On peut se demander comment les philosophes politiques, les historiens et les opinions publiques ont souvent pu s’imaginer que les relations internationales puissent être commandées par d’autres critères que l’efficacité et la recherche inlassable par les États des meilleurs moyens propres à assurer leur survie et leur suprématie. Parce que, depuis quelques temps, les grandes puissances prennent les virages les plus accusés sans aucune gêne apparente et sans éprouver le besoin de justifier aux yeux de leurs citoyens et du concert des nations le bien-fondé de leurs traîtrises, nombreux sont les commentateurs qui soutiennent que la vie politique est de nouveau entrée dans une période de brutalité et de primitivisme où tous les coups seraient permis et où la morale n’imprégnerait décidément plus les nécessités et les vicissitudes de la guerre et de la paix. Ce que ces commentateurs feignent d’ignorer, c’est qu’en fait, aucun principe moral n’a jamais dicté aucune décision politique, que le droit international ou toute autre éthique n’ont jamais été que des manteaux commodes de la politique et que tout essai de tirer la conduite politique d’une nation d’une série de normes pacifiques et charitables se termine toujours par un échec ou par une catastrophe nationale. Par contre, et c’est probablement ce qui prête à confusion, une politique importante et de longue haleine peut avoir intérêt à secréter à son usage quelques principes moraux aptes à soulever les énergies et à imposer le respect aux… moralistes. C’est sous cet angle qu’il faut notamment considérer :
- au Moyen-Âge, les efforts des légistes des princes de l’Île-de-France aux prises avec leurs rêves d’une royale France ;
- au XIXe siècle, le fameux principe des nationalités qui, quoi qu’on en ait dit, ne procédait pas d’un autre ordre de préoccupations ;
- au sortir du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale, les propagandes idéologiques des Américains et des Russes qui, dans leurs entreprises rivales d’hégémonie mondiale, ont cru bon, étant donné le traumatisme des peuples de l’univers produit par le nazisme, d’habiller leurs conquêtes de palinodies bien connues et dont on ne saura peut-être jamais si elles étaient destinées avant tout à la consommation intérieure ou à l’anesthésie des pays sous-développés.

Naturellement, de tels principes, forteresses statiques ayant pour rôle d’assurer les arrières d’une dynamique, finissent un jour par se démoder, telles les arabesques qui ornaient jadis les épées qui tuaient et dont la capacité de tuer n’eut pas été inférieure si elles avaient été ornées de dessins géométriques ou dépourvues de tout ornement. Alors on change de principes moraux ou l’on décide tout simplement de se passer de tels principes. Nul n’est besoin en tout cas de s’alarmer quand un Metternich ou un Kissinger arrive au pouvoir. Mieux vaut se souvenir, par exemple, que l’accès des Russes à la Méditerranée a constitué le rêve constant et l’entreprise essentielle d’êtres aussi différents que Catherine II et Staline. Mieux vaut se replonger dans les écrits de Machiavel où est dite la vérité toute nue et où sont énumérés les moyens de l’enjoliver. Il est des siècles, sans doute, un peu moins artistiques que d’autres : là est l’humble différence entre les volte-face impudentes des grands d’aujourd’hui et les obstinations morales de ceux qui n’avaient pas de tournant à prendre ou qui, en ayant un, avaient oublié de le prendre.

Un tel débat pourrait n’être que théorique s’il ne comportait pas pour l’Europe de graves conséquences. La morale et la politique n’ont jamais fait bon ménage, à l’exception des rares moments où la morale a accepté d’être la servante de la politique ; ce qui ne veut pas dire que les nations ne doivent pas avoir d’éthique puisqu’il est au moins un élément moral qui leur est indispensable et qui s’appelle le courage. Or, pour réaliser ce qui leur tient certainement à cœur, à savoir l’avènement d’une Europe puissante, unie et prospère, les patriotes européens peuvent, pour l’instant, choisir entre deux voies différentes : l’une qui consiste à considérer que seule une Europe étroitement alliée aux Etats-Unis d’Amérique est viable, l’autre qui ne peut voir d’Europe viable que celle qui marquera sa différence par rapport aux Etats-Unis d’Amérique. Il est indubitable que, parmi les tenants de l’une et de l’autre de ces deux conceptions aussi contradictoires, certains font une exacte appréciation des réalités tandis que d’autres se fourvoient, commettant ainsi une erreur d’appréciation ; mais, si l’on se tourne à présent uniquement vers ceux qui pensent sincèrement que l’Europe, pour être puissante, unie et prospère, doit nécessairement s’inscrire en faux contre les désirs et les visées du peuple américain, on demeure alors consternés de voir combien, parmi eux, se refusent à cette éventualité au nom du principe de la fidélité aux alliances : nous ne pouvons pas faire cela aux Américains, disent-ils ; ce serait de l’ingratitude.

Y aurait-il donc au-dessus des nations un principe moral supérieur qui veuille perpétuer l’asservissement de celles qui sont asservies ? Le cynisme que l’on reproche à la Realpolitik de Clausewitz, qui a pourtant été la politique de tous les jours et de tout le monde depuis que le monde a vu le jour, cette renommée soudaine de celui qui a osé prétendre que la paix n’était que la continuation de la guerre sous d’autres formes ne seraient-ils pas la marque d’un manque de courage devant l’immensité des tâches à accomplir pour seulement continuer à vivre ? Auquel cas, il serait sans doute nécessaire d’enrober l’âpre réalité du manteau d’une éthique nouvelle. Pourquoi ne pas essayer cette maxime : l’Europe aux Européens ?

Les Etats-Unis d’Amérique, après avoir si longtemps entretenu l’anticommunisme dans leur sphère d’influence, ont fini par tendre la main au Kremlin et renouer avec Pékin. Les Russes, après avoir honni et fait honnir l’abominable mentalité de Wall-Street, ont fini par prendre des leçons de capitalisme. Le Japon, après avoir été l’ami inconditionnel d’un seul, est devenu l’ami de tout le monde. La Chine, qui était demeurée le dernier champion de la puissance auréolée du prestige de la justice, a pris coup sur coup trois virages en épingle à cheveux : elle a vitupéré son ancien bienfaiteur, s’est raccommodée avec son pire ennemi et, pour finir, a déclaré hautement à ses anciens compagnons que, pour sortir de la misère et de l’état de spolié, rien ne valait mieux que compter sur soi-même. Pourquoi l’Europe devrait-elle donc s’embarrasser davantage et avoir honte de vouloir être elle-même ? Ne s’aperçoit-elle pas que, lorsque l’étranger lui reproche son réalisme, c’est par calcul ? Les plus grandes leçons de morale viennent souvent des fourbes et, si n’importe quelle fin ne justifie pas tous les moyens, il est des fins qui exigent que l’on mette de côté tel ou tel jugement de valeur morale porté sur les moyens. La paix, la culture et la justice du monde, en l’espèce, ne pourraient d’ailleurs qu’y retrouver leur compte puisque seule une Europe puissante et sachant se faire respecter pourra assurer de nouveau la puissance et le respect de certaines valeurs humaines qui n’ont rien à faire en politique mais que l’on aimerait retrouver dans les autres aspects de la vie sociale. Ces diverses valeurs humaines, dont la plupart ont été patiemment modelées par l’Europe, ont faibli avec leur patrie d’origine. Il ne faut en effet pas hésiter à le proclamer : les U.S.A. et l’ex U.R.S.S., en prenant la direction du monde, l’ont avili.

De Machiavel à Clausewitz, en passant par Kissinger, il n’y a eu vraiment rien de nouveau sous le soleil de la politique ; rien, à cette exception près que Machiavel est devenu américain dans notre monde dit libre.