Être certain qu’il n’y a aucune certitude, c’est encore en avoir une ; mais comment ne pas sentir que cette certitude-là participe déjà de l’irréel ? Le réel humain est une patiente construction de raisonnements et d’actions factices mais nécessaires, ridicules mais vitaux. Lorsque l’intelligence d’un homme est assez aigüe pour ne pas se satisfaire de cet échafaudage, alors ces certitudes s’effacent pour laisser place à celle de l’irréel ; alors cet homme n’a plus aucune chance de subsister en bonne santé sinon en canalisant sa haute inspiration dans les régions les moins basses du genre humain : celles de l’art et de la métaphysique qui, malgré les prétentions des scientifiques et des raisonneurs, demeurent les seules entreprises qui distinguent par essence les hommes d’avec les bêtes. Quand un brave homme abandonne soudainement sa tâche pour pratiquer pendant quelques heures un art, il sort ainsi du physique humain comme sous l’effet d’une drogue. Heureux s’il n’éprouve aucun malaise en sortant de son rêve ; mais qu’il se méfie : l’art et la métaphysique sont grands destructeurs d’homo sapiens. Le bon sens populaire, d’ailleurs, met en garde à juste titre : « Ne pense pas trop, travaille au lieu de peindre sans arrêt, au lieu de te demander sans cesse si Dieu existe pense plutôt à l’existence de ton estomac qu’il faut remplir. » Le jeune garçon qui déclare à ses parents qu’il désire s’y consacrer est un peu une malédiction familiale. Autant dire à son père : « Papa, le seul métier que j’aime, c’est celui de fumeur d’opium. » Peut-on allier le métier à l’opium ? Peut-on simultanément agir et rêver ? Peut-on concilier toutes les certitudes de l’univers humain avec celle, surhumaine, selon laquelle il n’y a aucune certitude ? L’artiste et le métaphysicien sont des fous rangés. Qu’ils abandonnent un seul moment leur passion inhumaine et leur existence est remise en question. Quand on a le malheur d’avoir, en naissant, le goût morbide de la drogue, on ne peut pas s’en défaire. Mieux vaut ne jamais dessouler. L’art et la métaphysique sont, dans cette forteresse du réel construite par les hommes, une sorte de maison de repos pour demi-aliénés récupérables et utiles au quart d’heure de folie des hommes bien portants. Au-delà, c’est le cabanon.