Discipliner le corps social, c’est sans doute nécessaire ; mais utiliser ensuite cette discipline à des fins de puissance, là il ne faut plus marcher et il est temps alors de se débarrasser des leaders.

De tout temps et en tout lieu, il y a, il y a eu et il y aura des hommes qui ne peuvent pas rester en place une minute et qui veulent absolument être suivis d’une cohorte obéissante dans leurs nombreux déplacements. Grands actifs, énergiques, courageux, débordant de vitalité, mais médiocrement doués de véritable intelligence et complètement dénués de sagesse et de modestie, ils veulent sans cesse réformer le monde où ils évoluent, le modeler à leur image, en faire leur chose, leur œuvre, leur petit, leur esclave. Ils affectent très souvent des abords graves, volontiers soucieux ; ils répètent volontiers qu’ils ont des responsabilités écrasantes, qu’ils ont charge d’âmes. Ils commandent, ils rudoient, ils mutilent et, pour justifier leur comportement, ils déclarent, et leurs admirateurs font écho, que, s’ils sont si durs avec autrui, c’est parce qu’ils sont durs avec eux-mêmes. On les appelle les leaders. Ce sont les ferments des catastrophes humaines, des plus petites, telles les scènes de ménage, aux plus grandes, telles les guerres mondiales. Leurs plus grands ennemis ce sont les penseurs : un penseur, cela ne fait que penser ; cela reste accroupi sur ses talons des journées entières, à regarder passer les bêtes et les hommes et la poussière dans le soleil. Allez donc faire marcher un penseur ! Et même si cela marche, c’est embêtant : cela ne cesse de critiquer, de tout remettre en question, de donner des conseils, d’entretenir le mauvais exemple… Et dans le fond mieux vaut s’en débarrasser ; et la meilleure façon de le faire, c’est sans aucun doute de le rendre ridicule. Braves gens ! Quand vous entendrez un homme se moquer des penseurs, méfiez-vous ! C’est que vous aurez affaire à un leader ou bien à un de ses lieutenants.

En un premier temps, ces bougres, ils sont utiles : ils mettent un peu d’ordre, font un peu de ménage ; car il faut dire que les hommes sont passablement désordonnés et brouillons. Jusque là, jusqu’au ménage, ils sont utiles ; mais après… Hélas ! Après, quand la discipline a été instaurée parmi la troupe, apparaît alors la véritable nature des leaders. Ils jettent bas le masque et leur visage est horrible ; mais après, il est trop tard : les admirateurs du début sont devenus de cruels janissaires et le troupeau passif est devenu un troupeau servile, un troupeau de bons à tout faire et notamment à s’attaquer aux autres troupeaux, pour la gloire du leader, pour la satisfaction de son désir de puissance.

Fourier n’était pas si sot qui pensait que la société doit savoir utiliser les défauts aussi bien que les qualités des hommes. Le défaut du leader, son petit péché mignon, c’est la démangeaison de l’organisation. Eh bien ! Sachons donc utiliser ce brave homme, laissons-le organiser, pour le bien de tous, mais après… débarrassons-nous en, comme l’abeille se défait du bourdon. Soyons ingrats allègrement, plutôt que de faire les frais d’une lubie de ménage perpétuel qui s’est emparée du cerveau d’un homme parmi nous. Si vraiment, dès demain, toutes les sociétés, des plus petites au plus grandes, se mettaient à pratiquer sévèrement ce genre d’ingratitude, la liste des candidats au leadership diminuerait sensiblement dans tous les domaines et les blessures morales et physiques que les hommes s’infligent ne seraient plus que des accidents.