaiter la bonne année. Nous avons fait un chahut du diable, réveillé la plupart des autres locataires. Nous nous sommes fait enguirlander sur pas mal de tons, mais avons cependant trouvé porte opiniâtrement close. Décidément, le Docteur a dû partir pour de bon au Groenland ; à moins qu’il ne soit allé retrouver le docteur Schweitzer. Il en parle tout le temps : ça nous a rendus très tristes de ne pas avoir trouvé le Docteur. On s’en est reparti se coucher chacun chez soi. J’ai certainement dû faire un gosse à Denise. Au moins j’aurai fait déjà quelque chose cette nouvelle année.
1er Janvier
Le physique est au diapason du mental. Une douleur aiguë dans la tête ne me lâche pas depuis mon réveil, c’est-à-dire depuis trois heures de l’après-midi. Denise, elle aussi, est plutôt mal en point. Quelque chose me dit qu’on ne va pas tarder à s’attraper tous les deux ; quand l’un des deux n’en pourra plus d’avoir la bouche pâteuse. Il faut sérieusement que je m’inquiète aujourd’hui de ce qu’a pu devenir le Docteur. Denise ne croit pas beaucoup à la fugue. Elle se moque de moi et prétend qu’il a simplement dû aller réveillonner chez d’autres amis, ou bien auprès d’une poule de sa façon. Elle a peut-être raison. Dans le fond, il est bien libre d’aller se pendre où bon lui semble. Je ne suis pas sa nourrice et il est au moins deux bonnes fois majeur.
Nous avons eu la malencontreuse idée de sortir. La crasse humaine fêtait bruyamment dans les rues sa joie d’existence. Des jeunes braillards et bestiaux déambulaient grotesquement et arrêtaient chaque fille pour l’embrasser. Pendant que j’achetais un paquet de cigarettes dans un café, trois de ces voyous stupides s’étaient approchés de Denise, la cernaient et l’embrassaient de force malgré ses cris et ses gestes de dénégation. J’ai vu rouge ; une rage contenue longtemps a décuplé mes forces ; j’ai asséné une manchette au premier, une bourrade au second, et un coup de poing au troisième qui est allé s’affaler contre un banc public. Denise était sidérée. Les autres, malgré leur taille et leur nombre, n’osaient guère bouger. Je devais avoir la petite flamme du meurtre dans les yeux. Ils sont partis en maugréant et en me traitant de bourgeois. J’ai longtemps suivi des yeux leurs silhouettes penaudes et rancunières. Les gens souriaient et devaient, bien sûr, leur donner raison. La canaille sait s’entraider. Nous avons poursuivi notre route. Je marchais rapidement, à pas saccadés, marmonnant ou plutôt crachant à voix basse les pires imprécations, toute mon indignation. Denise a eu du mal à me calmer. Nous sommes vite rentrés. Le cœur n’y était plus. Ce soir-là, j’ai fait tout bas des prières pour qu’un dictateur effrayant fasse de Paris un immense bain de sang. La ville des lumières est devenue la Rome du Bas Empire. Périssent les esclaves ! Il en restera bien toujours assez pour déclasser l’humanité. Telles étaient mes pauvres pensées à cause de quelques âmes vulgaires rencontrées sur ma route.
2 Janvier
Si je compte bien, il me reste encore neuf jours à réfléchir sur ce que sera ma vie ; jusqu’à la prochaine fois ; neuf jours à cultiver amoureusement ma maladie, à me torturer, me presser, pour en sortir un faible liquide jaunâtre : la bile que je porte en moi. Le 12 Janvier, j’en aurai fini. J’éprouve beaucoup de satisfaction à cette pensée : quoi qu’il en sera le 12 Janvier, j’en aurai fini. À moi alors la vie, l’épaisse vie, dense et charnelle, où chaque minute compte, a un sens, un destin, une justification : Moïse sortant du désert et s’élançant à la bataille, se retroussant les manches et bâtissant son édifice. J’ai envie de bâtir ma propre cathédrale ; mais je dois pour cela bien supputer mes forces et mes désirs. Si je la veux trop grande, mes forces me trahiront. Si je la conçois trop chétive, je me révolterai tôt ou tard contre la médiocrité de mon propre désir et le laisserai choir et tomber en poussière. C’est ça le plus difficile : se mesurer soi-même avant de partir à la conquête du monde, quand l’intelligence vient brouiller les cartes, quand on n’est pas une obscure force de la nature, un ouragan impétueux qui n’a pas besoin de métaphysique pour renverser sur son passage les barrières et les obstacles ; qui invoque au contraire barrières et obstacles pour mieux jouir de sa force, pour la manifester, l’étaler au grand jour. Chez un être sensible jusqu’à sentir ses faibles cordes vibrer au moindre souffle, le temps passé dans le désert c’est la vie ou la mort, l’échec ou le succès complet, le fléau délicat d’une balance légère : un petit oubli, un décalage imperceptiblement infidèle à sa propre nature, et la catastrophe l’attend dans chacune de ses entreprises. Les petites natures ont besoin d’un très long séjour en observation. La mort spirituelle et physique les guettera à chaque pas. Jeune imprudent qui ai besoin d’aventure et de vie, je brûle de quitter l’atelier où je me suis volontairement enfermé pour me construire. Je brûle de m’élancer, même si la cuirasse est mal agencée, si les coutures ne sont point achevées. Je dois demeurer calme et serein : je dois sortir parachevé sous peine de devoir très vite réintégrer la cellule de réparation solitaire. Je suis un fin voilier qui est si fragile, si fragile, que le moindre cordage déplacé risque de le faire sombrer. Je suis un fin voilier fragile qui passera son temps en cale sèche, désireux de connaître les océans profonds, condamné à faire de temps en temps un petit tour dans le port fétide pour vérifier sa fragilité. Le 12 Janvier, je sortirai d’ici, de moi. Pour combien de temps ? Cela dépendra de ces neuf derniers jours, de ces neuf malheureux derniers jours, les plus pénibles, les plus désespérants. Je dois prendre mon mal en patience. IL LE FAUT.
Il faut me préparer à ces terribles épreuves et à ces immenses monotonies qui constituent une vie, une humble vie ; à cette joie sans cesse remise en question par les forces du désespoir et de la mort. Entre ces quatre murs suintant de misère et de précarité s’élabore l’étrange alchimie qui fera de moi un être complet et disponible ; disponible pour la prochaine hécatombe, la prochaine guerre peut-être ; disponible sans doute pour de faibles cris de bonheur timide et de souffrance anonyme ; disponible à coup sûr pour autrui. Puis-je servir à soulager autrui ? Puissé-je ne jamais servir à l’empoisonner, comme je m’empoisonne moi-même en voulant être complet, c’est-à-dire en me voulant disponible pour autrui !
Il y a tant à faire quand les forces sont faibles. Il y a tant de victoires à gagner sur soi-même et tant de défaites à ne pas laisser se transformer en débâcles. Dehors est la vie, dehors sont les problèmes. Dehors est le salut.
On a frappé à la porte. Denise a quitté ses fusains pour aller ouvrir. C’était Laurent. Il était pâle, et un peu excité, mystérieux. Il s’est assis lourdement, en reniflant et en se passant la main sur la figure, comme quelqu’un d’épuisé. Il nous a dit à voix basse : « Savez-vous ce qui est arrivé ? Le Docteur… Le Docteur, il est mort. Il s’est pendu dans son cabinet. D’après le médecin, la mort remonterait à une semaine… » Denise me regardait. Je crois bien que j’avais du mal à ne pas pleurer.
3 Janvier
…
LETTRE D’UN ÉCRIVAIN À L’AUTEUR DE CE JOURNAL
Paris, le… Février 1965
Cher Monsieur,
J’ai bien reçu votre manuscrit et je suis heureux de constater ainsi que vous ne vous êtes pas suicidé. Puisque vous me demandez instamment de vous dire vraiment ce que j’en pense, autant vous satisfaire : je n’aime pas beaucoup ce ton de gosse pleurnicheur à qui on a refusé de donner un jouet. Tout au long de votre livre, on a l’impression que vous vous moquez trop d’un peu tout le monde. Personnellement, et sans être psychiatre, je pense que sortir un peu de votre chambre et apprendre à vous conduire en homme ne vous ferait pas du mal. Vous pourriez ensuite écrire, si cela vous chante toujours, quelque chose de nettement plus substantiel et de plus courageux. À vous entendre on dirait que vous vous prenez tout bonnement pour un génie méconnu. Que diable ! Un peu plus de modestie… et n’ayez donc pas autant peur de souffrir. C’est peut-être désirable d’obtenir des omelettes sans daigner casser des œufs, mais avouez que ce serait un tantinet trop facile, et assez injuste, en dépit de vos nombreuses allégations incohérentes ; incohérentes à dessein entre nous… ou alors allez vous faire soigner. En somme, personne ne vous prendrait au sérieux. C’est pour cette raison que je ne pense pas devoir vous accorder mes applaudissements. Ce petit chantage du genre : rendez-moi célèbre misérables ou je me tue, n’intéresse plus beaucoup personne.
J’ai été sans doute trop dur, Cher Monsieur, mais après tout c’est vous qui m’y avez invité. Je vous prie cependant de croire à ma sympathie et d’agréer l’expression de mes sentiments distingués.
RÉPONSE DE L’AUTEUR
Paris, le 5 Février 1965
Monsieur,
Votre lettre, que j’ai trouvée fort édifiante, me porte à penser que mon livre est un peu plus inutile que je ne le croyais : non, je ne me suis pas suicidé. Un jour, peut-être, las de traîner mes béquilles, irai-je jusqu’à vous satisfaire ; mais, par contre, je ne détruirai jamais mon « De miel et de fiel », quand même une immense foule de gens bien portants de votre espèce me démontreraient qu’il est non seulement inutile mais nuisible. Le monde est fait, d’une part, d’êtres satisfaits d’eux-mêmes, optimistes et pleins de santé, d’autre part de pauvres types à qui il manquera toujours quelque chose : du pain pour manger, ou un bras pour travailler, ou une jambe pour courir, ou simplement une case pour être satisfaits de leur pain, de leur travail, et de leurs courses à travers la vie. Le monde est fait de cochons à l’engrais et d’invalides. Peut-être est-il vrai que JE ME PRENDS pour un invalide ; de même qu’il se peut que vous vous preniez vous-même pour un individu parfaitement normal et heureux de l’être, alors qu’il vous manquerait quelque chose… Quoi qu’il en soit, je vous remercie pour votre honnêteté et votre franchise : je ne pouvais pas vous plaire car pour vous je suis laid, comme l’est, sans doute, l’unijambiste ou le manchot.
La paix et la sérénité intérieures vous apparaissent bien sûr comme des jouets, à vous qui n’avez apparemment aucun problème intérieur. Permettez-moi d’émettre cette hypothèse que les enfants de l’âge adulte ont d’autres désirs : une breloque honorifique sur la poitrine, des espèces sonnantes et trébuchantes, ou bien simplement un smoking, cela suffit pour les amuser. C’est là la vraie façon de se moquer du monde : le prendre pour un père Noël ou un papa gâteau. Quant aux véritables enfants, ceux qui ont gardé une dose suffisante de naïveté et de fraîcheur d’âme, ils n’ont pas besoin de ce père Noël pour devenir des hommes. Il leur suffit d’avoir de l’imagination et de savoir rêver. Je n’ai pas peur de souffrir, Monsieur, j’ai seulement peur de ne pas avoir le temps de rêver tout mon saoul aux souffrances des autres à cause de mes propres souffrances ; d’en rêver pour y sympathiser. Si vous n’avez pas apprécié mon journal, c’est, je le répète, parce que vous êtes florissant de santé et que vous avez très peu d’imagination. Il est très difficile pour un riche de s’imaginer ce qu’est la pauvreté, a dit à peu près Péguy ; pensée éminemment profonde. Vous avouez ne pas être psychiatre. Quiconque a l’habitude de se pencher sur les souffrances morales d’autrui est par là-même un psychiatre. Ce mot est synonyme de charité. Vous m’avez fait l’injure de croire que je n’étais que fiel. Puisse la postérité, cette justice des géants et des siècles, oublier de goûter au goût fade et stérile de votre miel.
Je vous prie de croire, Monsieur, à toute ma logique antipathie ; ce qui me permettra sans rougir de ne pas vous saluer.