Les morts sans lendemain ne font jamais souffrir que quelques descendants à la mémoire tenace. On les oublie si vite dans la trame vivante des soucis quotidiens et dans la projection du bonheur de demain ; mais ceux qui sont morts en laissant un peu d’eux-mêmes à la renommée historique ne manquent pas généralement d’empoisonner les jours de leur infortunée progéniture, surtout quand ils ne leur laissent pas d’argent et de puissance bien établie. D’abord, ils gênent par le problème de la vocation. Ils donnent un tour terrible au problème de la vocation, déjà épineux sans cela pour une âme tant soit peu complexe : si je suis petit-fils d’un grand peintre, dois-je ou non me consacrer particulièrement à la peinture ? Le talent a-t-il quelque chance d’être héréditaire ? On peut déjà perdre pas mal de temps avec de telles questions. Puis il y a le ton que prend la renommée elle-même : si le mort est publiquement consacré infâme, que va-t-il arriver ? Imaginons un peu ce que doit être le tourment d’un homme qui entend dire partout que son grand-père était un beau coquin, un parfait scélérat, ou tout simplement un fieffé imbécile ! Car, étrangement, l’imbécillité risque parfois de passer dans la postérité. Il y a les morts fameux qui ont un nom un peu lourd à porter, un nom qui étouffe, qui vous fait douter du sens de votre destinée, du moindre de vos pas. Il y a enfin les morts discutés qui ajoutent au tourment de la honte le tourment de l’orgueil qui doit encore davantage se justifier.

Pour un homme né anonyme, né du néant historique pour ainsi dire, il est peut-être difficile de se faire un nom. N’est-il pas déjà difficile et souvent cruel d’avoir à subsister et à gagner le pain du futur mort sans lendemain ? Mais pour un homme né dans l’Histoire, cela risque de devenir inhumain de vivre parmi les hommes. S’il naît ambitieux, il est gêné, entravé, déséquilibré dans sa « propre » ambition. S’il naît doux et timide, et sage comme un paisible berger, il ne peut pas ne pas changer, il ne peut pas ignorer bien longtemps le sentiment cuisant de l’ambition ; et il n’est plus ni gêné, ni entravé, ni déséquilibré, il est forcé dans son ambition. Son ambition le presse aux entournures, elle lui est un devoir qu’il n’a pas inventé, elle lui est un pensum, une tare, un vice héréditaire qu’il faut porter de gré ou de force : de gré, ce n’est pas une ambition comme les autres ; de force, ce n’est plus une ambition, c’est un devoir sacré.

Il faut être bien veule, bien crasseux, pour profiter de l’argent et de la puissance laissés par un ancêtre célèbre sans s’occuper un tant soit peu de la métaphysique de la célébrité ; ou bien sage… Mais il faut être bien mal constitué mentalement pour devoir gagner sa vie avec un nom prédestiné sans pour autant s’en inquiéter. Un nom célèbre, c’est un peu comme une immense toge que tout le monde vous reproche de porter, que tout le monde vous reprocherait de jeter et dont personne ne comprendra que vous y avez péri étouffé.